Eric Cusas

Élections italiennes: les brutes et les truands

Eric Cusas Avocat aux barreaux de Bruxelles et de Paris

Ça y est, à leur tour, les Italiens ont mal voté ! Le fascisme, rien moins que cela, s’installe à nouveau dans la botte. C’est en tout cas ce qu’il faut croire si l’on écoute bon nombre de journalistes et de commentateurs dont la méconnaissance (feinte ou réelle) de l’histoire n’a d’égale que la propension à utiliser à tort et à travers des concepts datés, dans le seul but de faire frissonner…

Après que les illettrés et les bas du front anglais ont décidé de faire sécession et de quitter le nirvana de l’Union européenne, après que des mâles blancs américains sous-diplômés, les déclassés de la rust belt, ont choisi de porter au pouvoir un histrion vulgaire, sexiste, raciste, homophobe lunatique et inculte, voici que dans l’un des berceaux mêmes de la civilisation occidentale le peuple retombe dans les errements d’un passé qu’on ne peut qualifier que de nauséabond. Car elle revient la bête immonde, celle dont le ventre est encore fécond et dont le mufle nous rappelle les heures les plus sombres de notre histoire, pour rassembler en une seule phrase tous les poncifs du genre.

Le fascisme, rien moins que cela, s’installe à nouveau dans la botte. C’est en tout cas ce qu’il faut croire si l’on écoute bon nombre de journalistes et de commentateurs dont la méconnaissance (feinte ou réelle) de l’histoire n’a d’égale que la propension à utiliser à tort et à travers des concepts datés, au contenu précis, dans le seul but de faire frissonner le bourgeois et de condamner une populace, nécessairement imbécile, frileuse et égoïste qui se laisse séduire par d’abjectes sirènes. À croire que dans la patrie de l’humanisme, celle de Léonard de Vinci, de Dante, de Michel-Ange et du Tintoret, il n’y a plus – ou presque – que des brutes et des truands si l’on ose ce clin d’oeil au maître du western spaghetti.

L’analyse du fascisme italien du siècle dernier ou celle des régimes qui, comme le franquisme, lui furent assimilés dépasserait de beaucoup le cadre d’un billet d’humeur. Toutefois, on ne peut se dispenser de revenir schématiquement à ce qui en constitue l’essence, si l’on veut faire preuve d’honnêteté intellectuelle, ce qui impose d’éviter de brandir comme un épouvantail à moineaux un mot qui ne recouvre en rien la réalité du vote italien.

Selon le professeur Emilio Gentile dont les études font autorité, le fascisme est d’abord un totalitarisme, mot qui désigne le fonctionnement de tout État qui prétend régir non seulement la vie publique, mais aussi la vie privée de ses administrés. Il suppose l’existence d’un parti unique, détenteur d’un monopole idéologique, une restriction de la liberté d’expression, totale ou partielle, par le biais d’un appareil de terreur plus ou moins sévère selon les climats et – en tout cas pour ce qui regarde le fascisme des années 30 – une forme de militarisation de la vie de la cité. On pourrait naturellement nuancer ou compléter, citer par exemple les travaux de Raymond Aron ou du regretté Pierre Milza (qui vient de disparaître). On pourrait aussi se référer aux analyses marxistes – parfois contradictoires – du phénomène. Ainsi, lors du VIIe congrès de la IIIe Internationale Dimitroff définissait-il le fascisme comme « la dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins, les plus impérialistes du capital financier. »

Alors, fascistes les Italiens de 2018 ? Chauvins peut-être, mais aussi au service du « capital financier » ? Nostalgique des bruits de bottes, de la censure et de la violence d’État le pays du bel canto, du soleil et de la joie de vivre ? Certainement pas à l’aune de ces définitions ! Et la première imposture qu’il faut dénoncer, c’est précisément l’emploi d’un mot si chargé d’ignominie (mot entendu cette semaine encore dans la bouche d’un « expert » invité de la RTBF) pour disqualifier a priori un peuple qui n’a pas l’élémentaire délicatesse d’épouser avec enthousiasme le credo mondialiste qu’on veut à toute force lui imposer. C’est d’autant plus essentiel que bon nombre de journalistes qui répètent en boucle, avec des airs de vierge outragée, les mots d' »extrême droite » ou de « fascisme » sont incapables d’expliquer, de manière intelligible, ce que ces expressions recouvrent en science politique. Elisabeth Martichoux (RTL, 6 mars) vient de donner le plus bel exemple de cette ignorance crasse qui, interpellée par Marine Le Pen (pour une fois bien inspirée) sur ce qui l’autorisait à qualifier la Ligue du Nord de Matteo Salvini « d’extrême droite » s’est contentée de bredouiller piteusement que c’est ainsi qu’« on » la désigne. Bel esprit d’analyse, en vérité, et remarquable rigueur scientifique !

