La Sicile a été globalement épargnée par l'épidémie parce que, dit-on du côté de Morlanwez, le coronavirus, "il ne sait pas nager ! L'eau fait barrière." © BELGAIMAGE

Coronavirus: à Morlanwelz, « pourquoi l’Italie? »

Le Vif

Depuis son quartier de Wallonie qui a des airs de Little Italy, le romancier Toni Santocono a vécu la pandémie du coronavirus en faisant le grand écart. Entre l’inquiétude pour les proches au pays frappé par le désastre et l’irruption de la maladie dans sa terre d’adoption, comme il le raconte pour Le Vif/L’Express.

J’habite un quartier comme il en existe des dizaines en Wallonie laborieuse : une place, une gare, des rues pavées, un monument aux morts et quelques vieux restes industriels en train de pourrir quelque part en périphérie. Dans ce quartier, le soleil ne brille pas plus qu’ailleurs et le ciel n’est pas moins gris, mais à peine la température le permet, les gens sortent sur le pas de leur porte, s’assoient sur des chaises et laissent s’écouler la vie comme on laisse s’écouler l’eau d’un ruisseau. II a des airs d’Italie, ce quartier.

Tu y vois des hommes endimanchés qui se promènent sur la place d’un pas lent, si lent, que parfois tu croirais qu’ils font du surplace. Ils palabrent haut et fort, avec les mains, sur l’avenir du monde, la culture des tomates du jardin, ou la dernière étape du Tour de France qui n’a pas été gagnée par un Italien alors qu’elle aurait dû l’être vu que les Italiens sont les plus forts dans ce domaine. Ils s’arrêtent sous le moindre rayon de soleil pour se réchauffer les os et se gaver d’un peu de chaleur en attendant midi pour se gaver de la pasta asciutta. Ils ont toujours le  » pays  » dans la tête, ils n’y ont pas encore totalement renoncé mais la Belgique a gagné du terrain, petit à petit, inexorablement, comme l’eau d’une rivière en crue.

Le communautarisme, je n’aime pas !

Dans ce quartier, il n’y a pas un coin de rue sans une pizzeria, un coiffeur rital ou un bistrot au nom évocateur : Au Napoli, Chez Paola, A la Conca d’oro… Sur leur devanture, on peut lire : Club officiel de la Juventus, Supporters de l’Inter de Milan. Le foot italien est plus qu’une institution par ici, c’est la vie pour certains. Chaque semaine, pendant la saison, les tifosis s’agglutinent devant des écrans géants, jusque sur le trottoir, et s’affrontent de bistrot à bistrot. Ils sont tous plus ou moins sélectionneur ou entraîneur et savent ce qu’il faut faire pour gagner. En général, les invectives sont bon enfant mais le ton peut aussi monter et devenir virulent. Ils sont de la troisième, et même de la quatrième génération, ils ont la nationalité belge et pourtant ils se disent toujours Italiens. Ce sentiment d’appartenance me captive beaucoup mais me dérange tout autant. Je le ressens comme une manifestation communautaire plus que nationaliste. Et moi, le communautarisme, je n’aime pas !

Il est vrai que soixante-cinq années de présence en Belgique ont profondément modifié les rues, les maisons et les mentalités. L’Italie a déteint dans le paysage, le langage, les attitudes, c’est dire si tout ce qui se passe là-bas a des résonances ici.

La RAI bloquée sur toutes les télés

Le coronavirus s’attaque à l’Italie ! Pourquoi l’Italie ? La RAI en fait des choux gras. La chaîne est bloquée sur toutes les télés du quartier. Les gens ne parlent que de ça, ils conjecturent sur les stratégies à prendre, les actions à mener. On croirait le pays en guerre. Comme pour le foot, tout le monde sait ce qu’il faut faire :

–  » Ça devait arriver ! dit Giorgio, un voisin de ma rue. L’Italie laisse entrer trop de gens ! Il y a trop de réfugiés… « . Je lui explique que le corona vient de Chine et, que je sache, les Chinois ne sont pas des réfugiés en Italie mais plutôt des commerçants. Mais Giorgio reste sur son idée. Les thèses xénophobes de la Ligue ont commencé à s’implanter dans notre communauté, surtout chez ceux qui n’ont pas connu l’immigration.

J’vous l’dis, cette bestiole-là a une conscience politique !

