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Christophe Deloire: « Le rôle des journalistes n’est pas d’apporter des certitudes, mais de chercher » (entretien)

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Dans le cadre de la pandémie, la question de la fiabilité de l’information se pose avec une acuité inédite. Mis en cause, le journalisme doit travailler sans relâche à placer le curseur à équidistance entre la confiance et le doute, soutient le secrétaire général de Reporters sans frontières.

On cueille Christophe Deloire un brin soulagé, quelque part à Paris, portable vissé à l’oreille: le lanceur d’alerte australien Julian Assange ne sera pas extradé vers les Etats-Unis, du moins pas dans l’immédiat. La Haute Cour de Londres a, en effet, autorisé le fondateur de WikiLeaks à contester la décision de justice autorisant son extradition vers les Etats-Unis devant la Cour suprême du Royaume-Uni. Un nouveau rebondissement dans cette saga remontant à 2010, que suit de très près Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF). Et pour cause: à l’origine de la publication, sur WikiLeaks, de quelque 700 000 documents classifiés sur les activités diplomatiques et militaires américaines, crimes de guerre et faits de torture inclus, en particulier en Afghanistan et en Irak, Julian Assange est poursuivi par Washington, notamment pour espionnage. S’il est extradé un jour par la Grande-Bretagne, où il est actuellement emprisonné, il risque d’y écoper d’une peine de 175 ans de prison. La sécurité nationale ne souffre aucune atteinte aux WikiLeaksUSA, quand bien même les révélations de WikiLeaks relevaient de l’intérêt public. Et, d’une certaine manière, du journalisme d’investigation. Ce qui inquiète viscéralement Christophe Deloire, qui craint une terrible atteinte à la liberté de la presse. Rien n’est encore gagné. Si la requête de Julian Assange auprès de la Cour suprême devait être rejetée, sa demande d’extradition serait à nouveau soumise à un tribunal britannique…

Ce qui est en jeu, au-delà de l’avenir d’un homme, Julian Assange, c’est le traitement réservé à tous ceux qui font des révélations.

Comment avez-vous pris la décision de la Haute Cour de Londres?

Une décision autre que celle qui a été prononcée ce 24 janvier aurait été extrêmement négative. Celle-ci laisse encore la porte ouverte à un refus d’extradition. C’était l’essentiel. Parce que nous maintenons que l’extradition de Julian Assange vers les Etats-Unis représenterait un très dangereux précédent, dès lors qu’il est poursuivi, entre autres, pour sa contribution au journalisme. Chacun peut avoir son opinion sur Julian Assange et sur certaines choses qu’il a faites dans sa vie. La question n’est pas de savoir si on l’aime ou pas. Ce n’est sans doute ni un saint ni le diable. Mais on a assisté à son propos à la construction, artificielle, d’un personnage extrêmement néfaste. RSF ne considère pas Julian Assange comme un journaliste. Mais il a contribué au journalisme et a permis certaines des révélations les plus importantes des dernières décennies. Or, l’objet des poursuites contre lui menace le journalisme. Voilà pourquoi on le défend.

Qui a construit cette image artificielle et pourquoi, selon vous?

Dans le rapport qu’il a dressé sur la période de réclusion de Julian Assange à l’ambassade d’Equateur, à Londres, le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, le professeur Nils Melzer, a prouvé ceci: les accusations de viols émises à l’encontre du lanceur d’alerte ont été au moins en partie amplifiées, sinon montées. Ce type d’accusations, rendues publiques à des moments opportuns, a évidemment affaibli la défense de Julian Assange. Elles ont aussi conduit beaucoup de gens à suspendre le soutien qu’ils lui apportaient. Même nous, RSF, avons levé le pied à l’époque. Il est apparu par la suite qu’il y avait une volonté claire du Renseignement américain et des magistrats britanniques de conserver ces accusations comme épée de Damoclès pour affaiblir la position de Julian Assange. Ce dernier a ainsi dû faire face à une double accusation, l’une portant sur la façon dont il a utilisé les informations qu’il détenait et l’autre, sur des actes personnels. Il y a eu là la construction d’un personnage monstrueux. Je ne dis pas que Julian Assange est plus blanc que blanc. Mais ne soyons pas victimes d’une forme de manipulation sur l’image du personnage et questionnons-nous plutôt sur les effets possibles de ces poursuites, à l’avenir, sur l’ensemble du champ de l’information.

