Accueilli en grande pompe en 2017 à Varsovie, le président américain flatte l'auditoire en parlant de "nation dominante". © C. BARRIA/REUTERS

Comment la Pologne s’inspire du modèle américain façon Trump

Le Vif

A Varsovie, le gouvernement droitier se plie en quatre pour complaire aux Etats-Unis de Donald Trump. Au risque d’y perdre ses alliés européens, et son âme.

Trop vieux. Trop poussifs. Et, en plus, ils sont communistes… Achetés au  » grand frère russe  » dans les années 1980, les chasseurs MIG-29 des forces aériennes polonaises partiront bientôt à la casse. Pour les remplacer, Varsovie entend casser sa tirelire et s’offrir 32 F-35 de cinquième génération. Un contrat juteux pour l’industrie américaine, qui vient s’ajouter à d’autres commandes récentes : lance-roquettes Himars, missiles Patriot…  » En tout, l’Etat polonais va acheter pour dix milliards de dollars d’équipements aux Etats-Unis « , précise Marek Swierczynski, spécialiste des questions de défense au journal en ligne Polityka Insight.

Les Américains savent très bien nous utiliser quand ils ont besoin de nous.

Décidément, rien n’est trop beau pour plaire à  » l’ami américain « . Jaroslaw Kaczynski, chef du parti au pouvoir, le PiS (Droit et Justice), et dirigeant officieux du pays, n’en fait pas mystère : il n’a d’yeux que pour Donald Trump. A l’écouter, seuls les Etats-Unis sont capables d’assurer la défense du pays. Dans ce territoire longtemps sous la botte de l’ex-Union soviétique voisine, où la haine du communisme se transmet de génération en génération, beaucoup sont d’accord.  » Les Polonais sont obnubilés par la question de la sécurité, confie un diplomate, qui requiert l’anonymat. Dans leur histoire, ils ont connu de nombreuses invasions et se sont souvent sentis trahis par leurs alliés. Ils cherchent un partenaire stratégique fiable et cette quête est devenue une obsession ces dernières années, au fur et à mesure que la menace russe grandissait à l’Est : guerre de Géorgie en 2008, intervention en Ukraine et annexion de la Crimée en 2014… Les Polonais se sont rapprochés des Américains, avec lesquels ils entretiennent une relation de longue date.  » Outre-Atlantique, quelque dix millions de ressortissants des Etats-Unis s’affirment d’origine polonaise. Mieux éduqués et plus fortunés que la moyenne des Américains, les membres de la communauté sont surtout nombreux à Chicago et à New York, ainsi que dans plusieurs Etats âprement disputés, à chaque scrutin, par les républicains et les démocrates. Résultat, l’électorat d’origine polonaise est courtisé et, au Congrés, les amis de Varsovie sont nombreux. Depuis les années 1980, l’Amérique n’a cessé de soutenir les réformes économiques et politiques en Pologne, et Washington a accueilli le pays à bras ouverts, en 1999, au sein de l’Otan.

La Pologne a envoyé 5 000 hommes en Irak (ici, à Hilla, au sud de Bagdad, en 2003) et en Afghanistan. Sans rien obtenir de substantiel en retour.
La Pologne a envoyé 5 000 hommes en Irak (ici, à Hilla, au sud de Bagdad, en 2003) et en Afghanistan. Sans rien obtenir de substantiel en retour.© R. MOGHRABI/AFP

A couteaux tirés avec la France et l’Allemagne

De leur côté, les Polonais se sont toujours comportés en allié loyal à l’égard de Washington, avant et après l’adhésion de leur pays à l’Union européenne. En 2003, ils achètent 48 chasseurs F-16 au constructeur Lockheed Martin et s’engagent aux côtés des Américains en Irak et en Afghanistan.  » Le gouvernement a envoyé plus de 5 000 hommes sur ces deux théâtres d’opérations, rappelle Marek Swierczynski. Cet effort, énorme pour le pays, nous a d’ailleurs coûté très cher : 70 hommes sont morts au combat.  » Une fidélité bien mal récompensée : Varsovie n’a eu, en retour, aucun  » cadeau  » de Washington, pas même la suppression des visas pour ses citoyens se rendant aux Etats-Unis ! Pis, cet engagement a considérablement altéré ses relations avec la France et l’Allemagne. On se souvient du président Jacques Chirac fustigeant, en 2003, en pleine polémique sur l’intervention en Irak,  » ces nouveaux Etats membres qui avaient manqué une bonne occasion de se taire  » en affichant leur solidarité avec George W. Bush…

Distendus sous l’administration de Barack Obama, les liens entre les deux pays se resserrent toutefois à la fin de son second mandat : en janvier 2017, quelques jours avant de quitter la Maison-Blanche, le président américain envoie 3 500 soldats effectuer des manoeuvres dans les plaines polonaises. Un geste fort, alors que Moscou multipliait les intimidations dans l’Est européen. L’accession à la présidence de Donald Trump est une bénédiction pour Jaroslaw Kaczynski. Depuis 2015, son parti, le PiS, est revenu au pouvoir et son candidat, Andrzej Duda, a remporté l’élection présidentielle.

