Le plus grand trésor archéologique légué à la Grèce moderne subit-il une dégradation substantielle ou fait-il l'objet d'une adaptation acceptable aux besoins de son développement touristique? © BELGA IMAGE

L’Acropole, à Athènes, chantier de la discorde

Les intérêts de l’industrie du tourisme nuisent-ils à la défense du patrimoine? Les intentions de l’architecte en chef servent-elles le projet nationaliste du gouvernement? L’installation d’une dalle de béton au sommet de l’Acropole, à Athènes, n’en finit pas de déchaîner les passions.

Un article de Fabien Perrier à Athènes.

« Les dommages au sommet de l’Acropole sont évidents. Il faut y mettre un terme. » Le directeur de l’ONG World Heritage Watch, Stephan Doempke, est en colère. Selon lui, les travaux réalisés fin 2020 ont abîmé la Roche sacrée qui domine Athènes. Plus de 3 800 personnalités académiques de renommée internationale ont signé une pétition titrée « L’Accropole en danger ». Sur les réseaux sociaux fleurit le mot clé SOS-Acropole. Même le Conseil international des monuments et des sites (Icomos), qui conseille l’Unesco où est classé le monument, exprime « ses sérieuses préoccupations concernant les interventions ayant lieu à l’Acropole d’Athènes ». Depuis huit mois, la vieille dame se retrouve au coeur d’une polémique mêlant archéologie, mémoire et politique.

Notre objectif était que le monument devienne accessible aux personnes à mobilité réduite.

Lina Mendoni, la ministre de la Culture et des Sports du gouvernement de Kyriakos Mitsotakis (Nouvelle Démocratie, droite), a diligenté ce lifting, confié à Manolis Korrès, président du Comité de restauration et de conservation des monuments de l’Acropole, et architecte en chef des travaux. Désormais, une dalle de ciment, large et surélevée par rapport à la surface antique, recouvre une part de ce plateau de 27 000 m2. Le chemin aux allures de piste cyclable trace la voie pour se déplacer entre les monuments du site: le Parthénon, l’Erechthéion, le temple d’Athéna Nikè… A certains endroits, il repose sur du béton armé. Pourtant, « l’Acropole d’Athènes est l’expression suprême de l’adaptation de l’architecture à un site naturel« , précise la fiche de l’Unesco.

Travail industriel?

Quand Tasos Tanoulas, historien de l’architecture, restaurateur en chef de l’Acropole pendant quarante ans, a vu le résultat, il a eu « un véritable choc ». Il se souvient: « Quand je dirigeais les travaux, nous les faisions à la main. » Par respect du lieu, des pierres et de l’histoire. Dans l’Antiquité, les chemins sur l’Acropole étaient tracés sur le rocher affleurant, sculpté à plat. Mais la formation de cavités naturelles rendait le lieu glissant. En 1977, en accord avec la Comité de restauration et de conservation des monuments de l’Acropole, l’architecte et archéologue Ioannis Travlos décide de les combler par une voie en ciment de cinq mètres de largeur au maximum. La nouvelle dalle est parfois large de plus de huit mètres, voire de près de quinze mètres devant les Propylées. Tout semble avoir été fait de façon quasi industrielle.

« Que ce soit en matière de superficie, de volume, de rapport à l’environnement et aux monuments, ou dans leur effet visuel, les nouvelles chaussées n’ont rien à voir avec celles imaginées par Ioannis Travlos », précise la présidente de l’Association des archéologues de Grèce, Despina Koutsoumba. La deuxième phase des travaux à venir pourrait comprendre la destruction de la porte Beulé, située à proximité des Propylées, construite par les Romains au IIIe siècle. Selon les pétitionnaires, ces changements constituent « une dévalorisation, une dissimulation et une dégradation du plus grand trésor archéologique qui a été légué à la Grèce moderne ».

Pour les autorités déplorant les centaines d’accidents annuels, rénover les sentiers conçus il y a cinquante ans et réaménagés en 2012 est un impératif. Pour environ 1,5 million d’euros, en collaboration avec la Fondation Onassis, ont été aménagés la dalle, un éclairage nocturne, un ascenseur pour handicapés sur le flanc du rocher, un meilleur drainage. « Notre objectif était que le monument, symbole de la civilisation occidentale […] devienne accessible aux personnes à mobilité réduite« , a justifié Lina Mendoni. Mais l’ascenseur débouche sur une sente problématique pour des personnes handicapées: à certains endroits, elle surplombe de plus d’un demi-mètre la roche originale et est ponctuée de nids-de-poule. En outre, la pente de parfois plus de 14% rend la piste peu accessible aux fauteuils roulants. La ministre crie, elle, à la récupération politique. En juillet dernier, elle a donc convié au sommet les athlètes paralympiques pour témoigner du bien-fondé des aménagements. Quant à l’architecte Manolis Korrès, il revendique l’utilisation du béton, « matériau proche de la nature », et s’est dit « pleinement satisfait » du résultat. Il affirme même que « toute la surface peut être enlevée en une journée si besoin car il y a une membrane entre le rocher et le ciment ».

