Hannelore Cayre. © JULIEN FAURE/BELGAIMAGE

Hannelore Cayre, romancière: « La justice traitera toujours les puissants mieux que personne »

Philippe Manche Journaliste

Après le succès du subversif et anarchiste La Daronne, l’auteure française signe avec Richesse oblige un roman noir insurrectionnel et jouissif. Celle qui est aussi avocate pénaliste s’inquiète en outre des écarts que les autorités s’autorisent avec le droit sous prétexte de crise sanitaire.

C’est peu d’écrire qu’avec La Daronne, son cinquième roman (l’histoire d’une traductrice d’écoutes télé- phoniques, payée au noir par le ministère de la Justice, qui détourne des kilos de cannabis provenant d’un go fast), Hannelore Cayre décloisonnait la littérature policière avec une plume virevoltante et acide en s’imposant comme une des voix les plus singulières du roman noir français. Dans Richesse oblige (1), Blanche de Rigny, la narratrice handicapée de ce providentiel et caustique nouveau roman, récolte illégalement de l’argent pour financer la cause écologique tout en décortiquant son arbre généalogique pour une plongée dans la France de 1870. Soit un ouvrage à cheval sur deux époques qui n’est pas sans faire écho à la pétaudière du monde d’aujourd’hui.

Si vous avez 10 000 euros, je vous sors de prison. Si vous ne les avez pas, vous y restez.

Parallèlement à la sortie de votre livre Richesse oblige, l’adaptation cinématographique de La Daronne, par Jean-Paul Salomé, avec Isabelle Huppert, devait également atterrir dans les salles, sortie avortée en raison des mesures de confinement. Comment gérez-vous cette frustration ?

C’est tellement une catastrophe que j’en suis venue à me marrer. J’ai travaillé comme une dingue de manière à ce que le livre sorte simultanément avec le film, tout en ayant écrit le scénario de La Daronne en même temps que Richesse oblige. Je ne suis pas dans la pire des situations. Il y a des gens qui crèvent de faim et qui n’ont pas de toit. Après, je prends ça comme tout le monde :  » C’est la merde !  »

Quelle est la genèse de cette adaptation ?

Je connais bien le milieu du cinéma. J’ai travaillé dans le financement, j’ai aussi réalisé quelques courts métrages et un long et écrit des scénarios. Comme je suis propriétaire des droits, j’ai eu beaucoup de demandes de réalisateurs francophones et j’en ai rencontré quelques-uns, dont Jean-Paul Salomé, qui connaissait très bien Isabelle Huppert. Cette dernière avait adoré La Daronne et était partante. Tout ce que je peux vous dire, c’est que lorsque j’ai vu le film achevé, je suis sortie de la salle abasourdie et stupéfaite par son côté politiquement incorrect.

Vous avez également eu une autre actualité ces dernières semaines avec la publication d’une tribune dans Libération où vous vous insurgiez contre les mandats de dépôt renouvelés de plein droit sous prétexte de Covid-19. Est-ce l’avocate pénaliste qui s’exprime ou la citoyenne ?

La citoyenne. Je trouve cela ignoble. Mais il y a plein d’autres choses qui passent en douce sous prétexte de Covid-19 dont on ne parle pas non plus. Comme l’épandage des pesticides à moins de cinq mètres des maisons. Tout d’un coup, c’est redevenu autorisé en France jusqu’à la fin juin. Pareil avec les mandats de dépôt.

Pourquoi est-ce une catastrophe ?

Parce que cela crée une insécurité juridique. L’article 16 de l’ordonnance du 25 mars prise par le gouvernement en conformité avec la Constitution et qui modifie la procédure pénale en France en vertu du confinement stipule que les durées maximales de détention provisoire de personnes qui ne sont pas encore jugées seront augmentées de trois mois. La ministre de la Justice Nicole Belloubet a adressé une circulaire d’interprétation qui n’a aucune valeur, ni juridique, ni législative. C’est-à-dire qu’une personne qui a un droit acquis à ce que sa situation soit réexaminée tous les quatre mois ne la verra pas réexaminée. C’est une atteinte aux libertés publiques. Concrètement, certains magistrats très répressifs ou d’autres attentifs au respect des libertés publiques organisent des débats et passent outre. C’est en cela que c’est une insécurité juridique, une véritable usine à gaz.

La sortie de l'adaptation cinématographique de La Daronne a dû être retardée en raison des mesures de confinement.
La sortie de l’adaptation cinématographique de La Daronne a dû être retardée en raison des mesures de confinement.© DR

La lecture de Richesse oblige a des effluves insurrectionnels. C’est tout sauf neutre en ce moment…

Le point de départ, c’est la lecture du traité de Thomas Piketty Le Capital au xxie siècle (Seuil, 2013 ) où il explique pourquoi Balzac, Zola et Flaubert (NDLR : des écrivains témoins de leur époque) ont écrit des livres qui ne parlent que d’argent. Il explique ensuite, graphique à l’appui, qu’on retrouve ce parfum de xixe siècle dans le monde actuel puisque la part de l’héritage dans le patrimoine qu’une personne accumule au cours de sa vie est exactement au même niveau en 2020 qu’en 1870 (NDLR : dans son essai, Thomas Piketty dénonce l’impact de l’héritage sur l’accroissement des inégalités sociales).