Personnellement, je ne me sens pas vraiment Italien, je n’ai aucune velléité d’appartenance ni de nationalité. On m’en fait souvent le reproche même si on me reconnaît, à certains égards, comme l’écrivain de la communauté. Mais, entouré par toute cette italianité, je me laisse parfois emporter et il m’arrive de m’exalter pour une échappée de Vincenzo Nibali dans une course cycliste. Et puis, comme la plupart des  » ritals  » de la région, j’ai toujours des parents là-bas : des cousins dans le sud (Sicile) et des cousins dans le nord (Lombardie). Si bien que lorsque la pandémie a débuté, je me suis d’abord inquiété pour eux, d’autant que l’épidémie avait l’air de prendre des allures de catastrophe. Je n’ai jamais autant regardé les chaînes de télévision italiennes qu’à ce moment-là…

–  » L’Italia è bella ! La Nature l’a dotée de beautés à ne plus savoir qu’en faire ! En revanche, elle ne lui épargne pas les malheurs !  » dit Carmelo, qui a perdu sa maison lors du dernier tremblement de terre dans les Abruzzes. La rumeur circule qu’une collecte serait en cours pour venir en aide au pays.

–  » Une collecte ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ?  » s’étonne Gino.  » L’Italie n’a pas besoin de ça, ce n’est pas un pays en voie de développement quand même !  »

–  » Pas besoin de ça ! Pas besoin de ça ! Tu parles !  » reprend Carmelo.  » T’as vu l’état du système hospitalier ? On dirait l’Afrique ! J’en ai été victime l’an passé pendant les vacances ! J’ai dû revenir en Belgique dare-dare pour me soigner…  »

 » Dans mon village, y a pas de virus !  »

Accrochés aux quelques rayons de soleil qui arrosent exceptionnellement la région, Gino et Carmelo font leur promenade quotidienne. A ce moment-là, la Belgique semblait encore épargnée et le malheur italien donnait l’impression que l’immigration avait au moins servi à nous préserver aussi. Quelques drapeaux italiens ont déjà fait leur apparition aux fenêtres mais ils ne fêtent aucune victoire, ils ne manifestent aucune gloire, ils marquent un simple sentiment de tristesse et de compassion avec le  » pays « . Plus tard, des drapeaux belges viendront les rejoindre.

Dans les rues, un inquiet frémissement s’installe. L’Italie va-t-elle fermer ses frontières ? Ceux qui ont une maison là-bas se posent la question. Carmela, devant sa porte, interpelle Alfredo :

–  » Ho Alfré ! Comment vas-tu faire maintenant avec ta maison en travaux au pays ?  »

–  » Bah ! fait Alfredo. Là-bas, dans mon village, en Sicile, y a pas de virus ! Je trouverai bien une solution.  »

Giulio, un vieux communiste de l’ancienne garde, passe par là avec son sac rempli de marchandises. Il y va de ses habituels commentaires politiques. Le problème avec lui, c’est qu’on ne sait jamais s’il rigole ou s’il parle sérieusement :

–  » Le virus frappe la Lombardie, le bastion de l’extrême droite ! Il s’en prend aux riches du nord et épargne les pauvres du sud… J’vous l’dis, cette bestiole-là a une conscience politique !  »

–  » Ma vai ! Ne dis pas des bêtises, rétorque Carmela, y a pas de politique là-dedans. Le virus s’en fout de la politique, il va descendre aussi dans le sud…  »

–  » Pas en Sicile ! fait Alfredo en blaguant. Il ne sait pas nager ! C’est l’avantage d’une île, l’eau fait barrière !  »

La fermeture des frontières

A ce moment-là, nous étions encore persuadés que les choses allaient s’arranger, que l’Italie, pays moderne et européen, huitième puissance économique mondiale, allait trouver un remède, une solution. Mais devant les ravages du fléau, le ton commence à changer. L’anxiété s’installe : ce sont des frères, des cousins, des amis qui meurent là-bas ! On est pas mal concerné quand même ! Dans la rue, chacun essaie d’avoir des nouvelles en direct :

–  » Pino ! Comment ça se passe au pays (comprendre : au village) ? T’as des nouvelles ?  »

–  » J’ai eu mon cousin au téléphone. Il n’y a pas encore de cas mais il paraît qu’à Catane, il y en a tout plein !  »

–  » Madonna ! J’espère que ça va pas venir chez nous, avec tous les vieux qu’il y a, ça peut faire un carnage !  »

Avec tous les vieux qu’il y a, cela peut faire un carnage !

