A Detroit comme dans d'autres villes des Etats-Unis, la discrimination raciale complique encore l'accès des jeunes Noirs au marché de l'emploi. © Brian Widdis

Elections USA 2020: Dans le Michigan, un défaut d’inclusion (reportage)

Le Vif

En 2016, Donald Trump avait remporté le Michigan avec un peu plus de 10 000 voix d’avance sur Hillary Clinton. Tout l’été, Le Vif/L’Express arpente cet Etat qui va décider de l’issue du scrutin présidentiel. Cette semaine, rencontres avec des militants qui essaient de redonner de la dignité aux Afro-Américains handicapés par leur parcours de vie.

Reportage de Maxence Dozin, envoyé spécial dans le Michigan

Photos: Brian Widdis

Lorsqu’en décembre 1865, après quatre années d’une interminable guerre civile, le Congrès des Etats-Unis signe le 13e amendement à la Constitution qui abolit l’esclavage sur l’ensemble du territoire, la question du statut des Afro-Américains semble réglée. L’économie du sud du pays, fondée sur la récolte du coton et dépendante de la main-d’oeuvre gratuite procurée par les esclaves, est exsangue. Et la période dite de  » la reconstruction  » est marquée par une timide avancée démocratique pour la population noire des Etats du sud.

Mais le  » compromis de 1877 « , pacte marqué par un déplorable opportunisme politique des Républicains, abandonne le Sud aux Démocrates ségrégationnistes. S’en suivent sur place, et pendant près d’un siècle, l’adoption et l’application de lois de discrimination raciale, dites de  » Jim Crow « , et autres entorses aux principes édictés par la Constitution (les 13e et 14e amendements), comme à partir de 1890 la doctrine  » séparés mais égaux « . Il faut alors attendre la deuxième moitié du xxe siècle pour que des arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis (notamment, sur la déségrégation des écoles en 1954) soient rendus et que des lois fédérales ambitieuses (sur les droits civiques en 1957, 1960 et 1964) soient signées pour que la population de couleur voie ses droits de citoyenneté rétablis.

Le gouvernement nous traite en tant que sujets davantage qu’en tant que citoyens.  » Donna Givens, présidente d’une association de quartier

La discrimination n’en est pas close pour autant. Elle prend une autre forme, celle de la criminalisation. Tous deux républicains, tous deux élus sur un programme de rétablissement de l’ordre public, dont la  » guerre contre les drogues  » constitue la vitrine, les présidents Richard Nixon (1969-1974) et Ronald Reagan (1981-1989), imités par le démocrate Bill Clinton entre 1993 et 2001, vont envoyer des millions de jeunes Noir(e)s derrière les barreaux, à tel point qu’aujourd’hui, un jeune individu de couleur de sexe masculin sur trois est, au moins une fois dans sa vie, passé par la case prison.

Des citoyens de seconde classe

Donna Givens est la présidente de l’Eastside Community Network, une association de quartier de Detroit. Forte de vingt employés, l’organisation est active, entre autres, dans le domaine des contentieux raciaux et de la violence policière. Son compagnon, Kevin Davidson, est directeur du design du Musée Charles H. Wright d’histoire afro-américaine de Detroit, fondé en 1965, et fut, entre sa conception et son inauguration en 2016, celui du plus grand espace d’exposition sur ce thème, le Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines de Washington.

 » La méfiance qui règne entre les communautés trouve racine dans le suprémacisme blanc qui infiltre tous les domaines de notre société, déclare Donna Givens. Nous sommes arrivés dans ce pays en tant que sous-hommes, et après la fin de guerre civile, les « lois Jim Crow » ont fait de nous des citoyens de seconde classe. Le gouvernement des Etats-Unis nous traite en tant que sujets davantage qu’en tant que citoyens. Nous assumons les responsabilités attendues de la part de tous les citoyens mais ne jouissons pas des mêmes droits. Notre gouvernement existe pour régler les problèmes des gens fortunés et des entreprises. L’investissement dans les programmes sociaux et dans les écoles, particulièrement en ce qui concerne les personnes de couleur, est seulement vu comme un mal nécessaire « , soutient-elle.

Donna Givens (à g.), présidente d'une association de quartier, dénonce le suprémacisme blanc.
Donna Givens (à g.), présidente d’une association de quartier, dénonce le suprémacisme blanc.© Brian Widdis

L’analyse de Richard (prénom d’emprunt), partisan du président Trump rencontré à Detroit lors d’un reportage précédent (lire Le Vif/ L’Express du 2 juillet) et dont rien ne laisse supposer quelque sentiment raciste, est révélateur de la divergence de vue fondamentale qui structure les deux  » camps  » sur la question raciale aux Etats-Unis. Son discours prétend pour l’essentiel qu’il est temps pour les Afro-Américains de se prendre en main. Et il ne considère aucunement un quelconque héritage de blessures intériorisées et le sentiment d’exclusion qu’il provoque pour expliquer la dérive sociale et économique de la population noire américaine.

La reconnaissance de ses responsabilités

Le coeur du problème est là. Qu’ils soient racistes  » entre les lignes  » ou dénués de tels sentiments comme Richard, bon nombre de républicains ne semblent pas vouloir prendre en compte le fardeau symbolique porté par des générations d’individus afro-américains.  » Il est effectivement commun, dans le chef de nombre de pourfendeurs de la communauté noire, d’accuser celle-ci de se complaire dans une position de victime, relève Donna Givens. C’est typique, selon moi, d’une position d’agresseurs qui cherchent à justifier leur mauvaise conduite. Ils nous répètent sans cesse de « passer à autre chose », de nous « faire une raison ». Mais ils ne comprennent pas que toute marche en avant passe par un processus de réconciliation, et par le fait, dans leur chef, d’accepter leur responsabilité pour les actes passés. C’est un premier pas vers le rétablissement de la confiance, car celle-ci est actuellement brisée « , déplore la présidente de l’Eastside Community Network.

