La contestation sociale ne s'est pas éteinte après le retrait du projet de réforme fiscale qui l'avait déclenchée. Elle a agrégé de multiples revendications et s'est renforcée. © GETTY IMAGES

Colombie: le ras-le-bol d’un système

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La contestation sociale qui est entrée dans sa cinquième semaine traduit une exaspération de la population face aux méthodes autoritaires du gouvernement du président Iván Duque. La pluralité des mouvements d’opposition est une force et une faiblesse. Et cela fait plus de vingt ans que le pays est dirigé par la droite.

Le contexte

La Colombie est entrée dans sa cinquième semaine de contestation populaire. Démarrée le 28 avril pour s’opposer à un projet de réforme fiscale, elle s’est transformée, après le retrait de celui-ci, en une dénonciation de la méthode autoritaire de gouvernement et de la répression des oppositions et des manifestations par les forces de l’ordre. La Colombie est gérée depuis 1998 par des gouvernements de droite voire d’extrême droite avec Alvaro Uribe, au pouvoir de 2002 à 2010, et son dauphin, le président actuel Iván Duque. Ceci explique en grande partie cela.

Le peuple colombien se fait réprimer dans le sang. […] On n’en peut plus du gouvernement », lance Natalia Zapata, émue, dans une vidéo sur Instagram. La Colombienne de 27 ans, qui a étudié six années en France et réside à Cali, épicentre de la contestation qui agite son pays depuis le 28 avril, en appelle instamment à l’aide internationale, animée du sentiment que peu de dirigeants du monde se préoccupent réellement de la descente aux enfers des Colombiens soumis à une répression policière féroce et un déni par le pouvoir de la pertinence de leurs revendications.

Après une semaine de manifestations, le président de droite Iván Duque avait pourtant retiré le projet de réforme fiscale à l’origine des protestations, essentiellement issues de la classe moyenne. Rien n’y a fait. La révolte populaire a agrégé d’autres revendications et s’est renforcée autour de l’objectif commun de mettre un terme aux méthodes autoritaires du gouvernement. « La fameuse réforme fiscale a été le déclencheur de la contestation dans un contexte très marqué par la crise économique aggravée par la Covid, analyse Frédéric Thomas, chercheur au Centre tricontinental (Cetri). S’est donnée alors à voir une accumulation de problèmes, de conflits non réglés, de violences historiques plus ou moins lointaines. A l’origine, le comité national de grève était essentiellement constitué de syndicalistes. Très vite, ils ont été rattrapés par le mouvement étudiant, celui des femmes et celui des indigènes. Au final, c’est la politique sociale et sécuritaire de la Colombie qui est visée par cette opposition. » « Chaque groupe vient avec des revendications spécifiques. Mais au-delà de celles-ci, ils se rejoignent autour de la défense d’un modèle de démocratie beaucoup plus inclusif et de la demande de politiques tournées vers les plus pauvres et la lutte contre les inégalités », enchérit Frédéric Louault, codirecteur du Centre d’étude des Amériques (AmericaS) de l’ULB.

Il n’y avait pas la guerre à cause des Farc mais les Farc existaient parce qu’il y avait la guerre.

Parmi les plus inégalitaires

« La Colombie est un des pays les plus inégalitaires du continent le plus inégalitaire au monde où ces inégalités se développent très fortement en fonction de la propriété de la terre et du modèle de développement choisi, les exportations des ressources naturelles, l’élevage… », précise Frédéric Thomas. C’est un contexte similaire qui a présidé à la création, en 1964, des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) qui n’ont conclu un accord de paix avec le gouvernement qu’en 2016, ce qui fait dire au chercheur du Cetri, à la lumière des événements de ces dernières semaines, qu’ « il n’y avait pas la guerre à cause des Farc mais que les Farc existaient parce qu’il y avait la guerre ». La mise en oeuvre des accords de paix se solde d’ailleurs par un échec, qui ajoute au désespoir de la population qui y avait vu le début d’une nouvelle ère. On en est loin. Plus de mille défenseurs des droits de l’homme et acteurs sociaux ont été tués par les forces de l’ordre et des groupes paramilitaires depuis 2016. La répression meurtrière des manifestants qui protestent depuis le 28 avril – plus de 50 morts – n’étonne donc pas en Colombie même si elle scandalise et renforce la détermination des opposants, de Bogota à Cali, et de Medellín à Barranquilla.