Je doute personnellement que les Italiens aspirent à un régime totalitaire. Et lorsque j’écris que j’en doute, c’est une formule de style : je suis certain que ce n’est pas le cas, tout comme je suis certain que ceux qui poussent des cris d’orfraie et hurlent au péril brun sont convaincus de l’inexistence du danger. Ce qui semble clair en revanche, c’est que le vote du 4 mars constitue tout à la fois l’expression d’une défiance profonde à l’égard de l’Union européenne telle qu’elle se construit depuis le début des années 90 et d’un rejet de la politique d’accueil consécutive à la crise migratoire de 2015. Or, cette défiance ou ce rejet ne suffisent pas à faire de celui qui les éprouve un « fasciste« . Ce sont des points de vue, que l’on peut partager ou non, mais dont l’expression demeure en tout cas parfaitement légitime et ne mérite pas les anathèmes ou les condamnations solennelles en chaire de Vérité. La démocratie, c’est d’abord et avant tout le droit au désaccord. Lorsque ce droit disparaît, fût-ce sous l’effet de la contrainte sociale, c’est alors qu’on peut craindre pour la liberté.

Dans un remarquable ouvrage paru l’année dernière [1], l’iconoclaste Emmanuel Todd qu’on peut soupçonner de tout sauf de sympathies pour l’extrême droite (ou même pour la droite tout court) a brillamment mis en lumière le caractère « dysfonctionnel » de l’Union européenne depuis l’élargissement à l’Est et l’avènement de la monnaie unique. Cette Europe qui se construit contre les peuples ou, en tout cas, malgré eux, écrit le démographe, aurait un sens si les postulats qui la fondent, à savoir ceux de la primauté des déterminations économiques et de la convergence des nations dans la société de consommation s’avéraient vérifiés. Mais ce n’est pas le cas. Ainsi que Todd le démontre de manière convaincante, au terme d’une analyse fouillée et documentée, « des forces plus profondes – éducatives, religieuses et familiales – sous-tendent les évolutions économiques ». Selon Todd, au-delà des embrassades entre leurs dirigeants qui n’en finissent pas de célébrer la fin de guerres qui n’ont plus de sens pour les moins de 70 ans, la vérité historique qui se dessine est celle d’une Europe construite autour de l’Allemagne, par l’Allemagne et pour l’Allemagne. Sous couvert d’Europhilie et de défense des « valeurs » qui unissent les pays de l’Union ressurgit le vieux nationalisme allemand, mûri sur un fond anthropologique d’autoritarisme, de collectivisme (par opposition à l’individualisme anglo-saxon) et d’inégalité. L’euro, de conception française, et dont le but officiel était de ligoter le mark est devenu une nouvelle ligne Maginot et, pour tout dire, l’instrument de la domination d’un pays qui, par ce biais, prive les économies faibles, dont l’économie italienne, de la possibilité de se protéger d’une concurrence trop efficace en dévaluant. Enfin, l’appel à l’immigration de masse, religion dans laquelle les Européens sont sommés de communier au nom d’un universalisme de façade, à peine d’être qualifiés de fascistes, n’a d’autre objectif que de pallier l’effondrement démographique allemand (1,4 enfant par femme !) auquel ont un temps, mais un temps seulement, suppléé la réunification et l’élargissement à l’Est.

Il n’y a pas d’autres raisons que celles-ci au vote italien ou aux mouvements d’humeurs qui se multiplient à travers l’Europe, mouvements que l’on qualifie de « populistes » , « d’extrême droite » ou de « fascistes » parce qu’ils contrarient une approche des relations entre les peuples fondée sur le seul primat de l’économie, sans égard aux substrats anthropologiques locaux (la « mémoire des lieux » chère à Emmanuel Todd et à Hervé Le Bras).

C’est pourquoi je pose une question délibérément provocante : est-ce que l’on peut qualifier de fasciste une organisation supra-étatique qui repose sur une idéologie qu’il est interdit de contester sous peine d’être mis à l’index, qui pratique une forme de censure, fût-ce par le biais de la contrainte sociale ou par le dénigrement systématique de l’opposant et qui se nourrit d’autoritarisme et d’inégalité ? Si la réponse à cette question est positive, il me semble que c’est l’Union européenne bien plus que les Italiens qui manifeste une dangereuse propension au fascisme.

[1] Emmanuel Todd, « Où en sommes-nous – Une esquisse de l’histoire humaine, Seuil, 2017

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