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Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme: « Le complotisme a quelque chose de religieux » (entretien)

Dans Le Grand Récit, Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme, décrypte le discours des nouvelles idéologies qui dominent le débat public: complotisme, déclinisme, « bullshitisme », djihadisme. Une étude éclairante et salutaire qui tombe à pic.

Parmi ses pairs, l’homme détonne. A rebours de l’image que l’on peut se faire de l’historien – barbe fournie, sexagénaire, conciliant, éthos et ton modérés, défense de thèses prudentes -, Johan Chapoutot, lui, est quadragénaire, irrévérencieux, clivant, audacieux. En 2006, alors âgé d’à peine 28 ans, le jeune provincial fait une entrée fracassante dans les prestigieuses sphères universitaires parisiennes grâce à une remarquable thèse qui démontre l‘instrumentalisation de l’ Antiquité gréco-romaine par le régime nazi (Le Nazisme et l’Antiquité, PUF). Mais c’est en 2020 que le grand public le découvre à la faveur d’une polémique qui agite des semaines durant les pages Culture et Débats des plus grands titres: dans Libres d’obéir (sous-titré Le management, du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, 176 p.), en retraçant le parcours du général SS Reinhard Höhn, il établit un parallèle entre les méthodes de management contemporaines et celles du nazisme. La presse s’enflamme. Chapoutot tient bon et assure sereinement la promotion de son livre.

Les confinements ont permis à beaucoup de réfléchir à leur manière d’être au monde, et de prendre conscience de la vacuité de leurs choix.

Avec Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps, le professeur à la Sorbonne sort de sa zone de confort, l’histoire du nazisme, et propose un essai de « métahistoire ». Il y dresse une cartographie de ces « isthmes » et « ismes » du contemporain qui minent le débat public: complotisme, déclinisme, djihadisme, « bullshitisme ». Aussi nocifs qu’ils soient, Johann Chapoutot met en garde contre les postures morales et appelle à les prendre au sérieux.

Bio express

  • 1978: Naissance à Martigues, dans le département des Bouches-du-Rhône.
  • 2006: Soutenance de sa thèse en histoire, Le National-socialisme et l’ Antiquité.
  • 2008: Publication de son premier ouvrage, Le Nazisme et l’ Antiquité, tiré de sa thèse (PUF).
  • 2013: Habilitation à diriger les recherches.
  • 2020: Publication d’un ouvrage remarqué et fort commenté: Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui (Gallimard).
  • 2021: Publication du Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps (PUF).

Dès l’abord, votre ouvrage interpelle par son sous-titre, qui peut paraître contradictoire: « Introduction à l’histoire de notre temps ». Quel est l’enjeu de faire une histoire du présent?

Notre temps ne se réduit pas au présent, au sens augustinien du terme – cette mince interface entre le moi, le passé et l’avenir, cette membrane évanescente à laquelle nos contemporains, par les chaînes dites d' »information en continu », semblent désespérément vouloir donner une consistance. En regardant du vide, hypnotisés par l’écran, ils brassent du néant au carré, avant d’en rajouter une troisième dimension, en commentant du bavardage sur les réseaux dits « sociaux ». Par « notre temps », j’entends une séquence plus longue, dont je pose l’entame entre 1914 et 1918. On pourrait remonter plus loin: pour la France en 1789, pour l’ Allemagne dans les années 1520, ou en 1871, selon la pondération que l’on attribue aux différents phénomènes religieux, technico-économiques… Appelons la modernité une quête de sens et une inscription dans un récit qui n’est plus forcément « religieux » au sens de transcendant.

Cette quête de sens est un fil conducteur de votre étude, depuis le providentialisme jusqu’aux récits du présent, en passant par les grands récits. Comment expliquez-vous qu’elle soit si essentielle pour l’humain?

