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En Tunisie, le migrant, commode bouc émissaire

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pointer les Subsahariens pour masquer les causes de la débâcle économique. Un subterfuge d’autant plus porteur que l’héritage de l’esclavage n’est pas soldé.

Après ses propos racistes à l’encontre des migrants, le président tunisien Kaïs Saïed s’est défendu de toute volonté de discrimination raciale en proclamant «Je suis Africain et fier de l’être» à l’occasion de la visite de son homologue de Guinée-Bissau, Umaro Sissoco Embaló, à Tunis le 9 mars, et en affirmant qu’il voulait simplement faire respecter «la légalité tunisienne concernant les étrangers». La justification n’a guère convaincu. Chercheuse en sociologie politique à Sciences Po Paris, Shreya Parikh connaît bien les ressorts de la question de la racialisation des Noirs en Tunisie, à laquelle elle a consacré sa thèse. Elle situe les enjeux du positionnement controversé du président tunisien.

A choisir, les étudiants subsahariens préféreront aller au Maroc, en Algérie… Cela se retournera contre les universités tunisiennes.» Shreya Parikh, chercheuse en sociologie politique à Sciences Po Paris.

Comment expliquer la dérive identitaire du président Kaïs Saïed?

Il faut la replacer dans le contexte de la situation économique de la Tunisie. Les propos qu’il a tenus contre les migrants le 21 février dernier, des citoyens tunisiens les formulaient déjà quand je menais les travaux pour ma thèse sur place. Il était fréquent d’entendre des personnes affirmer «Ce sont les Africains qui mangent notre riz», quand elles n’en trouvaient plus sur les marchés, ou «Ce sont les Africains qui prennent notre boulot». Ces reproches étaient liés à la conjoncture économique avec un fort taux de chômage, des produits de base qui ne sont plus accessibles… Il est plus facile de rejeter la faute sur les migrants, une minorité visible, que de chercher la cause de ces problèmes. La sortie du président Kaïs Saïed résulte de ces difficultés économiques dans un contexte politique particulier. La critique des migrants a d’abord été portée par le Parti nationaliste tunisien, créé en 2018. Des membres de cette formation extrémiste l’ont développée pour s’attirer des membres et pour gagner un électorat. Au cours de la seconde moitié de 2022, ils ont été assez actifs sur Facebook sur ce thème. On dit ce parti assez proche du président Saïed.

Y a-t-il un fond de racisme au sein de la population tunisienne?

En tant que sociologue, je peux dire qu’il y a effectivement du racisme dans la société. Mais quand on parle avec des Tunisiens qui tiennent ce type de propos, ils réfutent l’idée de racisme et invoquent des raisons sociales, comme la perte de leur emploi. On observe aussi que beaucoup de Tunisiens noirs sont attaqués dans la rue, simplement parce que leurs agresseurs croient que ce sont des migrants. Il est aussi courant de voir des chauffeurs de taxi refuser de s’arrêter lorsque les clients sont ou semblent être subsahariens. Ce type de réflexe était déjà observable avant 2011, quand il n’y avait pas encore de présence très visible de migrants subsahariens. Ces attitudes s’expliquent par les réminiscences de l’histoire très lourde de l’esclavagisme, dont on ne parle pas ouvertement en Tunisie. La racialisation des Tunisiens noirs et des migrants subsahariens n’est pas étrangère à l’idée d’associer les Noirs aux esclaves, avec tous les préjugés qui l’accompagnent.

Le profil de la migration a-t-il changé d’une migration de transit à une migration d’installation?

Il n’est pas toujours facile de catégoriser les migrations. Les deux coexistent. En 2004, la Banque africaine de développement s’est installée à Tunis pendant quelques années. On a vu arriver une immigration de la classe aisée, disposant d’un certain capital financier et culturel. Des étudiants subsahariens ont suivi. La Tunisie y trouvait son intérêt, grâce au tarif dix fois plus élevé du minerval des étudiants étrangers, pour financer ses universités et ses écoles privées. Les violences contre les Subsahariens ont cependant terni l’image du pays. Le 24 décembre 2016, trois étudiants congolais ont été attaqués par des personnes armées de couteaux dans le centre de Tunis. L’agression a été très médiatisée. Les étudiants ont été plus rares à postuler dans des universités tunisiennes. Ensuite, est survenue la révolte populaire de 2011. L’hypothèse est que les frontières du pays étant moins contrôlées, la surveillance sécuritaire relâchée, cela a permis à de nombreux migrants de Libye, Algérie, Niger, Mali, Côte d’Ivoire… de transiter par la Tunisie pour gagner l’Europe. Mais l’hypothèse doit être validée. Il n’existe pas de chiffres qui permettraient de le faire.

Depuis 2011, la législation n’a-t-elle pas été renforcée pour lutter contre la discrimination raciale?

Oui. Une loi a été votée en 2018 offrant la possibilité d’engager des poursuites pour discrimination raciale. Elle a été appliquée rapidement parce que la pression de la société civile était grande et que l’aide d’ONG a permis de recruter des avocats. Le problème est que la loi a surtout été utilisée en faveur de Tunisiens noirs et beaucoup moins au profit de migrants. La plupart sont sans papiers, parce que le gouvernement n’accorde pas facilement de carte de séjour, même aux étudiants. Les migrants ne vont pas volontiers déposer plainte dans les commissariats de peur que la police, voyant qu’ils sont sans papiers, se retourne contre eux et les rapatrie. De toute façon, maintenant, l’Etat de droit n’est plus respecté. Avec ses déclarations sur les migrants, Kaïs Saïed s’exposerait théoriquement à l’application de la loi 50 (NDLR: loi organique n°50 du 23 octobre 2018 relative à l’élimination de toute forme de discrimination raciale). Des activistes de la cause des Noirs ont d’ailleurs affirmé qu’un dossier pourrait être constitué contre lui sur cette base. Mais vu la répression, ils se gardent de la faire.

Sa sortie peut-elle libérer encore davantage une parole raciste?

Absolument. La déclaration de Kaïs Saïed légitime les propos racistes, en leur octroyant un caractère officiel. L’attitude des forces de l’ordre aussi. Des migrants sont arrêtés en pleine rue, sans que l’on sache dans quel centre de détention ils sont emmenés. Et puis, il y a aussi les violences commises par des Tunisiens lambda. Leur fréquence a fortement augmenté.

Ce climat est-il de nature à ralentir l’arrivée de migrants en Tunisie?

Tout à fait. De nombreux migrants présents sont soit partis vers l’Europe, soit rentrés dans leur pays. Ceux qui ont pu quitter la Tunisie l’ont fait. Il est clair que cela ralentira aussi l’arrivée de migrants. Et je pense que cela aura un effet majeur sur la venue d’étudiants. Car ils ont la possibilité de postuler au Maroc, en Algérie… A choisir, ils préféreront aller dans ces pays. Donc cela se retournera contre les universités tunisiennes qui ne pourront plus bénéficier de ces financements, et accroîtra la régression économique. C’est un écueil de plus alors que la situation des Tunisiens – hausse de l’inflation, accès difficile aux produits de base, transports déficients – est déjà catastrophique.

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