La succursale du Louvre à Abu Dhabi, instrument de la stratégie de soft power des Emirats arabes unis, qui la développent à Bruxelles avec pour cible l'Union européenne. © BELGA IMAGE

Emirats arabes lobby: quand les Emirats jouent la dangereuse carte de la séduction

De plus en plus présents sur la scène géopolitique, les Emirats arabes unis veulent préserver leur image positive à l’international. Cela passe notamment par le financement de cabinets de conseil spécialisés et d’entreprises de désinformation en Europe.

Janvier 2019. Lorsqu’il débarque au Parlement européen avec son exposition Aide humanitaire pour la stabilité, le Conseil national fédéral, organe parlementaire des Emirats arabes unis (EAU), ne cache pas ses intentions. L’objectif est de lisser l’image internationale de la monarchie du Golfe en mettant en lumière toute son action humanitaire à travers le monde, en Afghanistan, en Somalie et même en Grèce. Le jour de l’inauguration, les médias ne se bousculent pas au portillon, mais l’essentiel est là: le président du Parlement européen Antonio Tajani fait l’éloge de la collaboration entre les Emirats arabes unis et l’Union européenne. Nous sommes alors aux prémices d’un changement de vitesse des EAU en matière de lobbying à Bruxelles.

Ce n’est pas tant une stratégie de diversion de la part des Emirats arabes unis qu’une façon d’équilibrer le discours à leur sujet.

Corporate Europe Observatory (CEO) est une ONG spécialisée dans la recherche sur le lobbying. Il y a quelques semaines, elle a publié un rapport révélant « comment les EAU mettent en oeuvre leur stratégie de soft power au coeur de l’Europe depuis 2017″. Ce document se concentre spécifiquement sur l’apparition récente de trois acteurs. Le premier est l’Institut Bussola, un groupe de réflexion fondé par des sponsors émiratis, constitué de quelques noms de grandes personnalités (les anciens Premiers ministres espagnol José María Aznar et français François Fillon ou l’ancien secrétaire général de l’Otan Anders Fogh Rasmussen). « Le danger des initiatives comme Bussola est qu’elles suggèrent un degré d’objectivité académique, alors qu’en réalité, elles servent les intérêts de politique étrangère d’un pays du Moyen-Orient dont les droits, le bilan et les politiques sont incompatibles avec les valeurs et les intérêts de l’Europe », analyse, dans les pages du Times, Andreas Krieg, professeur au King’s College de Londres.

Le second acteur s’appelle Project Associates. Si, par le passé, ce cabinet de conseil en communication stratégique a représenté le Conseil des médias des EAU, il a également travaillé en sous-traitance avec la société d’exploitation de données SCL Social. Selon le média américain NBC, cette organisation soeur de Cambridge Analytica a reconnu avoir reçu 333 000 dollars des EAU pour mener sur les réseaux sociaux une campagne liant le Qatar, rival des EAU, au terrorisme. Enfin, le troisième acteur est Westphalia Global Advisory, un cabinet de relations publiques fondé en 2018 qui a pour client principal l’ambassade des Emirats arabes unis auprès de l’Union européenne. A en croire CEO, « ces lobbyistes, qui blanchissent les EAU, les présentant comme un partenaire stable dans la région – engagé dans l’aide humanitaire, allié contre le terrorisme et le changement climatique, et promouvant une modération séculaire croissante – ou qui travaillent autrement pour façonner leur influence, aident cet Etat autocratique et riche en pétrole à cacher son côté le plus sombre. »

Corporate Europe Observatory se pose la question de la transparence et du rôle exact joué par les consultants financés par les Emirats. « On est dans un monde où on a l’impression que c’est devenu une banalité de travailler pour des donneurs d’ordres », regrette Marc Lavergne, géopolitologue et directeur de recherche au CNRS. Active au sein de l’Arab Gulf States Institute de Washington en partie soutenu par les EAU, Emma Soubrier apporte une nuance. « L’existence de cet Institut à Washington a pour objectif clair de faire parler des pays du Golfe et de jeter des ponts entre ceux-ci et les Etats-Unis pour les aider à se comprendre mutuellement », explique-t-elle. « Il y a donc une différence avec le financement de cabinets de conseil qui décrochent leur téléphone et appellent directement des hommes politiques pour influencer leur vote et leurs décisions. »

Une stratégie de sécurité?

Sortis de terre en 1971, les Emirats arabes unis comptent aujourd’hui une population de près de dix millions de personnes… dont à peu près 10% ont la nationalité émiratie. C’est peu pour se bâtir une armée et résister aux éventuelles velléités conquérantes de voisins. « L’invasion du Koweït en 1990 a appris une chose aux EAU: il ne suffit pas d’avoir avec soi les marchands d’armes, les pétroliers et les gouvernants pour s’en sortir. Il faut aussi avoir l’opinion publique », estime Marc Lavergne. « Il faut donc convaincre les Occidentaux que les Emirats, c’est un monde sympathique, avec des émirs qui aiment leur peuple, qui sont vecteurs de tolérance, de bonheur national brut, qui laissent leur place aux femmes, sont laïcs, etc. » Il y aurait donc une stratégie sécuritaire dans ce déploiement de lobbyistes.

La stratégie de soft power des Emiriens passe également par l’organisation de grands événements, comme l’Exposition universelle en octobre de cette année, et de coups diplomatico-scientifiques. Le pays du Golfe se montre très actif dans l’aide humanitaire via l’envoi de kits de tests de la Covid et la relocalisation de la production du vaccin Sinopharm. « Les EAU mènent également une diplomatie spatiale », poursuit Emma Soubrier. « En juillet 2020, les Emiratis ont lancé leur mission vers Mars en même temps que les Américains et les Chinois et sont arrivés avant ces derniers, en février 2021, ce qui prouve leur volonté de valoriser leur image à ce niveau-là aussi. » La présence d’universités internationales et d’une succursale du Louvre à Abu Dhabi depuis une quinzaine d’années prouve que cette stratégie de séduction n’en est pas à son coup d’essai. La différence, c’est qu’aujourd’hui, les EAU essaient de contrebalancer une image ternie par de nombreux éléments.

Les EAU ont été ou sont impliqués dans les guerres au Yémen et en Libye, et sont loin d’être une démocratie. Mais à entendre Emma Soubrier, l’idée ne serait pas de passer complètement sous silence ces mauvaises publicités. « Ce n’est pas tant une stratégie de diversion – puisque toutes les interventions intérieures et extérieures des EAU sont connues dans le monde – qu’une façon d’équilibrer le discours à leur sujet », soutient la chercheuse.

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