A l'origine des aménagements de l'Acropole, la ministre de la Culture et des Sports Lina Mendoni réfute toute intention politique.
A l’origine des aménagements de l’Acropole, la ministre de la Culture et des Sports Lina Mendoni réfute toute intention politique.© BELGA IMAGE

Défaut de concertation

Alors pourquoi, le 2 août, l’Icomos s’est-il dit « profondément préoccupé par les informations reçues d’experts grecs, et discutées dans la presse du monde entier »? Pour Despina Koutsoumba, « il est tragique que les réalisations n’aient quasiment rien à voir avec l’étude qui a servi de base pour leur approbation et leur mise en oeuvre ». Elle tranche: « C’est un crime contre l’Acropole! » L’archéologue Eleni Methodiou, ancienne vice-présidente du Comité du patrimoine mondial de l’Unesco, explique: « Le gouvernement aurait dû soumettre à l’Unesco une étude préalable avec les plans, les matériaux, etc. Il ne l’a pas fait: c’est un manque de sérieux et un non-respect de la convention de l’Unesco. » Dans le fond, « c’est une question politique. Le gouvernement a décidé qu’il pouvait ignorer l’Unesco », affirme-t-elle.

Le choix du Ve siècle av. J.-C. est idéologique. Il s’inscrit dans le discours nationaliste et colonialiste qui prône ce siècle comme un âge d’or pour l’Occident et pour le récit national grec moderne.

Pour d’autres, cette dalle serait un premier pas pour une commercialisation du site. En 2019, plus d’un million de visiteurs l’ont foulée. « Sa capacité d’accueil est vraiment dépassée », estime Yannis Hamilakis, professeur d’archéologie et d’études grecques modernes à l’université Brown, aux Etats-Unis. Une telle fréquentation est une aubaine dans un pays dont le tourisme représente un quart du PIB. Dans ce contexte, cette voie aux airs d’autoroute permettrait « de réduire le temps d’attente des touristes aux guichets, de leur faire faire plus vite le tour du monument et d’augmenter le flux de visiteurs« , précise Despina Koutsoumba. Elle prône une autre organisation qui pourrait reposer « sur une régulation des entrées, avec une prise de rendez-vous pour visiter, comme cela se fait dans de nombreux musées, et sur un étalement des heures d’ouverture. C’est un choix politique qui n’a pas été fait. » Pour Yannis Hamilakis, spécialiste des « ruines grecques » (1), « la solution est d’élaborer un plan global pour gérer une telle fréquentation et répondre aux besoins des personnes handicapées, tout en respectant l’importance historique de ce paysage monumental multiculturel et multitemporel ».

Une période valorisée

Car l’Acropole illustre les millénaires traversés par ce petit bout d’Europe entre l’Orient et l’Occident qu’est la Grèce. Probablement habité dès 5000 av. J.-C., le plateau, alors centre politique, est agrandi entre 1250 et 1230 av. J.-C. par la construction d’une imposante muraille, de trois à quatre mètres d’épaisseur. Dans la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C., Périclès conçoit le projet grandiose de réaménager l’Acropole selon un plan d’ensemble. Sont alors construits le sanctuaire d’Artémis Brauronia, le Parthénon, ou l’Erechthéion. « Pendant les périodes byzantine et ottomane, le site était également très important mais comme château et lieu de culte », rappelle Yannis Hamilakis. Les différents usages du Parthénon en sont la preuve. « Les chrétiens, à la fin de l’Antiquité, s’approprièrent le monument abandonné », note ainsi François Queyrel, qui enseigne l’archéologie grecque à l’Ecole pratique des hautes études (2). Puis, vers 1460, « l’église fut convertie en mosquée ; un minaret remplaça le clocher », précise-t-il. Et quand, les nazis dressèrent leur drapeau sur l’Acropole, deux jeunes Grecs, Manolis Glezos et Lakis Santas, l’ont escaladée pour l’en détacher, le 30 mai 1941… acte fondateur de la résistance. Bref, cet espace fait voyager dans le temps, de la préhistoire à nos jours.

Mais Manolis Korrès veut « mettre de l’ordre dans ce chaos », selon The Guardian. « Tout aménagement d’un site historique nécessite de se poser des questions: faut-il privilégier une période? Ne pas intervenir? Bref, toute intervention implique un parti pris« , indique François Queyrel, qui « fait confiance à Manolis Korrès, éminent spécialiste de l’Acropole. » Mais pour les pétitionnaires, le projet vise d’abord à mettre en oeuvre la vision de Manolis Korrès et fige l’Acropole dans une époque, le Ve siècle av. J.-C. « D’un point de vue historique et archéologique, aucune période n’est plus importante qu’une autre, souligne Yannis Hamilakis. Mais le choix du Ve siècle av. J.-C. est idéologique. Il s’inscrit dans le discours nationaliste et colonialiste qui prône ce siècle comme un âge d’or pour l’Occident et pour le récit national grec moderne. » Il affirme que ce rêve nationaliste et colonialiste converge avec la volonté du gouvernement actuel, qui se positionne régulièrement en défenseur de la « grécité » dans sa politique migratoire ou encore face à la Turquie. La polémique autour de l’Acropole montre, en tout cas, qu’elle reste un lieu hautement politique.

(1) The Nation and its Ruins. Antiquity, Archaeology, and National Imagination in Greece, par Hamilakis Yannis, Oxford University Press, 2007.

(2)Le Parthénon. Un monument dans l’Histoire, par François Queyrel, Omnia Poche, 2020.

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