La police a exercé une répression brutale des manifestants. Elle a parfois usé d'une
La police a exercé une répression brutale des manifestants. Elle a parfois usé d’une « couverture civile » pour l’accroître.© GETTY IMAGES

La Colombie n’a plus été dirigée par un président qui ne soit pas de droite depuis 1998 et la fin du mandat d’Ernesto Samper. Avec Alvaro Uribe, qui a dirigé le pays de 2002 à 2010, et avec son dauphin, Iván Duque, le président actuel, c’est même une forme d’extrême droite qui truste le pouvoir. L’accord de paix avec les Farc a d’ailleurs été conclu sous la présidence de Juan Manuel Santos (2010-2018), de droite mais moins radical. Et Alvaro Uribe s’y est opposé au point d’en saboter l’application tandis qu’Iván Duque ne l’endosse que de mauvaise grâce.

Une chance pour la gauche?

« La Colombie est une exception en Amérique latine. Elle n’a pas connu le virage à gauche lors de la vague d’alternances qui a marqué le continent au début des années 2000, rappelle Frédéric Louault, de l’ULB. Au contraire, la Colombie a pris un virage marqué vers l’extrême droite et des postures radicales qui ont encore plus polarisé la société. Mais on a néanmoins aujourd’hui des forces politiques de gauche présentes à un niveau local, dans des grandes villes comme Bogota. Les élections présidentielles sont prévues en 2022. Et il y a quatre ans lors du précédent scrutin, le candidat de gauche, Gustavo Petro, s’était qualifié pour le deuxième tour. Il porte aujourd’hui en partie la demande des franges de la population remontées contre le président Duque. »

Frédéric Thomas, chercheur au Cetri, souligne tout de même que le principal rival politique du chef de l’Etat se trouve en porte-à-faux vis-à-vis des mouvements de la contestation qui débordent très largement les partis de gauche. « Une grande partie des manifestants, parmi les jeunes, expriment une distance assez critique envers la classe politique, y compris de gauche. Il y a ceux qui pensent qu’il faut trouver une expression politique à leur protestation dans la perspective des élections de l’année prochaine et ceux qui ne font plus confiance aux partis vu le fossé qui s’est creusé entre la classe politique et les citoyens. Cette tension est directement liée à l’échec d’autres manifestations, notamment en 2019, qui n’ont débouché sur aucun résultat. »

Malgré la forte contestation sociale de ces dernières semaines qui a obligé la Colombie à renoncer à l’organisation, prévue en coopération avec l’Argentine du 11 juin au 10 juillet prochains, de la Copa America, l’équivalent de l’Euro de football pour l’Amérique du Sud, la perspective de l’alternance politique n’est pas encore acquise. La droite radicale, les propriétaires terriens, les groupes paramilitaires et l’appareil de l’Etat mis au service de ces intérêts constituent une impressionnante force de résistance au changement. Or l’alternance, c’est la démocratie.

En Amérique latine, le triomphe des extrêmes

Le 6 juin, le deuxième tour de l’élection présidentielle au Pérou opposera Pedro Castillo, candidat de la gauche radicale arrivé en tête du premier tour le 11 avril avec seulement 18,93% des voix, à Keiko Fujimori, héritière de l’idéologie d’extrême droite de son père Alberto Fujimori, président de 1990 à 2000. Le Pérou est-il le laboratoire d’une Amérique latine où les extrêmes seraient devenus les acteurs dominants de la scène politique? « La polarisation n’est pas nouvelle mais elle tend à s’intensifier depuis quelques années, analyse Frédéric Louault, le codirecteur du Centre d’études des Amériques (AmericaS) à l’ULB. La Colombie en est un exemple. Lors de la dernière élection présidentielle de 2018, les candidats arrivés au second tour, Gustavo Petro et Iván Duque, avaient des projets de société presque irréconciliables. Même constat au Brésil entre le Parti des travailleurs et l’extrême droite de Jair Bolsonaro et, d’une certaine manière, en Bolivie entre le Mouvement vers le socialisme et l’opposition de droite incarnée par Jeanine Añez ou Luis Fernando Camacho, confrontation qui a abouti à une crise électorale. »

Mais comment expliquer le succès de positions aussi antagonistes? « On voit peu émerger des figures politiques d’apaisement qui auraient la possibilité de réconcilier les différents groupes de la société, surtout dans une situation marquée par une crise sanitaire et un ralentissement économique, note le professeur de l’ULB. Cela va bientôt faire une décennie que l’Amérique latine est dans une situation de morosité économique avec une multiplication des scandales de corruption, donc une défiance croissante envers les élites politiques. Le contexte est favorable à l’émergence, à la droite ou à la gauche de l’échiquier politique, d’outsiders aux discours excluants, radicaux et très ambivalents à propos de la démocratie. Ils laissent finalement peu de place aux options plus centristes des partis politiques traditionnels. Toutes les élections mettent au jour une fragilisation des systèmes partisans. »

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