Mes collègues psychiatres, psychanalystes, anthropologues, philosophes ou théologiens l’expliquent très bien. Je constate, tout simplement, avec l’écrivain Nancy Huston, que nous sommes une « espèce fabulatrice », de la naissance – quête de l’origine et contes du soir – à cette mort à soi et au monde que représente la neurodégénérescence de type Alzheimer – plus de mémoire, plus de récit, plus de sujet. L’historien constate aussi que le grand récit livré par l’Eglise catholique s’est dissous depuis la Réforme, puis les Lumières, le positivisme du XIXe siècle et la Grande Guerre, avant de disparaître totalement dans les horreurs du XXe siècle. L’ évidence de la transcendance a laissé la place à des discours immanents puissants, qui n’étaient pas des « idéologies », mais des « religions séculières », pour reprendre la formule de Raymond Aron (NDLR: philosophe libéral français (1905 – 1983), auteur de L’ Opium des intellectuels , 1955).

Vous démontrez qu’après les crises majeures (la Grande Guerre, par exemple), la société traverse une « crise du sens ». La pandémie de Covid vous semble-t-elle exacerber le vide de sens laissé par le déclin des « religions séculières »?

Il est trop tôt pour formuler un diagnostic, mais il me semble, au contraire, que nos contemporains opèrent une recharge de sens. Pas au niveau macropolitique, où le désenchantement domine, mais à l’échelon microsocial, dans les réflexions et les choix de vie). Les confinements auxquels nous avons été soumis ont permis à beaucoup de nos contemporains de réfléchir à leur manière d’être au monde, et de prendre conscience de la vacuité de leurs choix: tout semblait superflu, secondaire et inutile, sauf le soin, la réflexion, la lecture et le potager!

La bêtise est un facteur à ne pas négliger, pour l'historien. A l'image de ce rassemblement, à Dallas, de centaines d'individus venus attendre le retour du fils de John Kennedy, pourtant décédé en 1999.
La bêtise est un facteur à ne pas négliger, pour l’historien. A l’image de ce rassemblement, à Dallas, de centaines d’individus venus attendre le retour du fils de John Kennedy, pourtant décédé en 1999.© Clayton Neville/Twitter

La promesse d’émancipation et de progrès est l’un des grands métarécits du XXe siècle. Aujourd’hui, il faut reconnaître qu’elle a du plomb dans l’aile. Peut-on, et est-il souhaitable, de la réhabiliter?

La faillite d’un certain récit de progrès est éclatante: cette conception naïve de « croissance » de l’extraction, de la production et de la consommation, outre qu’elle était, et demeure, bête et brutale (les générations futures seront stupéfaites de nous voir danser autour de pourcentages), a provoqué le désastre de la civilisation thermo-industrielle qui, en nous précipitant dans l’anthropocène, a gravement mis en danger l’habitabilité de la Terre et, donc, notre propre survie. Le progrès, dès lors, doit retrouver son étymologie: faire un pas en avant hors de ce cauchemar imbécile, pour retrouver notre humanité, cesser d’être des machines « performantes » ou des « ressources » et redevenir des êtres pensants, qui s’interrogent sur les fins (à quoi bon produire? ) au lieu de passer son temps à calculer des moyens.

Parmi les « religions séculières » du XXe siècle (communisme, libéralisme, fascisme et nazisme), le néolibéralisme semble mieux résister. Comment l’expliquez-vous et comment voyez-vous l’avenir de cette doctrine à l’aune des enjeux de notre siècle?

Le néolibéralisme n’intéresse absolument personne, au sens où le communisme soulevait d’enthousiasme des masses entières, au sens où le fascisme et le nazisme savaient mobiliser et motiver. Le néolibéralisme est une conception du monde froide et cynique, propre à certaines élites qui, comme le montre Grégoire Chamayou (NDLR: auteur de La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire , 2018), ont décidé, dans les années 1970, de rendre une « société ingouvernable » car travaillée par les revendications émancipatrices des femmes, des Juifs, des Noirs, des jeunes, des ouvriers, des paysans, des gays… à nouveau gouvernable. L’ idée est simple: on laisse le marché tout gouverner, on désengage massivement l’Etat à la seule exception de la force « publique », qui est conservée à titre de garante d’un ordre qui permet la circulation des biens et des services et de dégagement d’un taux de profit maximal. Cette configuration tient, car il y a alliance objective entre les puissances privées (les Gafam qui se soustraient à l’impôt, par exemple) et des gouvernants qui épousent leurs fins, par cynisme revendiqué ou par bêtise, plus sûrement en raison des deux.

Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme:
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Comment bâtir un grand récit fédérateur du XXIe siècle qui soit en mesure de contrecarrer les « ismes » que vous documentez? La cause environnementale vous semble-t-elle suffisamment forte pour être le ciment du grand récit du XXIe siècle?

Je ne pense pas que l’on puisse encore penser en ces termes: grand récit, grande nation, grand dessein, etc. L’ adjectif et le substantif (grandeur) me semblent obsolètes, car ils sont solidaires d’un imaginaire dépassé. J’en reviens à cette disjonction entre le macropolitique, en voie de déshérence, et le microsocial, qui se joue à la hauteur de la réflexion individuelle. Ce qui ne veut pas dire solitaire, au contraire: par la culture, le travail de l’intelligence, de la réflexion, on cultive cette empathie et cette rationalité élémentaire qui nous font prendre conscience que nous sommes des êtres sociaux, donc solidaires. En arrière-plan de tout cela, il y a en effet la prise de conscience quasi planétaire de notre finitude, de l’absurdité d’un monde qui se suicide à coups de « performance » et qui est assez stupide pour rémunérer grassement la violence et la cupidité des traders, des exilés fiscaux, etc. et dévaluer l’activité de celles et ceux qui aiment et aident leurs contemporains, comme les instituteurs ou les infirmiers.

Pour des gens en détresse, en quête désespérée d’explication et de réconfort, les bénéfices du complotisme sont immenses.

Aujourd’hui, les « ismes » du contemporain (complotisme, djihadisme, etc.) occupent une position prééminente. A quoi est dû leur succès selon vous?

Il faut bien trouver un sens au chaos. La faillite des grands récits, à la lumière de cet effondrement du discours marxiste d’Etat qui a précédé de peu la dislocation de l’empire soviétique, n’a pas effacé cette tension que nous ressentons tous quand nous disons, par exemple, « mais que se passe-t-il? » ou « à quoi ça rime, tout ça? ». Force est de constater que, face à la violence des destins sociaux individuels ou collectifs, le complotisme jouit d’un bel avantage.

Dans votre livre, vous reprenez les mots de l’universitaire américain Ethan Zuckerman: « Nous croyons souvent, de manière erronée, que les théoriciens du complot sont des esprits dérangés: c’est tout le contraire. »

Il voit juste: le complotiste moyen est moins dérangé, au sens psychiatrique. Tout est en ordre, à sa place: il y a des coupables, des mobiles, des complices, des liens de cause à conséquence. C’est très satisfaisant pour l’esprit. Ajoutez à cela que, par l’élucidation du réel, voire par la révélation de la vérité, vous entrez dans une communauté d’initiés, plus intelligents que le commun des mortels: les bénéfices intellectuels et psychologiques du complotisme sont immenses, surtout pour des gens en détresse, esseulés devant leur écran, en quête désespérée d’explication et de réconfort. Il reste que les esprits foncièrement dérangés existent! Un simple coup d’oeil aux actualités américaines permet de le constater, entre effarement et fou rire: ainsi d’un rassemblement de centaines d’individus qui ont attendu, à Dallas, le retour du fils de John Kennedy, mort en 1999, voire la réincarnation du père en Keith Richards, lors d’un concert des Rolling Stones dans cette même ville début novembre 2021, suscite forcément la consternation et conforte l’hypothèse que la bêtise est un facteur à ne pas négliger. Cela dit, entre le besoin d’élucider le réel, l’attente messianique, la quête d’un entre-soi communautaire et la relative imperméabilité au réel, on voit bien tout ce que le complotisme a de religieux: c’est un phénomène de foi classique, dont l’ Eglise n’est plus un magistère surplombant, mais un réseau de cerveaux en peine. Une structure qui n’est plus verticale, mais rhizomatique. Difficulté supplémentaire: les complots existent bel et bien! En droit, cela s’appelle l’association de malfaiteurs, et c’est puni par le Code pénal. Les policiers et magistrats démontent et condamnent des complots tous les jours, les journalistes associés en consortiums internationaux pour exploiter les riches données des différents « leaks » ou « papers » (Panama Papers, Pandora Papers…) qui révèlent l’ampleur démentielle de la fraude à l’impôt, le savent bien, tout comme les historiens. Il y a cependant une différence, voire un monde, entre la révélation nécessaire des associations de malfaiteurs, et leur juste sanction, et l’herméneutique délirante du complot judéomaçonnique, judéo- communiste, islamogauchiste, covidiste ou que sais-je encore. Dans le premier cas, une intelligence critique est à l’oeuvre. Dans le second, une quête éperdue de sens, armée par une rationalité folle, qui mouline de la « preuve » à partir de rien.

(1) Le Grand Récit. Introduction à l'histoire de notre temps, par Johann Chapoutot, PUF, 384 p.
(1) Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps, par Johann Chapoutot, PUF, 384 p.

La montée de l’extrême droite ne s’explique- t-elle pas, en partie du moins, par le fait qu’elle met plus de « sens » dans son discours? On songe, par exemple, à Eric Zemmour, qui convoque une certaine idée de l’histoire de France, parle de civilisation, etc.

L’ extrême droite porte, depuis ses origines contre- révolutionnaires, dans les années 1790, un discours de sens – tout s’explique par le complot maçonnique, puis judéomaçonnique – fortement imprégné de culture historique: le maître-livre de la contre- révolution, qui est en même temps un chef-d’oeuvre complotiste, ce sont les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, de l’abbé Augustin Barruel, un livre très savant, qui terrasse le lecteur par l’avalanche d’érudition qui le persille. Zemmour ébahit certains journalistes peu cultivés et un lectorat ignare par sa « culture ». Il suffit de l’écouter, cependant, pour se rendre compte que sa « culture », puisée au sein d’un mince corpus d’auteurs d’extrême droite (Jacques Bainville, Charles Maurras, Maurice Barrès) est non seulement superficielle mais aussi gorgée d’erreurs grossières. L’ équivalent arithmétique de son discours serait que deux et deux font 453… mais il prospère sur le désert néolibéral, qui n’a rien à offrir à personne, sauf à ces élites dont le sinistre foutriquet fabriqué par certaines chaînes de télévision est un représentant parvenu et enamouré.

En tant que spécialiste du nazisme, le parallèle qu’on établit entre son discours et celui du fascisme et nazisme de l’entre-deux-guerres vous semble-t-il fondé?

Le parallèle entre les situations et les discours des années 1930 et celles et ceux que nous vivons ou subissons est tentant, mais il me semble peu pertinent, pour une raison simple: les contemporains des années 1930 étaient les enfants d’une expérience anthropologique majeure, traumatisante, celle de la Grande Guerre, qui a donné un permis de tuer à quatre-vingts millions d’hommes mobilisés au combat. Le parallèle me semble plus fécond avec les années 1880-1890: longue période de paix, mondialisation et « modernisation », exode rural et mutations culturelles et sociales, xénophobie et peur de la « submersion » migratoire (les juifs de l’Est, les Italiens, les Polonais…). C’est du reste ce qu’a bien vu Gérard Noiriel dans l’essai qu’il a consacré à deux polémistes toxiques, Edouard Drumont et Eric Zemmour. Non contents de nous faire partager leurs angoisses, leurs complexes et leurs fantasmes, ces individus rencontrent, comme Trump ou Bolsonaro, une clientèle en demande d’apocalypse, de règlement de comptes et de merveilleux.

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