 » Trump et Duda se sont fait élire sur les mêmes fondements, analyse Aleksander Kwasniewski, qui fut président de la Pologne entre 1995 et 2005. Ils ont su capter les frustrations de la population et ont joué sur la même peur des migrants.  » Farouchement opposés au multilatéralisme, les deux hommes affichent le même rejet du projet européen et de ses valeurs libérales.  » Trump cherche des alliés antieuropéens. Or le gouvernement polonais ne cesse de remettre en question notre relation à l’Union européenne ou encore la notion d’Etat de droit « , constate Leszek Balcerowicz, ancien ministre des Finances.

De fait, l’Etat polonais est à couteaux tirés avec ses partenaires européens, notamment la France et l’Allemagne, qui voient d’un mauvais oeil sa fascination pour l’Oncle Sam et s’inquiètent, par ailleurs, de ses dérives autoritaires. Fort de sa majorité parlementaire, le PiS au pouvoir a notamment entrepris une réforme judiciaire, qui remet en question l’indépendance de la Cour suprême. En représailles, l’Union européenne a activé en décembre 2017 l’article 7 de son traité, qui vise à sanctionner un Etat membre qui ne respecterait pas les valeurs européennes. Surnommée  » l’arme nucléaire « , car elle entraîne la suppression du droit de vote, une telle mesure est, en réalité, difficilement applicable.

Cette défiance à l’égard des valeurs communautaires pose un sérieux défi à l’UE. Comment élaborer une défense et une politique étrangère communes quand, au même moment, des régimes  » illibéraux « , à Varsovie et ailleurs, dynamitent en toute impunité l’édifice européen ?  » Nous ne devrions pas nous comporter ainsi avec les Européens, opine Aleksander Kwasniewski. Notre pays pourrait jouer un rôle important dans l’Union européenne, surtout après le départ des Britanniques. Au lieu de cela, le gouvernement ne jure que par les Américains. S’imagine-t-il vraiment que la Pologne deviendra un jour un partenaire stratégique des Etats-Unis ? « 

En 2003, le président polonais Aleksander Kwasniewski (à dr.) avait déjà soutenu George W. Bush lors de l'invasion de l'Irak.
En 2003, le président polonais Aleksander Kwasniewski (à dr.) avait déjà soutenu George W. Bush lors de l’invasion de l’Irak.© J. SKARZYNSKI/AFP

Cheval de troie de Trump

Radoslaw Sikorski, ministre des Affaires étrangères de 2007 à 2014, ne le pense pas. En 2014, cet ancien journaliste avait déclaré, sans savoir qu’il était enregistré, que l’alliance entre Washington et Varsovie ne valait rien, car elle créait un faux sentiment de sécurité :  » Nous avons tendance à penser que tout va bien, parce que nous avons taillé une pipe aux Américains. Nous sommes vraiment des pigeons…  » Aujourd’hui, il estime que  » la Pologne devrait collaborer avec la France pour bâtir une défense commune au sein de l’Europe. « 

Chroniqueur au journal Gazeta Wyborcza, Konstanty Gebert va plus loin :  » En devenant le cheval de Troie de Trump sur le Vieux Continent, nous nous sommes coupés de nos voisins européens. Nous sommes dans une situation périlleuse, où le président américain est désormais le seul qui puisse garantir notre sécurité. Encore faut-il qu’il en ait envie.  » En juillet 2018, un groupe d’ex-ambassadeurs polonais a adressé au gouvernement une lettre ouverte, pointant le risque d’un  » isolement stratégique  » et soulignant que la sécurité du pays devait autant reposer sur les Etats-Unis que sur l’Europe.

Mais Jaroslaw Kaczynski ne l’entend pas ainsi, tant il est persuadé d’avoir tissé une relation exclusive avec le président américain. N’a-t-il pas accueilli Donald Trump en grande pompe à Varsovie, le 6 juillet 2017 ? Durant son discours, ce dernier n’avait pas manqué de glorifier cette  » nation dominante en Europe « . Une formule flatteuse, qui a fait mouche auprès de son auditoire.  » Nous autres, Polonais, sommes très sensibles aux mots, commente Ryszard Schnepf, ambassadeur à Washington jusqu’en 2016. Nous sommes intimement convaincus que nous ne sommes pas reconnus à notre juste valeur sur la scène internationale. Les Américains l’ont compris, et ils savent très bien nous utiliser quand ils ont besoin de nous. C’est ce qu’ils ont fait en février, lorsqu’ils nous ont demandé d’organiser une conférence sur le Moyen-Orient à Varsovie.  »

