Angela Merkel © REUTERS

« La politique migratoire de Merkel n’a rien à voir avec des principes moraux »

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Si la gauche veut encore faire front à la droite radicale, elle doit de toute urgence se débarrasser de sa « fausse morale » dans le débat sur la migration. C’est la vision de Wolfgang Streeck, sociologue allemand de renommée internationale.

Streeck est cofondateur d’ « Aufstehen », un mouvement nouvellement fondé qui, soutenu par plus de 100 000 partisans, souhaite unir les partis de gauche allemands autour d’un discours critique à l’égard de la migration.

Ses analyses caustiques sur le déclin du capitalisme et de l’Union européenne ont résonné bien au-delà des frontières de l’Allemagne et de son camp idéologique. Wolfgang Streeck, ancien directeur de l’Institut Max-Planck pour l’étude des sociétés à Cologne, est un penseur strict et à contre-courant, y compris en matière de politique migratoire.

Il y a longtemps que le sociologue proteste contre la politique migratoire généreuse de la chancelière Angela Merkel (CDU). En ce sens, il n’était guère surprenant que Streeck rejoigne immédiatement Aufstehen, un mouvement tenu au-dessus des fonts baptismaux la semaine dernière par Sahra Wagenknecht, la figure de proue de Die Linke, à peu près l’homologue allemand du PTB belge. Lors de la présentation de presse, Wagenknecht a immédiatement établi le lien avec l’actualité. Des déraillements tels que la manifestation à Chemnitz, en Allemagne de l’Est, montrent à quel point une telle alternative de gauche est nécessaire. Aujourd’hui Le climat est « brut », estime Wagenknecht. Wolfgang Streeck partage son avis. Dans son bureau à Cologne, il essaie, à coup d’analyses assénées à la vitesse d’une mitraillette, d’expliquer comment la situation a pu dégénérer à ce point.

D’où vient selon vous cette explosion de colère radicale de droite à Chemnitz?

On trouve cette colère partout en Europe. La particularité des confrontations à Chemnitz, c’est le contexte. Un sociologue qualifierait la situation en Allemagne de l’Est d' »anomique »: un monde ancien a été détruit et un monde instable et incertain a pris sa place. Cette incertitude est sans aucun doute due en partie au marché du travail. Aucune société cotée en bourse n’a son siège à l’Est, et l’avenir de l’un des employeurs les plus importants, les centrales de lignite, est tout sauf certain. En outre, en tant que sociologue, j’examine également des indicateurs tels que la vie associative et l’ancrage politique. A l’Est, très peu de personnes sont affiliées à un syndicat. De plus, vous voyez que les deux grands partis du centre allemand, le SPD et le CDU, n’existent pas vraiment. Ils prétendent être un parti politique, mais en essence ils jouent une pièce de théâtre.

Que voulez-vous dire par là?

Un parti comme le CDU n’est pas ancré dans la société. Il n’a pratiquement aucun membre et ne trouve donc aucun candidat local intégré au parti et au programme. Si le climat change soudainement, des politiciens comme Michaël Kretschmer (CDU), le ministre-président de Saxe, sont tout simplement incapables de maîtriser la situation. Sur le plan politique, l’Est du pays, l’ancienne région de la RDA, est un désert. Le seul parti traditionnel est Die Linke, mais ce dernier est maintenant dépassé par l’AfD, qui y est en passe de devenir la force politique la plus puissante.

L’AfD a probablement encore moins de racines dans cette société que le CDU.

C’est vrai. C’est un parti de protestation typique qui, hormis certains clubs radicaux d’extrême droite, n’a pas de noyau. Cela signifie que ces partis peuvent s’effondrer aussi rapidement que ce qu’ils se sont développés.

Il est frappant de constater que dans votre analyse, vous ne citez pas d’abord la politique de migration.

Bien entendu, cette question joue un rôle très important, mais comme je l’ai déjà dit, à cet égard, l’Allemagne n’est certainement pas une exception européenne. L’Allemagne a également une longue tradition dans le domaine de la migration. Nulle part dans le monde, il y a une communauté turque aussi importante. Pendant longtemps, cela s’est très bien passé. Jusqu’à ce qu’en 2015, pendant la crise des réfugiés, on comprenne que le gouvernement ne maîtrisait plus la situation. Alors, en tant que politicien, on peut dire que tout va bien, mais ce n’est pas ce que beaucoup de personnes ressentent. Elles regardent vers l’avenir, voient de plus en plus de migrants arriver et craignent que ce flux ne prenne jamais fin.

Peut-on dire qu’Aufstehen tente de persuader l’électeur effrayé de l’AfD de voter à gauche?

Ce n’est pas si simple. Je le vois plutôt comme un moyen de sortir du drame politique allemand. En Allemagne, il existe une polarisation entre une « fraction de frontière ouverte », qui manifestement effraie beaucoup de gens, et l’AfD, qui réagit à cette peur et promet un arrêt de la migration. Je vois Aufstehen comme un mouvement qui se développe entre ces deux pôles dans une proposition de politique migratoire ordonnée et juste.

La politique de migration allemande ne se situe-t-elle pas déjà entre ces deux pôles?

(vivement) La politique actuelle est avant tout une politique complètement irrationnelle! Pour donner un exemple: un demandeur d’asile expulsé après un crime peut revenir dans le pays sans aucun problème. C’est complètement absurde, non?

Aufstehen suppose que la politique de frontières ouvertes éloigne surtout des électeurs. Mais un parti favorable aux frontières ouvertes comme le Grünen progresse de manière aussi remarquable dans les sondages que l’AfD.

