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« Eclats de violence et montée du national-racisme »

Sociologue du quotidien, Jean-Claude Kaufmann annonce, dans son dernier opus, l’explosion d’un bombe à retardement : le malaise des jeunes dont l’avenir est totalement bouché. Gare aux déflagrations.

Pour exercer son métier de sociologue, à l’affût des tendances profondes de la société, Jean-Claude Kaufmann n’hésite pas à fouiller dans le panier à linge des jeunes ou le sac des femmes. Ce Breton sexagénaire s’invite chez les couples au lendemain de leur nuit de noce ou se glisse autour de la table du dimanche pour observer la vie familiale. Par petites touches, il dépeint des Français experts dans l’art de se faire du bien. Et pourtant, dans son dernier livre martelé au son du tocsin, Identités, la bombe à retardement (éditions Textuel), Kaufmann prédit des « éclats de violence », la montée du « national-racisme » et un avenir lourd de dangers indéfinissables, nourris par des émotions identitaires qui sont un remède au mal de vivre dans une société individualiste.

Le Vif/L’Express : Dans votre dernier ouvrage, vous adoptez un ton alarmiste. Nous serions au bord du gouffre, face à la montée de l’extrême droite et des nationalismes, la stigmatisation des Roms, l’islamophobie, l’antisémitisme, la négrophobie, les enfermements communautaristes…

Jean-Claude Kaufmann : Le fonctionnement de la société se dévoile à partir du plus concret des choses, comme je l’ai montré, d’un point de vue théorique, dans L’Entretien compréhensif (Nathan, 1996). Ainsi, si j’observe à quel point les gens sont doués pour se construire de petites bulles de bien-être, en même temps, l’iceberg est là, nous fonçons droit dessus.

Que craignez-vous exactement ?

La conjonction de deux phénomènes : le fonctionnement et la construction de l’identité sur des éléments très volatils et très émotionnels, tels que j’ai pu les observer depuis plus de dix ans, d’une part, et la crise économique, d’autre part. On croit cette crise dépassée, mais c’est un leurre car nos pays ne cessent de s’endetter. L’avenir des jeunes est tellement bouché ! C’est une bombe à retardement. Un récent sondage révèle la vision extraordinairement noire et pessimiste que les jeunes Français ont de leur avenir. A ce désespoir, il faut ajouter la crispation identitaire, qui peut déboucher sur des dérives graves. Les jeunes ont la capacité de se sentir bien ensemble, de faire la fête mais on perçoit bien que quelque chose ne va pas, qu’ils ne trouvent pas leur place, qu’ils ne parviennent pas à se réaliser pleinement dans cette société dominée par l’économie. Or l’économie repose sur une vision de l’homme très simple, voire simpliste. L’homme, selon les économistes, c’est quelqu’un de rationnel et de calculateur, donc mû par ses seuls intérêts. Or, on ne peut pas construire une société sur cette base-là. L’aspiration à une vie meilleure existe mais elle n’a pas de programme crédible d’un point de vue politique. Chacun ne parvient à la réaliser que dans son petit monde à lui, avec ses amis, dans les associations ou les loisirs, dans sa famille, où, dans l’idéal, règne l’amour.

Votre conception de l’identité n’est pas celle qui a marqué la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy ni celle du philosophe Alain Finkielkraut, auteur de L’identité malheureuse (Stock), qui insiste sur les aspects charnels, enracinés, de l’identité française.

On se méprend sur l’identité. On confond trop le processus identitaire avec ce que l’Etat pense être notre identité : le sexe, l’origine, la religion, le statut socio-professionnel, etc. Cela, c’est la réalité historique de l’individu, son identité administrative. Mais ça ne dit pas qui je suis ni quel sens je donne aux choses, ni ce qui détermine les milliers de choix qui constituent la trame de ma vie. Face à l’infinité des possibilités qui s’offrent à lui, l’homme est obligé de se fier à un ensemble de croyances qui constituent son identité du moment, sinon il tombe en panne ou sombre dans la dépression. Tel est le nouveau régime du fonctionnement social, qui place au centre le processus identitaire. L’identité n’est pas figée. Elle se reformule sans cesse.

Les explosions identitaires guettent les couches les moins favorisées de la population, selon vous. Par quel mécanisme ?

Dans la période actuelle, il faut avoir beaucoup de ressources culturelles, sociales et économiques pour vivre des émotions, comme la passion du football, par exemple, sans faire de mal à autrui et en gardant la maîtrise de son existence. Les gens ne sont pas égaux devant l’identité. Quand on n’a pas ces ressources, qu’on ne peut s’offrir de bulles de bien-être ou jouer, grâce à sa position sociale et à ses réseaux, de ses différentes facettes identitaires, on a tendance à se replier sur ce que l’on connait : la famille, les amis proches, la communauté. Ce cocon protège du regard négatif de l’autre qui reste insidieusement méprisant: c’est ta faute si tu n’as pas pu t’en sortir. Quand l’explosion se produit, elle a un caractère libératoire, presque joyeux, parce qu’elle permet d’affirmer l’entre soi contre tous les autres. D’où la montée du fondamentalisme religieux, qui construit une communauté idéale, la oumma, qui n’est en fait qu’une abstraction impalpable.

Comment désamorcer cette bombe à retardement ?

Je n’ai pas de conseil à donner. Je sais seulement qu’il faut en discuter et ne pas se laisser endormir par le faux calme qui règne actuellement. Au moment du passage à l’an 2000, on n’a pratiquement parlé que du bug informatique. Les grands événements du XXIe siècle, comme les attentats du 11 Septembre et l’éclatement de la bulle Internet, n’ont pas été l’occasion d’une profonde remise en cause. Nous ne savons plus réfléchir sur l’avenir. En 2008, l’explosion du système économique a été repoussée par de nouvelles montagnes de dettes. On fait presque comme si la crise financière, qui a manqué faire imploser le système économique mondial, n’avait jamais existé. Ce n’est pas tenable. Nous courons à la catastrophe, qui ne sera pas seulement financière. Nous avons trop la conviction que ces problèmes peuvent être résolus par les experts, par les instances pacificatrices que la société a mises en place, exactement comme nous-mêmes, dans le ressort de notre vie privée, nous sommes devenus des experts dans l’art de se faire du bien. Mais quand une civilisation arrive à bout de souffle, les experts ne suffisent plus.

La montée des radicalismes révèle une sorte d’aspiration à un pouvoir fort. Est-ce le retour du balancier, contre l’esprit de Mai 68 ?

C’est une hypothèse tout à fait plausible. L’aspiration à un pouvoir fort et à une restauration des valeurs traditionnelles existe dans l’opinion, elle apparaît régulièrement dans les sondages. Sauf que ce n’est pas conciliable avec les nouvelles libertés acquises par les individus. Il est impossible de restaurer le cadre idéologique qui existait avant les années 1960 et qui corsetait la société. L’autonomie des individus et les nouvelles technologies rendent ce retour en arrière impossible. Il faut inventer autre chose, une nouvelle moralité collective qui parvienne à s’articuler à la liberté individuelle.

Les succès électoraux du Front national aux élections municipales corroborent-ils votre analyse ?

Oui, bien sûr, hélas. Certains disent que le FN s’implante plus largement parce que Marine Le Pen lui a donné une apparence plus respectable. Mais, à la vérité, il ne faut pas creuser longtemps pour voir que, derrière l’aspiration patriotique, le racisme pointe très vite le bout du nez. C’est une constante aujourd’hui en Europe : partout où montent les nationalismes, ils dérivent très vite vers le racisme, ce que j’appelle le national-racisme. Le plus préoccupant en France, aujourd’hui, c’est la constitution d’une opinion très large en faveur des thèses du FN. Ce n’est pas trop grave, disent certains commentateurs, puisqu’il n’y a pas mort d’homme, que tout cela se passe dans un certain calme. Je pense, au contraire, que c’est très grave, car c’est un pas supplémentaire dans l’engrenage explosif qui s’installe. Il ne reste ensuite qu’à allumer la mèche !

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