Et puis arrive la confirmation du confinement et de la fermeture des frontières. Plus personne n’entre ni ne sort d’Italie pour une période illimitée ! Mince alors, et les vacances ? Certains avaient déjà réservé l’hôtel ! Et que deviennent tous ceux qui ont choisi de vivre à mi-temps là-bas ? Ces vieilles personnes qui ne supportent plus les grandes chaleurs du sud et qui ont décidé d’habiter l’été en Belgique et l’hiver en Italie. Giovanni s’apprêtait déjà à mettre la maison belge de ses parents en ordre pour les recevoir. En général, ils arrivent pendant la période de Pâques et repartent à la mi-octobre. Giovanni se dit préoccupé pour son père. Il est très vieux et ses poumons sont bien amochés par vingt ans de mine. Il craint que l’été là-bas lui soit fatal. Le soleil n’est pas moins dangereux pour les vieux mineurs que le coronavirus. La possibilité de pouvoir séjourner quelques mois par an au  » pays « , était un juste compromis à l’hypothétique retour, la compensation à la déchirure de l’immigration. Pour les quelques rescapés des charbonnages belges qui ont décidé de terminer leur vie de cette manière, la fermeture des frontières italiennes est un véritable drame.

Un été sans foot…

Entre-temps, le virus a fait son apparition en Belgique. Quelques drapeaux belges viennent rejoindre les italiens déjà aux fenêtres. On se pose la question si ce n’est pas un peu dérisoire.

–  » Bah ! Ça servira pour l’Euro de foot !  » déclare Lucio, qui attend ce moment avec impatience.

Il est vrai que la non-qualification de l’Italie à la dernière Coupe du monde a été un véritable traumatisme pour toute une partie de la population ritale d’ici. Les Coupes du monde et autres événements footballistiques sont attendus avec frénésie : les fenêtres se couvrent de drapeaux, les klaxons surchauffent, les bistrots se remplissent, les torses se gonflent de fierté et c’est la fête dans toute la région. Heureusement, la Belgique, elle, a été à la hauteur. Maigre consolation ! Mais bon, on a quand même fait la fête, un peu ! Aujourd’hui, tout le monde compte sur l’Euro pour se rattraper. L’Italie va casser la baraque, c’est sûr, elle va prendre sa revanche, tout le monde en est persuadé et tout le monde se prépare. Et puis voilà qu’on apprend qu’il est annulé, l’Euro ! Reporté d’un an. Le désastre ! Décidément, le bon Dieu n’est pas avec nous. Un été sans foot, sans cyclisme, sans Jeux olympiques, c’est la fin du monde !

Le corona commence maintenant à ravager la Belgique. Le monde entier est touché. Il ne s’agit plus de plaindre l’Italie mais toute l’humanité. Bergame, Milan, la Lombardie quittent progressivement mon esprit, je me préoccupe de mon entourage direct, ici, ma famille, ma vieille mère dans un home. J’abandonne la RAI pour la RTBF.

Les rues sont vides. Je ne rencontre les gens que furtivement, au Carrefour, pendant les courses. Les nouvelles d’Italie sont plutôt rassurantes puisqu’on parle même de déconfinement mais pas encore d’ouverture des frontières.

–  » Ma che cazzo c’est cette Europe ? me fait Alberto en choisissant ses olives chez Leonardo. Elle nous a laissé tomber !  »

Je lui demande de qui il parle !

–  » Bè de l’Italie, tiens ! T’as entendu, la Commission européenne s’est même excusée ! Il faut faire comme les Anglais, se barrer !  »

Je ne réponds pas car je sais que de toute façon, il ne changera pas d’avis.

Par Toni Santocono.

Les intertitres sont de la rédaction.

De la Sicile au Hainaut

Coronavirus: à Morlanwelz,
© MARIO GALLUCCIO

Girolamo Santocono, dit Toni Santocono, est né à Villarosa, en Sicile, il y a septante ans. Il arrive en 1953 en Belgique, dans le Hainaut, à Chapelle-lez-Herlaimont, et grandit à Morlanwelz. Sociologue, compositeur et chanteur, il a publié deux romans, Rue des Italiens (1986) et Dinddra (1998), et un recueil de nouvelles, Ça va d’aller, y a pas d’avance (2018), tous trois aux éditions du Cerisier.

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