En cas de choc global et brutal, les technologies ne peuvent pas nous sauver. Seuls nos changements de comportement seront efficaces, comme les mesures de confinement (ici, au Portugal). © getty images

Dominique Bourg, philosophe écologiste : « Cette crise liée au coronavirus révèle la limite du pouvoir des technologies »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Pour Dominique Bourg, philosophe écologiste et professeur honoraire à l’université de Lausanne, la crise liée au coronavirus marque un basculement : nous ne reviendrons pas au monde d’avant. C’est que l’état d’esprit des populations, désormais convaincues de la vulnérabilité climatique de la planète, a changé depuis le krach financier de 2008.

La crise que nous connaissons vous surprend-elle ?

Oui, quand même. Quand on regarde le passé, on sait les dégâts causés par la peste noire et la grippe espagnole. Pour ce qui concerne la crise actuelle, la déstabilisation de l’écosystème est avérée et quand on sait ça, il faut s’attendre à des choses surprenantes. Comme celle-ci, énorme : on est partis pour plusieurs mois, on entre dans une aventure inédite et nul ne sait ce qu’il en découlera.

Quelles sont les leçons que l’on peut déjà tirer de cette crise ?

D’abord, que notre psychologie est quasi universelle et qu’on ne peut pas la transformer. On a beau savoir ce qui se passe en Italie, nous sommes dans un mécanisme de déni très fort. Comme on ne constate pas, in situ, ce qui se passe, nos réflexes ne sont pas ceux que la situation italienne devrait générer. Il faut vraiment – passez-moi l’expression – qu’on ait le nez dans le caca pour qu’on prenne enfin conscience de ce qui arrive et qu’on réagisse de manière adéquate. A Paris, jusqu’il y a peu, il y avait encore des rassemblements dans les rues, comme si de rien n’était ! L’humain est comme ça : face à un danger, pour peu qu’il soit encore lointain, il est dans le déni. Sauf dans les pays d’Asie, habitués aux phénomènes d’épidémies depuis des siècles. Il y a là-bas une sorte d’habitus sur ces questions, qui explique qu’on y réagit beaucoup plus vite. La Corée du Sud, Singapour ou Taiwan n’ont d’ailleurs jamais cessé leurs recherches sur le Sras, contrairement à nous.

Une autre leçon à tirer serait-elle la vulnérabilité générale engendrée par la mondialisation ?

Ce que cette crise révèle d’abord, c’est la limite du pouvoir de nos technologies. On observe que l’on ne peut produire suffisamment de masques et qu’il faudra au moins un an pour qu’un vaccin voie le jour. Le mode de gestion des problèmes de nos sociétés, par les techniques, est totalement pris en défaut quand on est confrontés à un problème brutal et global comme celui-ci. On est renvoyés à l’essentiel : le changement de comportements par le confinement et la distance sociale pour ralentir la diffusion de la maladie. Pareil avec la question du climat : on nous fait croire qu’on va sortir de la crise climatique grâce aux technologies mais c’est totalement faux. On ne pourra y répondre que par un changement, collectif et particulier, de comportement.

Les Italiens chantent ensemble sur les balcons et ne demandent pas aux immigrés de ne pas chanter.

Après la crise financière de 2008, on a beaucoup reproché aux acteurs politiques et économiques de ne pas en avoir tiré les leçons. Ce phénomène risque-t-il de se produire cette fois encore ?

Les deux crises ne sont pas comparables. Celle-ci touche la vie des gens : il n’est pas impossible qu’elle provoque des centaines de milliers de morts. Elle est d’abord sanitaire, puis financière et économique, alors que celle de 2008 n’était que financière. Cette épreuve-ci sera aussi plus longue et plus spectaculaire, elle aura donc une force d’imprégnation plus importante. Et puis, justement, on n’a rien fait du tout en 2008 ! On voit bien combien la mondialisation nous fragilise. Je pense qu’on tirera plus de conclusions de cette crise-ci qu’on ne l’a fait en 2008. L’économie est gelée pour plusieurs mois, avec des conséquences majeures. En plus, il n’est pas exclu – si l’on a à nouveau affaire à un été caniculaire – que nous soyons rattrapés durement par la crise climatique. Pour toutes ces raisons, je n’imagine pas un retour à la situation d’avant. L’état d’esprit de la population en 2020 a évolué : la majorité des gens ont intégré que nous vivions un basculement. Le changement de mentalité qui était lentement à l’oeuvre depuis dix ans va connaître un coup de fouet énorme.

Si on ne revient pas au monde  » d’avant « , à quoi ressemblera le monde  » d’après  » ?

C’est difficile à dire parce qu’on ne sait pas dans quel état notre économie, nos finances, nos systèmes sociaux vont sortir de cette crise. Mais les modèles qui consistent à affirmer que la croissance infinie est assurée, qu’on peut maîtriser les conséquences de nos frasques environnementales et que l’idéal de tout un chacun est le consumérisme, c’est mort.

En nous plaçant pratiquement tous à égalité devant le risque de maladie, la crise ne nous rassemble-t-elle pas autour de la notion d’humanité ?

Tout à fait. L’épreuve actuelle nous ramène aux fondamentaux de la finitude humaine : on revit ce que l’humanité a toujours vécu, avec des périodes d’épidémies ou de famine. Depuis la fin du xviiie siècle, l’Occident n’a plus connu de famine et la grippe espagnole remonte à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce qui nous arrive là, c’est ce qu’exclut la vie occidentale au moins depuis l’après-guerre. L’aspect positif de cette crise, c’est qu’elle nous met dans les dispositions nécessaires pour affronter des problèmes de très long cours, qui sont au-devant de nous. J’ajoute que s’il y a bien un discours qui paraît ridicule aujourd’hui, c’est celui de ces crétins de transhumanistes. J’espère qu’ils auront du mal à se relever de cet épisode.

Dominique Bourg.
Dominique Bourg.© Roberto Ackermann

La crise provoque-t-elle aussi un changement de fond chez les autorités politiques ?

Les politiques sont sous un choc énorme parce qu’ils sont chefs d’orchestre. Les circonstances les transforment et, en quelques jours, ils envoient bazarder tout leur référentiel. C’est très étonnant. La têtue chancelière Angela Merkel lâche son obsession des 3 % de déficit, par exemple. Je pense qu’on va aussi se débarrasser de Donald Trump. Car la crise sera méchante aux Etats-Unis et leur système de santé ne leur permettra pas de faire face.

Au niveau relationnel, la crise a aussi des conséquences…

Elle nous rappelle que c’est avec nos proches et nos relations sociales que nos vies se déterminent. On a connu une période de folie financière et technique ; le Covid-19 est la première épreuve qui nous contraint à mettre ces folies entre parenthèses. La crise nous rappelle aussi que c’est la solidarité qui a permis à l’humanité de survivre.

Des pays ferment aujourd’hui leurs frontières. Craignez-vous un réflexe de repli sur soi et un rebond des positions nationalistes ?

J’espère au contraire que l’Europe va résister en mutualisant ses efforts. Observez qu’en Italie, on n’entend plus Matteo Salvini : il est devenu inaudible. Les Italiens chantent ensemble sur les balcons et ne demandent pas aux immigrés de ne pas chanter. J’espère qu’avec les malheurs qui nous arrivent, les gens vont comprendre qu’avoir des crétins au pouvoir, comme Trump, Erdogan ou Bolsonaro, n’est vraiment pas une bonne chose.

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