Si je grandis en n’ayant pas assez à manger, comment ne pas enfreindre la loi ?  » Dujuan Kennedy, militant de The Peoples Action

Cette dynamique de méfiance entre les communautés est palpable à Detroit comme nulle part ailleurs aux Etats-Unis, largement du fait du passé de la ville. Dans les années 1950, les communautés, bien que vivant dans des quartiers séparés, cohabitaient dans une fraternité relative, aidées en cela par une mixité raciale de mise dans les usines automobiles de la ville. Les émeutes de 1967 et la fuite des Blancs du centre-ville vers les banlieues ont brisé ce lien. Detroit, bien qu’elle revive dans son centre depuis quelques années, porte les stigmates d’un demi-siècle de distanciation progressive entre les deux communautés. Malgré une amabilité généralisée, les regards sont lourds, et des gestes anodins, salut ou autres, peuvent être sujets à mauvaise interprétation. Nous en avons fait l’expérience.

L'activiste Dujuan Kennedy juge qu'il n'est pas aisé pour un Noir de créer ses propres opportunités.
L’activiste Dujuan Kennedy juge qu’il n’est pas aisé pour un Noir de créer ses propres opportunités.© Brian Widdis

Un marché du travail avec peu de perspectives

Les histoires personnelles de Alia et de Dujuan, rencontrés le 19 juin dernier lors du défilé de Juneteenth célébrant l’émancipation des Noirs de l’esclavage, illustrent bien ces vies contraintes par une difficulté à s’estimer soi-même, conséquences d’une absence de repères parentaux et de l’intériorisation de stéréotypes de féminité et de masculinité dans une société fonctionnant beaucoup sur des clichés.  » Il faut bien se rendre compte que pour nous, tout participe d’une lutte pour aller de l’avant. Nous sommes dans un état de guerre, qu’elle soit psychologique, économique, chimique aussi puisque les drogues ravagent notre communauté. Nous sommes en lutte permanente avec nous-mêmes, signale d’une voix posée, grave, presque résignée Dujuan Kennedy, 38 ans, membre de The Peoples Action, une association créée en 2018 pour promouvoir le développement socio-économique des Afro-Américains. Bon nombre de gens tiennent de grands discours mais ne peuvent pas se mettre à notre place.  »

La majorité des dealers de drogue seraient capables de développer une petite entreprise.  » Alia Harvey-Quinn, directrice de Force Detroit

 » Les jeunes gens de nos communautés, dont plus d’un cinquième atteignent la majorité sans diplôme secondaire, font face à un marché du travail qui ne leur laisse que très peu de perspectives, que ce soit dans les entreprises ou dans l’autoentrepreneuriat « , soutient Alia Harvey-Quinn, de l’organisation Force Detroit (avec Force comme acronyme de Faithfully Organizing Resources for Community Empowerment, organisation loyale des ressources pour l’autonomisation de la communauté).  » Les gens se retrouvent donc obligés de se ménager leurs propres opportunités pour joindre les deux bouts, ce qui passe le plus souvent par le marché de la drogue. Le système de criminalisation repose sur un déficit en matière d’éducation et d’opportunités d’emploi et sur un manque de valorisation des individus. On n’investit pas en eux. Dans notre communauté, la majorité des dealers de drogues seraient parfaitement capables, s’ils en avaient l’opportunité, de développer de petites entreprises « , conclut ironiquement la directrice de Force Detroit.

La militante Alia Harvey-Quinn pointe les carences du système d'enseignement.
La militante Alia Harvey-Quinn pointe les carences du système d’enseignement.© Brian Widdis

Des prédispositions à chuter

Les récits de Dujuan et d’Alia résument les difficultés rencontrées par les communautés de couleur dans leur quête d’autonomie, et illustrent bien à quoi aboutit le manque d’empathie dans le chef des spécialistes qui  » savent quoi faire « .  » Je ne cherche pas à verser dans la victimisation. Et d’une certaine manière, je comprends les personnes qui pensent qu’il s’agit avant tout de créer ses propres opportunités. Mais il faut que de leur côté, elles comprennent que dans les circonstances dans lesquelles nous grandissons, il nous est presque impossible de prendre des décisions rationnelles pour nous-mêmes « , avance Dujuan qui, après avoir passé quatorze ans derrière les barreaux, est aujourd’hui employé dans la construction.  » Si je grandis en n’ayant pas assez à manger, comment ne pas vouloir enfreindre la loi ? Si j’évolue dans un milieu ravagé par la violence et les drogues et que je ne me sens pas en sécurité, comment suis-je censé tirer mon épingle du jeu ? Si votre père est en prison, comme Alia l’a vécu jeune (NDLR : son père a passé vingt-sept ans derrière les barreaux), comment pouvoir s’autonomiser et construire une image positive de soi-même, en ne tombant pas dans le piège des archétypes de masculinité véhiculés par les médias et qui m’invitent à m’identifier à un rôle tout fait de gangsta ?  »

Tel est le sort de milliers d’hommes et de femmes afro-américains à Detroit, dans le Michigan, et partout aux Etats-Unis.  » C’est d’un sentiment d’inclusion et de dignité dont nous avons besoin « , conclut Alia Harvey-Quinn.  » La dignité, insiste-t-elle. Ce sentiment qui donne la permission de croire en soi… « .

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