L’idée serait venue de Mike Pompeo, alors qu’il effectuait une visite au Moyen-Orient : convoquer un sommet international pour  » promouvoir la paix et la sécurité  » dans cette région. Belle idée. En réalité, le secrétaire d’Etat américain a un objectif caché : créer un front anti-Iran le plus large possible. Il a donc convié le Yémen, Bahreïn, la Jordanie, les Emirats arabes unis… et Israël. Et la Pologne, dans tout ça ?  » Elle s’est contentée de mettre la table pour les Américains « , sourit un diplomate. Composée de 400 membres, la délégation des Etats-Unis a, en effet, largement dominé les débats. Là encore, Varsovie n’en a tiré aucun bénéfice.  » En cautionnant cette conférence, la Pologne a perdu toute crédibilité au Moyen-Orient, déplore Konstanty Gebert. C’est dommage, car notre pays a toujours joué un rôle de médiateur entre Israël et les pays arabes. « 

A l'initiative de Mike Pompeo (à dr.), une conférence sur le Moyen-Orient s'est tenue à Varsovie le 14 février dernier.
A l’initiative de Mike Pompeo (à dr.), une conférence sur le Moyen-Orient s’est tenue à Varsovie le 14 février dernier.© K. PEMPEL/REUTERS

Pis, la Pologne s’est brouillée avec ses alliés traditionnels. Car un incident diplomatique a gâché la fête. Lors d’un échange avec des journalistes, en marge de cette conférence, le 18 février, le Premier ministre israélien déclare que  » des Polonais avaient collaboré avec les nazis  » durant la Seconde Guerre mondiale. Devenue  » les Polonais…  » dans les colonnes du Jerusalem Post, cette citation soulève l’ire du président Duda. L’incendie à peine éteint, le ministre israélien des Affaires étrangères, Israel Katz, déclare à son tour que  » les Polonais sucent l’antisémitisme avec le lait de leur mère « . Ulcéré, le gouvernement de Varsovie annule dans la foulée sa participation à un sommet stratégique en Israël, auquel il était convié, quelques jours plus tard, avec les trois autres pays du groupe de Visegrad (Hongrie, Slovaquie et République tchèque).

Par ricochet, cette brouille va même altérer l’image de la Pologne auprès des Américains. Car la volonté du PiS polonais de présenter une histoire officielle sans tache irrite Washington. L’an passé, le vote d’une loi qui punissait de prison toute personne  » attribuant à l’Etat polonais des crimes contre l’humanité  » avait déjà provoqué une crise diplomatique aiguë avec Israël et les Etats-Unis. A la suite de pressions internationales, le texte a finalement été amendé le 27 juin 2018.

Au final, cette conférence sur le Moyen-Orient a donc eu des effets contre- productifs. Michal Broniatowski, directeur de l’édition polonaise du site Politico, le résume avec humour :  » Nous avons réussi, en quelques jours, à nous brouiller avec l’Iran, qui aurait pourtant pu nous alimenter en gaz et, de facto, réduire notre dépendance par rapport aux Russes ; nous avons distendu un peu plus nos liens avec les Européens, qui n’adhéraient pas du tout à ce projet ; et nous avons même contrarié Washington, à cause de notre politique de mémoire.  » Aveuglées par son zèle à l’égard de  » l’ami américain « , qui mène une guerre commerciale contre Pékin, les autorités polonaises avait même arrêté, un mois plus tôt, un présumé espion travaillant chez Huawei, provoquant… une crise avec les Chinois ! Carton plein, donc.

Mais au fond, est-ce si grave ? L’ex-ambassadeur Ryszard Schnepf ne le pense pas. D’abord, parce que l’administration Trump ne peut pas se brouiller avec son allié polonais, le seul pays d’Europe dont le soutien lui est acquis et dont la diaspora, outre-Atlantique, représente une force électorale de poids. Ensuite, parce que Donald Trump et Jaroslaw Kaczynski poursuivent le même but :  » L’un et l’autre entendent satisfaire en priorité leur électorat, estime-t-il. Les conséquences internationales, ils s’en fichent.  »

Par Charles Haquet, avec Anna Husarska.

Le maître et le valet

Le président Duda à Washington, en 2018.
Le président Duda à Washington, en 2018.© B. SNYDER/REUTERS

En matière de flagornerie, on a rarement fait mieux. En septembre 2018, le président polonais, Andrzej Duda, se rend à Washington. Son objectif : convaincre le locataire de la Maison-Blanche d’installer une division de l’armée américaine en Pologne. Pour emporter sa décision, Duda ne ménage pas ses efforts : il propose d’affecter deux milliards de dollars au projet et d’appeler la future base…  » Fort Trump « . Flatté, le président américain n’en humilie pas moins son visiteur. Au moment de signer un pacte stratégique, il s’assoit ostensiblement devant les caméras, laissant son visiteur debout. Une vexation dont l’opposition polonaise fera des gorges chaudes. Quant au projet de base militaire, il ne verra jamais le jour.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire