Souvent grotesque, parfois grossier, Donald Trump est une "célébrité" comme en produit la téléréalité: une figure familière à laquelle on pardonne toutes les excentricités. © REUTERS/Carlo Allegri

Comment Donald Trump est-il arrivé jusque là?

Grâce à sa surface médiatique, à son populisme et à la guerre civile qui a déchiré les républicains, le businessman devenu président a construit une machine infernale qu’il aurait été difficile d’arrêter. Le point de vue d’une experte.

Spécialiste des Etats-Unis, Célia Belin est chercheuse associée au Centre Thucydide de l’université Panthéon-Assas (Paris II) et docteur en science politique.

Lorsque Donald Trump s’est lancé dans la course à la présidence des Etats-Unis en juin 2015, il était crédité de 4% des intentions de vote, et personne n’a cru qu’il pourrait l’emporter. Le magnat de l’immobilier, milliardaire et star de la téléréalité, a rapidement été placé dans la catégorie « showman », celle dans laquelle on trouve les personnages hauts en couleur des campagnes présidentielles (comme Herman Cain et Michele Bachmann, en 2012, ou, cette année, Ben Carson) qui marquent leur passage d’amusantes sorties dans les débats, avant de laisser la place aux challengers plus sérieux. Or, contre toute attente, à l’encontre des estimations de toute la classe médiatique et politique américaine et étrangère, Donald Trump a grimpé dans les sondages, lentement mais sûrement, écrasant sur son passage les nombreux candidats, gouverneurs ou sénateurs, jugés capables de l’emporter: Rick Perry, Scott Walker, Chris Christie, Jeb Bush, Marco Rubio, Ted Cruz et John Kasich.

Ce faisant, celui que l’on appelle « Le Donald » a enchaîné un nombre incalculable de déclarations outrancières (insultant les Mexicains, les journalistes, les femmes, les vétérans et les handicapés), accompagnées de propositions politiques insensées et de promesses dangereuses (sur l’économie, les échanges commerciaux, les immigrés, les musulmans, les armes à feu, les alliances militaires).

Comment est-il alors possible que ce personnage grossier et grotesque soit parvenu à décrocher l’investiture du Parti républicain, puis à remporter l’élection? Il y a trois explications à cette victoire: Donald Trump a incroyablement bien joué la main qui lui a été servie; le Parti républicain traverse une crise existentielle; et Trump incarne la révolte des petites gens.

La force de Donald Trump est d’avoir entièrement renversé le jeu politique, réécrivant des règles que les experts jugeaient immuables: la règle de l’argent, selon laquelle c’est le candidat qui lève le plus de fonds et qui achète le plus de publicités télévisuelles qui est assuré de l’emporter; la règle des gaffes, qui veut qu’un candidat crédible ne puisse se permettre de commettre le moindre impair, au risque de voir sa maladresse reprise en boucle par les médias; et la règle des lobbies, qui impose qu’un candidat embrasse les positions politiques de base formant le socle doctrinal du parti, afin de garantir un ralliement de ses cadres. Or Donald Trump a levé et dépensé des sommes dérisoires par rapport aux autres candidats, misant sur une couverture médiatique massive et gratuite et des meetings dignes d’une tournée de rock star; il a enchaîné les énormités, les gaffes et les insultes, sans jamais en payer le prix politique; et il s’est affranchi des dogmes républicains en matière de conservatisme économique et de politique étrangère.

Depuis la campagne 2007-2008 de Barack Obama, qui avait joué de ses atouts pour devenir une icône glamour, l’Amérique est entrée dans l’ère politique de la pop culture, « pop culture politics », comme l’appelle Denis Lacorne, directeur de recherche à Sciences po Paris. Une ère – dont Sarah Palin, qui soutient Trump, était une des premières égéries – dans laquelle les médias traditionnels ont perdu du terrain face aux réseaux sociaux. Tandis que l’hypermédiatisation rend acceptable l’hypernarcissisme, les candidats privilégient la mise à nu de leurs sentiments plus que l’exposition de leurs raisonnements; et les personnalités l’emportent sur les positions politiques.

Loin de lui nuire, les onze années de téléréalité de Donald Trump dans son émission The Apprentice se sont révélées sans conteste un atout maître: le milliardaire est aujourd’hui une figure familière, une célébrité parfaitement à l’aise avec son image et à laquelle on pardonne toutes les excentricités, tandis que son rôle de « juge » dans l’émission a ancré dans l’esprit des électeurs-spectateurs qu’il est un entrepreneur talentueux et un décideur légitime. Depuis le début de la campagne, Donald Trump est en représentation, il régale les médias en produisant une actualité qu’il commente ensuite lui-même, en privant de tout air ses adversaires politiques républicains et en pesant même sur la compétition dans le camp démocrate.

Il est aussi le symptôme d’une maladie grave du Parti républicain, potentiellement dans son stade terminal

S’il a clairement bénéficié du morcellement de l’opposition avec seize rivaux républicains initiaux, sa manière de faire de la politique a dérouté ses adversaires: il a réussi à coller sur Jeb Bush, frère et fils de président, l’étiquette de candidat « sans énergie », à populariser les surnoms du sénateur Rubio – « Petit Marco » – et du sénateur Cruz – « Ted le menteur ».

Mais il serait trop simple de n’attribuer sa victoire qu’à son génie médiatique: Donald Trump est également le symptôme d’une maladie grave du Parti républicain, potentiellement dans son stade terminal. Des divisions internes profondes sont apparues dès les années 1960, lorsque le parti mena une « stratégie sudiste » pour récupérer les électeurs démocrates déçus par les grandes réformes des droits civiques. A la fin des années 1970, ce furent les fondamentalistes chrétiens qui intégrèrent les rangs du parti et y imposèrent un conservatisme sociétal rigoureux. Si, finalement, l’union des conservateurs (économique, sociétale et en politique étrangère) est parvenue à mener Reagan et les deux Bush à la victoire, elle s’est montrée d’une grande fragilité, les ultraconservateurs s’opposant sans cesse aux républicains libéraux et modérés.

Trump, ou l'art de la provoc': Marco Rubio, et Ted Cruz, alias
Trump, ou l’art de la provoc’: Marco Rubio, et Ted Cruz, alias « Petit Marco » et « Ted le menteur », comme il les a élégamment surnommés, en ont fait les frais.© REUTERS/Jim Young

En 2008, l’accession à la présidence du premier métis de l’histoire américaine, en pleine crise économique et sur fond de déception profonde vis-à-vis d’une administration Bush qui s’était ruinée en guerres inutiles, provoque un coup de fouet au sein de la droite américaine. La réforme de l’assurance santé, surnommée « Obamacare », offre aux détracteurs du président l’occasion de s’organiser, sous la forme d’une contestation de terrain, le Tea Party, qui milite pour une baisse des impôts et une réduction de la taille du gouvernement. Le mouvement rassemble bientôt une large coalition disparate de militants anti-Obama, et bientôt anti-élites, provenant des cercles chrétiens conservateurs, des milices d’autodéfense, des « patriotes » pro-armes, ou encore des Birthers, ce groupe contestant la naissance américaine du président Obama – et dont une des figures de proue était Donald Trump.

Un rejet viscéral des élus sortants et de l’establishment politique

Le Parti républicain peine à contrôler cette insurrection droitière, qui noyaute ses primaires aux élections législatives pour en écarter les leaders modérés les plus éminents (comme Eric Cantor, numéro 2 du parti à la Chambre des représentants), mais qui, par ailleurs, rapporte gros sur le plan électoral: le parti reprend la Chambre des représentants en 2010 et le Sénat en 2014. Mais les sympathisants républicains sont furieux de constater que, malgré ces victoires, leur parti n’a pas su faire barrage aux démocrates dans les combats qui leur sont chers (Obamacare, accord sur le nucléaire iranien, mariage homosexuel). Ils expriment un très fort mécontentement envers le Congrès et les médias, ainsi qu’un rejet viscéral des élus sortants (anti-incumbent sentiment) et de l’establishment politique. Même le Speaker (le président) de la Chambre, John Boehner, jette l’éponge en septembre 2015, après cinq ans de combat avec le Tea Party. En 2016, le parti est dans un état de guerre civile.

Au-delà des troubles du Grand Old Party, l’Amérique souffre d’un profond mal-être. Les changements culturels très rapides de ces dernières années aux Etats-Unis (premier président noir, établissement d’un système de santé national, mariage homosexuel, légalisation du cannabis, etc.) ont développé un sentiment de perte de contrôle et de repères au sein d’une partie de la population américaine, conservatrice, blanche, âgée et chrétienne. Pour eux, l’Amérique change trop vite et perd son identité, usurpée par les jeunes, les urbains, les élites cosmopolites, les minorités et les immigrés. Malgré une croissance correcte et un chômage faible, le malaise économique perdure, lié au faible taux d’emploi, et au creusement des inégalités.

Au coeur de la campagne du challenger d'Hillary Clinton, la question de l'
Au coeur de la campagne du challenger d’Hillary Clinton, la question de l' »identité », particulièrement sensible au sein d’un électorat blanc, chrétien et conservateur.© REUTERS/Jim Young

Un milliardaire comme rempart contre les puissances de l’argent…

Dans cette élection présidentielle de 2016, les libéraux économiques et le patronat apparaissent inaudibles, laissant libre cours aux discours populistes et protectionnistes, incarnés à gauche par Bernie Sanders et à droite par Donald Trump. Dans la lignée de Pat Buchanan, candidat « paléo-conservateur » à la primaire en 1992 et 1996, ou de Pete Wilson, gouverneur anti-immigration de Californie, Donald Trump fait des questions d’immigration et d’identité américaine le coeur de sa campagne. Il vend un nationalisme de repli, qui veut faire de l’Amérique une forteresse – d’où l’image du mur bâti le long de la frontière mexicaine – et promet de protéger l’Américain moyen contre les profiteurs du système (free-riders), qui bénéficient de la discrimination positive, des subventions gouvernementales et d’une politique migratoire laxiste. Le businessman milliardaire, héritier de la fortune de son père et de son grand-père, incarne paradoxalement pour une partie de l’Amérique ouvrière le rempart contre les puissances d’argent – car sa fortune garantit son indépendance -, contre les politiciens de Washington – car il se moque du politiquement correct -, et contre les ennemis de l’Amérique – car il n’a pas peur de les affronter.

Dans ce duel face à Hillary Clinton, Donald Trump a transformé le combat politique en choc des ego, recourant à la démagogie la plus crasse et faisant appel aux instincts populistes et conspirationnistes les plus sombres. En mai dernier, les sondages montraient que Donald Trump était le candidat à la présidence le plus impopulaire depuis au moins trois décennies (67% d’avis défavorables), et qu’il n’avait en théorie aucune chance de l’emporter. Le Parti républicain, et plus encore le parti de Trump, s’était progressivement coupé des minorités ethno-raciales, des jeunes, des femmes et des homosexuels, un pari a priori perdant au regard de l’évolution démographique américaine. Mais la campagne s’est concentrée dans une dizaine d’Etats-bascules. Hillary Clinton, elle, a aussi prouvé ses faiblesses en tant que candidate. Si Donald Trump a remporté l’élection, c’est sans doute qu’il a su se réinventer en père de famille responsable, en businessman talentueux et en nationaliste courageux, utilisant les méthodes médiatiques qui lui ont permis d’acculer ses adversaires républicains, et a réussi à récupérer une partie du mécontentement populaire de gauche.

Article initialement paru dans Le Vif du 13 mai 2016.

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