La Banque centrale européenne, présidée par Christine Lagarde, a porté à 1 000 milliards d'euros son programme d'achats de titres. © NICOLAS LANDEMARD/BELGAIMAGE

Après la crise du coronavirus, la vie économique reprendra-t-elle comme avant?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Pas sûr. Alors, à quelles (r)évolutions peut-on s’attendre ? Relocalisation, démondialisation, nouveaux modes de consommation, retour de l’Etat dans l’économie ? Réponses d’experts.

Une certitude : la crise économique due au coronavirus sera dure et longue. Deux mois d’inactivité pour une majorité de métiers, cela laisse des traces. D’autant que, jusqu’à ce qu’un vaccin soit commercialisé, la reprise sera très progressive et tributaire de nouvelles vagues du virus, donc de nouveaux confinements. Lesquels devraient, le cas échéant, être moins stricts mais paralysants tout de même. Dans un scénario plutôt optimiste, l’Union européenne a annoncé s’attendre à une chute du PIB de 7,7 % pour l’ensemble de ses 27 membres et de 7,4 % pour la zone euro, en 2020. Pour la Belgique, la pré- vision est de – 7,2 %. Mais ce sera probablement davantage.

Le changement surgira à tous les échelons… Les impulsions les plus déterminantes ne viendront pas forcément d’en haut.

L’économiste de l’ULB et de l’UCLouvain Bruno Colmant, également patron de la banque Degroof-Petercam, prévoit, lui, un écrasement de 15 % de notre PIB, cette année.  » Du jamais- vu en temps de paix, commente-t-il. Pour de nombreux professionnels, cette perte de revenus ne sera pas rattrapable. L’achat d’une voiture peut être postposé, mais les têtes qu’un coiffeur n’a pas pu shampouiner sont perdues.  » Sans surprise, les secteurs les plus touchés sont ceux où la distanciation sociale est difficile à respecter : Horeca, tourisme, transports en commun, industrie culturelle, etc. Ceux qui s’en sortent le mieux : alimentation, pharmacie, soins de santé, télécoms… Le secteur bancaire est, lui aussi, plutôt épargné et c’est une chance.

Pour sauver ce qui peut l’être, l’Etat intervient en force. On l’avait déjà vu en 2008. Mais cette fois, c’est du costaud. L’Union européenne s’attelle à un vaste plan de relance après avoir annoncé un plan d’urgence de 540 milliards d’euros. La Banque centrale européenne (BCE) a porté à 1 000 milliards d’euros son programme d’achats de titres. En Belgique, pour éviter des faillites massives, l’Etat fédéral et les Régions ont mis en place une batterie de mesures d’aide directe ou fiscale aux entreprises subissant des pertes, soit près de 4 000 PME et plus de 50 000 indépendants.

Via l’agence belge de crédit à l’exportation Credendo, le fédéral garantit aussi les indemnisations des entreprises pour factures impayées par leurs clients.  » Le risque est accru en cas de crise, explique Nabil Jijakli, deputy CEO de Credendo. Surtout si, comme en 2008, les assureurs privés diminuent les limites de crédits octroyés, ce qui équivaut à une coupure du crédit bancaire. Mais ce ne sera plus le cas, vu l’accord passé avec eux.  » Ces limites de crédit couvrent pas moins de 60 milliards d’euros de factures.

Déjà fortement endettés, les Etats vont devoir emprunter pour assurer leur mission de saint-bernard. Résultat : la dette belge atteindra 114 % du PIB, cette année, selon l’UE.  » On aura reculé de vingt ans, on va revenir au taux de 1999, alors qu’on était parvenu à 100 % du PIB fin 2018, observe Joseph Pagano, professeur de finances publiques à l’UMons. Mais on ne peut faire autrement et, surtout, grâce à la politique de la BCE depuis Mario Draghi (NDLR : son ex-président), les Etats empruntent à taux très bas ou nul, voire négatif aujourd’hui. Donc, ce n’est pas si grave car la charge de la dette est plus importante que le montant de la dette.  » Pour autant que la BCE poursuive cette politique. Or, la cour constitutionnelle allemande vient de s’y opposer, dans un arrêt coup de poing qui pourrait faire des émules dans d’autres pays de l’UE .

Nouveau contrat entre l’Etat et le marché

Cette opération de sauvetage exceptionnelle annonce-t-elle, pour le monde d’après le coronavirus, le retour de l’Etat au centre de l’économie ?  » Les acteurs du marché ne vont pas pouvoir écarter d’un coup de patte les autorités publiques nationales et européennes qui sont en train de sauver l’économie dans des proportions bien plus grandes qu’en 2008, analyse Bruno Colmant, dont le prochain livre évoque justement ce thème (1). Les économies de nos pays ont révélé une vulnérabilité incompatible avec les obligations de services publics, comme le démontre la saga des masques. A force de tout mercantiliser, on a trop mélangé les choses. On va devoir redélimiter ce qui appartient à la sphère publique et ce qui ressort de l’économie de marché. Un nouveau contrat, une sorte de paix des braves, se dessine entre les deux, avec la réémergence d’un Etat plus stratège.  »

Benoît Frydman, philosophe du droit à l’ULB, se montre un peu plus nuancé :  » Souhaiter davantage d’intervention des Etats ne les rendra pas plus forts comme par magie, dit-il. La principale victime du Covid-19 n’est pas la mondialisation mais l’idéologie néolibérale qui a fragilisé nos services publics. La crise n’affaiblit pas Amazon ou Facebook, bien au contraire. Le rapport de force ne va pas forcément s’inverser entre les Etats et les multinationales, d’autant qu’il n’y a pas d’avancée en matière de gouvernance globale. Le retour de la puissance publique ne peut se passer qu’au niveau européen, pas uniquement à celui de notre Etat fantôme, divisé et impuissant.  » Mais, pour le chercheur du Centre Perelman, la mondialisation va continuer, s’intensifier même :  » L’infrastructure de la mondialisation, ce sont les réseaux numériques auxquels le confinement de la moitié de l’humanité a donné un fameux coup d’accélérateur, tant au niveau du commerce que du travail et de l’éducation.  »

Quatre Belges sur dix se disent désormais déterminés à acheter local au niveau alimentaire.
Quatre Belges sur dix se disent désormais déterminés à acheter local au niveau alimentaire.© VERONIQUE POPINET /BELGAIMAGE

Relocaliser, réaliste ?

Des décideurs politiques, et non des moindres, évoquent pourtant la relocalisation d’un certain nombre d’activités industrielles, notamment stratégiques. C’est le cas du commissaire européen au Marché intérieur Thierry Breton ou du ministre-président wallon Elio Di Rupo. Mais jusqu’où peut-on relocaliser ?  » On a, certes, été trop loin dans la mondialisation mais tout relocaliser est illusoire, après quarante années d’essor du commerce international qui a réduit la pauvreté dans le monde, constate Nabil Jijakli. Le consommateur européen y gagne aussi : sans mondialisation, il paierait sa voiture et son électroménager bien plus cher. En outre, en Belgique, la relocalisation se heurte à la réalité d’une économie très ouverte.  » Les exportations représentent près de 85 % du PIB belge, deux fois plus que la moyenne européenne. Et le royaume est aussi très dépendant des importations.

Une taxe de 0,1 % sur les transactions électroniques: une ponction indolore mais efficace.

 » Si relocalisation il y a, ce sera dans des domaines restreints à vocation stratégique, comme les médicaments et le matériel médical, mais pas des filières entières, même pas au niveau européen, pense Bruno Colmant. Une des conditions de la monnaie unique était, outre la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux, une politique industrielle européenne, avec des industries disséminées dans les bonnes régions. Mais cela ne s’est pas fait. Aujourd’hui, il est trop tard. Le monde est devenu trop globalisé.  » Le patron de Credendo, lui, pense qu’on va surtout revoir le just in time dans l’approvisionnement et éviter désormais la dépendance de production à un seul pays fournisseur. Selon une enquête du consultant Kearney réalisée début avril auprès de quatre-vingts grands groupes établis en Belgique, quatre sur dix comptent réévaluer les pays de sous-traitance et 28 % leur dépendance à la Chine, surtout au niveau des services.

Le pouvoir des consommateurs

Pour le patron de l’Union wallonne des entreprises, Jacques Crahay, les entrepreneurs ne sont pas encore prêts à évoquer tous ces changements.  » La plupart gèrent l’urgence pour l’instant, pour ne pas sombrer, déclare-t-il. Mais, c’est vrai, il faudra viser, avec la relance, une économie plus résiliente et durable, au service de la société et non le contraire. Le changement surgira à tous les échelons, européen, nationaux, mais aussi des entreprises et des consommateurs. Les impulsions les plus déterminantes ne viendront pas forcément d’en haut.  » Après l’épreuve d’introspection du confinement, le pouvoir du consommateur n’est pas à négliger, surtout dans un domaine comme l’alimentation. Un sondage de Fairtrade-Belgique, réalisé fin avril, montre que plus de quatre Belges sur dix comptent désormais acheter local et près de 1 sur 4 des produits équitables. L’envie de consommer autrement aura vraisemblablement davantage d’adeptes avec la crise du coronavirus et la prise de conscience plus aiguë de la nécessité de préserver la planète.

Pour les experts que nous avons interrogés, l’enjeu environnemental est indissociable de la reprise qui s’amorcera.  » Si l’Etat doit jouer un rôle keynésien de stimulation économique, il devra le faire en utilisant l’argument de la transition climatique « , pour Bruno Colmant.  » Les Européens sont plus que jamais face à un vrai choix, affirme Benoît Frydman. La question existentielle : les Européens croient-ils encore à leur destin commun et lient-ils ce destin au Pacte vert européen (NDLR : qui a l’ambition de rendre l’Europe clima- tiquement neutre d’ici à 2050), élargi à la santé, la recherche et aux services publics fondamentaux ? Le fait que les Britanniques soient sortis de l’Union jouera peut-être en ce sens, bien que certains voisins du nord, à commencer par les Pays-Bas, se montrent réticents.  »

Bien entendu, les Etats ne pourront se contenter de s’endetter pour financer toutes les politiques de relance.  » On aura besoin de croissance parce qu’on devra tout de même diminuer la dette à terme, clame Joseph Pagano, tranchant ainsi le débat grandissant sur la décroissance. Les taux de la BCE ne vont pas rester aussi bas ad vitam. Il faudra aussi augmenter les recettes fiscales, car je ne vois pas comment on va diminuer les dépenses, surtout au niveau de la santé. Il est grand temps de taxer les grandes entreprises qui ne paient pas ou quasi pas d’impôts, de mettre en place la fameuse taxe carbone au niveau européen et de repenser à une taxe de type Tobin sur les transactions financières internationales.  »

Justement, Jacques Crahay se montre très intéressé par l’initiative récente de microtaxe d’un professeur de finance suisse.  » Le professeur Marc Chesney propose d’instaurer une taxe de 0,1 % sur toutes les transactions électroniques, explique-t-il, que ce soit le retrait d’argent au distributeur ou la ventes de titres, explique-t-il. Une ponction indolore mais efficace.  » A cogiter.

(1) Hypercapitalisme : le coup d’éclat permanent, par Bruno Colmant, Renaissance du Livre, 128 p., à paraître le 11 juin prochain.

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