Certains lient le cynisme antique aux décroissants, selon lesquels la croissance économique apporte davantage de nuisances que de bienfaits. © LAURENT PAILLIER/BELGAIMAGE

Diogène et le rejet de l’autorité : pourquoi il faut s’en inspirer aujourd’hui ?

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

L’homme au tonneau a inventé le refus de la civilisation, dénonçant l’hypocrisie et les conventions. Un cynisme antique très différent du cynisme moderne.

En voilà un qui vit comme il pense. Un philosophe en actes, pas un discoureur : Diogène enseigne par le geste et par l’exemple. On puise ainsi dans sa vie quantité de scènes et de répliques profondes. A Athènes, au ive siècle av. J.-C., à la porte des temples, à l’entrée des stades ou sous les portiques, les gens ont pris l’habitude de le voir déambuler partout, toujours pieds nus, quelle que soit la saison. A un passant qui l’interroge sur ce qui vieillit le plus vite chez les humains, il répond :  » la bienveillance « . A quelqu’un qui avait inscrit sur le seuil de sa maison  » Que rien de mauvais n’entre ici « , il commente :  » Mais le propriétaire de la maison, par où donc entrera-t-il ?  » Le fils d’une prostituée lui lance une pierre, il lui crie :  » Attention, mon gars, tu pourrais toucher ton père !  » Un chauve l’injurie, il rétorque :  » Je félicite tes cheveux d’avoir abandonné ta sale tête.  » Un marchand le menace du poing, Diogène réplique :  » Tu te trompes ! Quand on tend la main à ses amis, on ne ferme pas les doigts !  »

Qui il était

Tout le monde voit comme il se comporte. Et Diogène de Sinope (413 – 323 av. J.-C.) choque fréquemment. Les gens d’Athènes le voient se rouler dans le sable brûlant les jours de canicule et l’hiver s’accrocher à une statue glacée, histoire de s’endurcir, comme il dit. Mais ils ne s’habituent pas bien à le voir uriner n’importe où, encore moins se masturber dans la rue en disant que ce serait une bonne chose si  » on pouvait apaiser la faim en se frottant ainsi l’estomac « .

Aujourd’hui, on dirait de lui qu’il est complètement  » pété « . C’est que Diogène est le premier à pratiquer ce mode de vie dénommé cynique, à cause du lieu où se réunissent les adeptes de cette école, le Cynosarge, c’est-à-dire  » Au chien agile « . Et c’est bien lui le  » chien  » par excellence. Sa vie précaire, dépourvue de tout confort, errante, n’est pas le seul trait de cette analogie canine. Avec une violence de paroles ou de comportements, Diogène  » aboie  » et  » mord  » comme un chien peu commode pour faire peur et déranger : mendicité, ironie généralisée, ascèse personnelle, autonomie absolue, subversion de tous les codes ; il dénonce toutes les hypocrisies, remet en question toute forme de servitude à une règle.

Ce qu’il a laissé

Pour les philosophes antiques, le but de la vie, c’est le bonheur. La question est de savoir comment y parvenir. Mais Diogène, lui, est-il philosophe ? Sous les provocations, quelle est la doctrine ?  » Le cynisme se fonde sur une ascèse corporelle à finalité morale, et sur une vie entièrement basée sur l’accord entre idées et action « , explique Lambros Couloubaritsis, professeur émérite à l’ULB et membre de l’Académie royale de Belgique. Diogène traite ainsi Platon de  » bavard intarissable  » et juge que Socrate mène une existence de mollesse :  » Il s’enferme au chaud dans une maisonnette confortable, avec une femme aux petits soins, un lit douillet et d’élégantes pantoufles.  »

Pour Diogène, la philosophie est une esthétique de l’existence. Il se contraint à vivre à la dure. Il s’installe dans la réserve en terre du Métroôn. Il mendie quand il a vraiment trop faim. La vie bonne ne se conçoit pas hors du retour à la simplicité, la frugalité, la nature. Le plaisir doit être trouvé dans la satisfaction la plus directe et minimale des besoins élémentaires, loin de tout désir superflu, en dehors de la reconnaissance et des honneurs. Cela implique de renoncer à toute possession inutile et à s’exercer durement pour lutter contre les douleurs physiques et psychiques. Ce qui garantit la liberté et l’autarcie. Cette autosuffisance par rapport aux besoins créés par la société repose sur l’idée que l’état naturel de l’homme (même s’il est plein d’une spontanéité impudique) est supérieur à son état civilisé (marqué par le mensonge, la traîtrise et les hypocrisies qui l’aliènent).

Diogène : voilà un homme qui vit comme il pense.
Diogène : voilà un homme qui vit comme il pense.© JEAN BERNARD RESTOUT/BELGAIMAGE

Diogène, fils de banquier, vit comme un clochard, un manteau de grosse laine, toujours le même, et sa besace où il enfourne ce qu’il peut grappiller comme nourriture. Lui et son père, Hicésias, passent pour avoir trafiqué la monnaie de Sinope, leur cité, et avoir été forcés à l’exil, quand le subterfuge fut découvert. Diogène croyait bien faire. Il avait alors consulté l’oracle d’Apollon, qui lui avait répondu :  » Change la monnaie.  » N’aurait-il rien compris alors ?

C’est plus tard qu’il le réalise : ce n’est pas la monnaie qu’il doit falsifier mais les conventions, les valeurs traditionnelles, les normes, les interdits fondant la société. Il exerce alors son insolence, son franc-parler, sa verve pour montrer aux humains que tout ce qu’ils estiment, c’est du flan. Méprisant Alexandre le Grand, il le raille ; quand le roi lui demande ce qu’il peut faire pour lui, le cynique répond :  » Que tu t’ôtes de mon soleil !  »  » Diogène l’éconduit comme un ignorant parce qu’il mesure le bonheur en termes de biens possédés. Le souverain le plus puissant du monde reste esclave de lui-même parce qu’il pense et vit son désir comme une succession de manques à combler par accumulation et possession « , écrit Etienne Helmer dans Diogène le cynique (Les Belles lettres, 2017). A ses yeux, ces maux ne sont pas que des leurres. Ce sont des pièges, qui aliènent et font souffrir.

Pourquoi il est d’actualité

Diogène va très loin. Il s’en prend directement aux lois, à la cité, à l’autorité, à la religion au nom de la liberté individuelle absolue.  » La nature cynique ne vient pas fonder la loi mais l’abolir « , précise Lambros Couloubaritsis.

Aujourd’hui, on aurait débouché sur le cynisme vulgaire. Quand cela s’est-il produit ? Lors de l’affaiblissement du christianisme (c’est l’hypothèse de Dostoïevski) ? Lors de l’échec du projet des Lumières (c’est l’hypothèse du philosophe et essayiste allemand Peter Sloterdijk) ? A cause du règne de l’argent qui nivelle toutes les valeurs (c’est l’hypothèse du philosophe et sociologue allemand Georg Simmel) ? Pourtant, selon le philosophe français Michel Onfray, il est tout à fait possible de vivre en cynique aujourd’hui. A condition de  » viser la profondeur de ce que les anecdotes synthétisent : mépris du jugement d’autrui quand il s’agit d’avancer dans la voie de la sagesse, se dépouiller de tout ce avec quoi la société de consommation nous aliène. La sagesse cynique permet de résoudre le problème du rapport de soi à soi (liberté, indépendance, autonomie…) ; […] de soi aux autres (la bonne distance qui permet l’évitement des souffrances et la construction des joies) ; de soi au monde (cesser d’avoir peur de la mort, du néant, des dieux …) « .

Toujours est-il que l’on voit mal sur quoi peut déboucher le retour au cynisme authentique. Il y aurait une distinction pour désigner l’un, le cynisme grec, et l’autre, le cynisme moderne. Ainsi le philosophe allemand Heinrich Niehues- Pröbsting souligne que  » la différence essentielle réside dans le rapport au pouvoir : le cynisme authentique est la sédition, l’impertinence et la critique par ceux qui ne participent pas au pouvoir et, par conséquent, ne sont pas corrompus […]. Par contre, le cynisme vulgaire est dans un sens éminent le cynisme des élites […], c’est ce qui le rend suspect et lui ôte toute justification morale. Le cynisme authentique libère ; le cynisme vulgaire asservit « .

Autrement dit, comme l’écrit Diderot dans l’article correspondant de l’ Encyclopédie, les cyniques authentiques sont  » indécents mais très vertueux « . Le portrait du cynique vulgaire apparaît aussitôt en creux : décent mais sans vertu.

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