Seul l’AfD s’oppose à la migration, ce qui, pour l’électeur de gauche vert, est immoral. D’autre part, il y a la politique de la frontière ouverte, encore professée dans les discours d’Angela Merkel. Cette polarisation morale empêche tout débat sérieux. Elle est aveugle à la réalité. Après la crise de 2015, lorsqu’un million de personnes sont entrées dans le pays en à peine sept mois et sans aucun débat démocratique, on y a mis fin. Dans ce but, Merkel a conclu des accords discutables avec la Turquie et plusieurs pays africains. La vérité c’est que Merkel a joué le jeu politique. Elle a d’abord surfé sur les vagues de la Willkommenskultur, puis elle tourné casaque. Cette politique n’a rien à voir avec la moralité. Encore moins avec la rationalité.

Comment Merkel a-t-elle pu faire face à la crise en 2015?

Dans une démocratie parlementaire, vous vous attendez à ce que des questions aussi cruciales fassent l’objet d’un débat parlementaire. Ce n’est que dans des cas exceptionnels que le débat n’a lieu qu’après la décision. Si cette crise était effectivement une exception, la question reste de savoir pourquoi, dans les semaines qui ont suivi sa décision, il n’y a pas eu de débat sur la manière de procéder. Il n’y avait qu’une rhétorique ouverte, résultant en une insatisfaction croissante et un AfD imparable. Je pense qu’on peut reconquérir ces électeurs, qui viennent en grande partie du SPD et de Die Linke. Mais cela n’est possible que si ces partis s’éloignent de la fausse morale de la rhétorique de frontières ouvertes.

Vous utilisez systématiquement le terme de groupe parlementaire de frontières ouvertes. Vous pourriez également parler d’un groupe qui respecte les droits de l’homme et les Conventions de Genève.

Le droit à la migration ne figure dans aucune convention. Les réfugiés de guerre ont droit à l’accueil, mais il n’est écrit nulle part que ce droit est éternel ni où devrait avoir lieu cet accueil. Vous connaissez peut-être l’expert anglais en migration Paul Collier? Il a calculé qu’héberger un Syrien en Allemagne coûte 135 fois plus cher que de l’accueillir dans un pays voisin. Tout comme Collier, je dis: assurez un meilleur accueil dans la région. Construisez des infrastructures, des écoles, des hôpitaux et assurez du travail. À côté de cela, l’accueil en Europe devrait rester possible, mais organisé en fonction de priorités claires. Une femme dont le mari a été tué et qui a trois jeunes enfants est une réfugiée prioritaire qu’il faut pouvoir faire venir. Quoi qu’il en soit, c’est une manière de sélectionner plus correcte que ce qui s’est passé en 2015: seuls ceux qui étaient assez forts pour traverser les Balkans à pied sont arrivés ici. C’était de facto une sélection fondée sur la force physique et, donc, tout sauf une politique morale noble fondée sur les droits de l’homme.

Vous pourriez également définir Aufstehen comme un mouvement qui tente d’unir le populisme économique de gauche au populisme identitaire de droite.

(agacé) Ce genre de critique est caractéristique du climat polarisé actuel. Quiconque se prononce en faveur d’une migration contrôlée est immédiatement poussé dans le coin des populistes de droite et de xénophobes. Nous ne sommes pas contre la migration. Nous sommes contre un afflux d’un million de nouveaux migrants en sept mois. Ces vagues détruisent non seulement le climat politique mais aussi le système scolaire et le bas du marché du travail.

Vous écrivez dans vos livres que sous sa forme actuelle l’Union européenne est vouée à l’échec.

Je constate que même les gouvernements nationaux ont de plus en plus de difficultés à mener seuls une politique économique et sociale crédible. Ils n’ont plus les moyens de tenir leurs promesses.

Comment cela?

De plus en plus, on voit la souveraineté se déplacer vers les régions. Je l’appelle la tendance à fragmenter. Vous Belges le savez depuis longtemps, mais on constate aujourd’hui que la fragmentation gagne également du terrain en Catalogne, en Écosse et dans le nord de l’Italie. Par le passé, les États-nations étaient principalement unis par des gouvernements qui pouvaient éliminer les inégalités régionales en soutenant les industries ou les secteurs locaux. Mais pour pouvoir payer ces transferts, ils ont évidemment besoin de recettes fiscales.

Dans une économie mondialisée, il y a de moins en moins à ramasser pour ces gouvernements, ce qui complique le financement de ces mécanismes de solidarité et l’apaisement des conflits régionaux. Cela donne une fragmentation des deux côtés. D’une part, il y a les régions florissantes telles que la Flandre et la Catalogne. Elles veulent se fragmenter parce que ces autres régions ne leur coûtent que de l’argent. Mais cela fonctionne aussi de plus en plus dans l’autre sens: pourquoi une région plus pauvre voudrait-elle rester dans l’État-nation si cette dernière n’a plus grand-chose à offrir?

Une Union européenne plus forte, dotée de plus de pouvoirs sociaux, ne peut-elle pas justement constituer une réponse à cette fragmentation?

Cela me semble un scénario peu crédible. On ne peut tout de même pas poursuivre la même politique sociale en Belgique et en Roumanie, par exemple? Même la crise migratoire ne peut être abordée au niveau européen. Les institutions européennes ne semblent pas se rendre compte que l’Europe ne peut fonctionner que comme une plate-forme de coopération où les gouvernements nationaux peuvent décider eux-mêmes. Avec des ambitions supranationales, tout le projet européen va à sa perte.

Comment voyez-vous évoluer l’UE?

C’est une question difficile, mais quand je regarde le modèle suisse et comment ce pays fonctionne aujourd’hui, je me dis que ce n’est pas si bête. Ou regardez les plus petits États-nations qui ne font pas partie de l’union monétaire, tels que le Danemark et la Suède. S’en sortent-ils si mal?

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