Vous rappelez dans ce livre qu’en 1870, les jeunes gens issus de familles pauvres recevaient de l’argent pour remplacer les fils de bonne famille à la guerre…

Tout ça paraît tellement normal, à l’époque, qu’un pauvre meure à la place d’un riche à la guerre parce qu’un riche est bien plus utile à la société qu’un pauvre.

Blanche de Rigny, la narratrice, est une personne handicapée et son état physique fait écho, d’une certaine façon, à votre grave accident de voiture au Chili en 1990…

C’est vrai que j’ai passé deux ans à l’hôpital. Je n’ai pas envie de m’étendre là-dessus mais oui, il y a un peu de moi dans Blanche de Rigny. Je trouve très important que des héros de livres soient des handicapés. Etre dans un hôpital de rééducation, c’est un peu comme rester chez soi en cette période de Covid-19. On est en dehors et on peut vivre sa marginalité totalement librement, qu’elle soit psychologique ou physique. Un hôpital de rééducation est un espace de liberté inimaginable. On peut être soi-même. Les gens sont tellement en miettes qu’il n’y a pas de paraître social. Paradoxalement, j’ai constaté que ce sont toujours les bourgeois qui se suicident et les gens du peuple qui survivent aux accidents. C’est vachement étonnant.

Dans un hôpital de rééducation, les gens sont tellement en miettes qu’il n’y a pas de paraître social.

Sur les dédicaces des exemplaires de presse de Richesse oblige, vous dites que c’est votre meilleur roman. Pourquoi pas le prochain ?

Non, parce que tout mon amour de la littérature du xixe – c’est ce que je lis principalement – est dans Richesse oblige. C’est un hommage à cette littérature. Je me suis amusée à pasticher cette langue du xixe pour être conforme à ce qui se disait à l’époque. Et ça, c’est le résultat d’années et d’années de lecture. C’est pour cela que je dis que c’est le meilleur. Je me suis vraiment arrachée les cheveux et j’ai pris beaucoup de plaisir, surtout avec la partie ancienne dans les dialogues, la façon dont on répondait, c’était cash. C’est inimaginable aujourd’hui.

Dans Richesse oblige comme dans La Daronne, il y a une colère sourde lorsque vous abordez la question de la famille. Est-il vrai que vous êtes intarissable et remontée dès que vous évoquez la vôtre ?

Oui, oui, je suis remontée. Mon enfance, elle est dans La Daronne. Et je suis remontée parce que je suis aussi une enfant de l’histoire. Elle n’a pas été très drôle, mon enfance. Aujourd’hui, je m’en fiche, j’ai 57 ans. Mais avec une mère qui a été dans les camps et un père pied-noir qui faisait des affaires, c’était assez difficile.

Votre métier d’avocate pénaliste vient-il de cette soif de justice ?

Je n’ai absolument pas soif de justice. Je n’en ai rien à foutre de la justice. J’ai soif de vérité. Ce n’est pas pareil. La justice, c’est du flan. On traitera toujours les puissants bien mieux que personne et ça ne changera jamais. Je veux bien qu’on fasse des choses mais je veux qu’on le dise. On verbalise. On a besoin des pauvres pour emballer des colis pour Amazon, il ne faut pas se leurrer. Comme on a besoin de Noires pour garder les enfants dans les familles blanches et on amène le politique chez soi. J’ai écrit un scénario sur les nounous noires à Paris. Les familles blanches ne veulent pas voir que ces femmes qui gardent leurs enfants ont elles-mêmes des enfants restés au pays à qui elles envoient de l’argent. La liberté, c’est quelque chose de tarifé, en justice. Mes trois premiers romans parlent de cela. Si vous avez 10 000 euros, je vous sors de prison. Si vous ne les avez pas, vous y restez. Les avocats qui forcent le droit à la faveur du Covid-19 sont des avocats sensibles aux libertés publiques, bien sûr, mais aussi des avocats payés très cher par les truands. On me reproche parfois d’ébranler certaines illusions à travers mes romans. Mais le monde ne sera pas plus solidaire une fois déconfiné.

(1) Richesse oblige, par Hannelore Cayre, Métailié Noir, 220 p.
(1) Richesse oblige, par Hannelore Cayre, Métailié Noir, 220 p.

Sur quoi travaillez-vous aujourd’hui ?

J’ai terminé Richesse oblige en septembre 2019 et rien que l’idée de me mettre derrière un ordinateur pour écrire un mot me dégoûte. Partout où je vais dans Paris, mes bouquins sont derrière des grilles fermées. Qu’est-ce que je pourrais avoir envie d’écrire ? Je n’ai pas du tout de projet et je n’en ai pas envie. Cela dit, j’ai écrit le scénario d’une bande dessinée, Malossol Beach, avec Pascal Valty aux éditions La Valtynière , pour une sortie en septembre prochain si tout va bien. C’est une espèce de récit futuriste sous pétard. Je me suis aussi intéressée à une étude sur la différence de taille entre les hommes et les femmes au cours de l’histoire. Je ne sais pas où ça va me mener mais ce sera peut-être un polar préhistorique, allez savoir…

Bio express

1963. Naissance le 24 février à Neuilly-sur-Seine.

1990. Accident de voiture au Chili.

1997. Prête serment comme avocate pénaliste au barreau de Paris.

2004. Sortie de son premier roman Commis d’office (Métailié).

2017. Sortie de La Daronne (Métailié).

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