Quel serait l’intérêt d’en faire un monstre?

Julian Assange a incarné une forme de danger pour le périmètre de la sécurité nationale. Nous savons bien sûr qu’il existe des secrets légitimes, y compris pour la sécurité nationale. On sait aussi qu’après les attentats du 11 septembre 2001, on a assisté à une extension faramineuse du périmètre de défense nationale. Mais, pour nous, ces secrets ne doivent pas empêcher la révélation d’informations d’intérêt public. Or, la révélation des crimes de guerre américains était clairement d’intérêt public, y compris pour les Etats-Unis eux-mêmes.

Quels sont les enjeux de ce dossier pour les médias?

Si Julian Assange devait être extradé, cette décision serait très préjudiciable à la liberté de la presse. Elle constituerait même un problème pour les Etats-Unis, qui se sont fortement engagés, par ailleurs, pour la défense des journalistes. On a ainsi vu des ambassades américaines intervenir pour défendre des journalistes victimes de la violation de leurs droits. Si Julian Assange était emprisonné aux Etats-Unis, cela prêterait plus que le flanc à la critique sur la cohérence de la politique américaine.

Considérez-vous que ce dossier dépasse la seule question de la liberté de la presse et constitue une question fondamentalement politique?

La liberté de la presse et d’expression est, par définition, une question politique. La phrase va peut-être vous choquer: les Etats-Unis se sont retirés d’ Afghanistan ; je pense qu’il faut maintenant qu’ils sortent dignement de l’affaire Assange. Evidemment, il est sans doute difficile pour un appareil judiciaire ou politique de sortir d’affaires longtemps entretenues, dans lesquelles on n’a pas arrêté de confirmer ce qui a été fait par le passé. Il n’est pas aisé d’avoir le sursaut pour dire « Stop, arrêtons les frais! », surtout dans une société ultrapolitisée comme aux Etats-Unis. C’est pourtant le sursaut qu’il conviendrait d’avoir. La dignité et le sens de la justice et de la vérité doivent l’emporter.

Le sort du lanceur d'alerte Julian Assange dépend aujourd'hui de la Grande-Bretagne.
Le sort du lanceur d’alerte Julian Assange dépend aujourd’hui de la Grande-Bretagne.© getty images

En Belgique, la presse est relativement discrète sur cette affaire. Elle ne prend pas ouvertement parti en faveur de Julian Assange. Comment l’expliquez-vous, alors qu’elle est directement concernée?

J’y vois principalement trois types de raisons. D’abord une forme de lassitude: après autant d’années, il est difficile d’entretenir certaines flammes. Ensuite, les médias, confrontés comme tout le monde à la construction de l’image d’un monstre, en ont été un peu gênés aux entournures, de manière légitime. Ils ont alors suspendu leur soutien à Julian Assange et il est difficile à présent de reprendre le fil de cette histoire. Enfin, on peut être ennuyé par certaines prises de paroles publiques ou comportements de Julian Assange. Mais ce qui est en jeu, au-delà de l’avenir d’un homme, c’est le traitement réservé à tous ceux qui font des révélations.

RSF a lancé un projet, baptisé l’Observatoire 19, qui évalue l’impact de la Covid-19 sur le journalisme. Quels constats en tirez-vous?

On a observé deux effets pendant la pandémie. Celle-ci a servi d’opportunité pour restreindre la liberté de la presse dans certains pays, où des restrictions supplémentaires ont été imposées lorsque les manifestations n’étaient plus possibles et les gens reclus. Autrement dit, lorsque les forces de résistance étaient plus faibles. Ensuite, on a assisté à une « infodémie », c’est-à-dire à la propagation de fausses informations. Ce qu’il restera de cet épisode – et c’est positif -, c’est l’idée que la fiabilité de l’information est un enjeu majeur. Les individus l’ont expérimenté eux-mêmes: privés d’informations fiables, leur vie peut être en danger et leur droit à la santé, violé. En tant que collectivité, nous avons perçu combien nous étions fragiles. La question de la fiabilité de l’information s’est ainsi posée comme jamais parce que, comme on le dit dans le langage de la vente, la pandémie était un sujet plus « concernant » pour chacun.

C’est précisément là que le journalisme de qualité a un rôle à jouer?

Oui. En France, on a assisté à un certain regain de popularité du journalisme: si les gens critiquent les médias, ils aspirent à disposer d’une information fiable et indépendante. C’est un bon signe, qui survient à un moment où les réseaux sociaux ont contribué à l’expression de chacun mais ont aussi mis en danger la fiabilité de l’information. La question est maintenant de trouver comment favoriser l’organisation de l’espace public, dans un écosystème désormais aux mains des grandes plateformes numériques qui fonctionnent avec une logique marchande et un pouvoir inédit dans l’histoire des démocraties. Autrefois, les règles de cet espace public étaient fixées par les Parlements ; à présent, elles le sont par des plateformes numériques qui agissent en fonction des seuls intérêts de leurs actionnaires ou par des régimes despotiques. On perçoit que les démocraties doivent reprendre la main sur l’espace numérique.

Quels sont les leviers dont RSF dispose face à ce défi?

Avant même la pandémie, nous avons lancé le Partenariat international pour l’information et la démocratie, signé par la Belgique et quarante-deux autres pays. Il vise à rassembler les démocraties pour travailler ensemble à l’organisation de l’espace digital et faire en sorte que les normes démocratiques l’emportent dans cet espace digital globalisé. Une deuxième initiative s’appelle la Journalism Trust Initiative. Il s’agit de trouver comment favoriser le journalisme de qualité et lui redonner un avantage compétitif dans ce nouvel écosystème de l’information. Autrement dit, renverser la logique actuelle qui veut que l’avantage compétitif aille à l’outrance, à la rumeur, aux fausses informations. Pour cela, il importe de trouver des solutions de marché. Nous voudrions créer une norme européenne de journalisme qui permette de distinguer et identifier le journalisme de qualité, de manière à lui fournir des avantages, notamment avec une meilleure indexation algorithmique et un traitement préférentiel par les annonceurs, les philanthropes, les organes de régulation, etc.

L’ouverture intellectuelle du journalisme est un enjeu majeur si l’on veut comprendre le monde.

Durant cette crise, les médias ont parfois été accusés de couvrir la pandémie de façon partiale et de répercuter aveuglément le discours des autorités. Quel est votre regard là-dessus?

Dans des sociétés aussi polarisées qu’aujourd’hui, les journalistes, quoi qu’ils fassent ou disent, seront toujours accusés de tout. Le public a ses propres contradictions et ses propres préjugés. Les questions qu’il pose n’en sont pas moins légitimes. Sur la vaccination, par exemple, le rôle du journaliste est non de remettre en cause les positions officielles mais de les soumettre à la question et à la recherche. Dès lors que les journalistes ont, aux yeux de certains, prétendu dire le vrai ou le bien de manière absolue, ils ont été considérés comme hors de toute légitimité. Cela ne justifie aucunement les agressions inacceptables et criminelles dont certains d’entre eux ont été victimes, et qu’il faut dénoncer. Il est difficile de faire la part des choses entre un journalisme de rassemblement, qui vise à réunir la société autour de valeurs communes et d’une logique d’intérêt général, et un journalisme de décentrement, qui pose un regard critique sur des décisions d’intérêt général. Placer le curseur à équidistance entre la confiance excessive, y compris dans les institutions, et le doute systématique, donc excessif aussi, n’est pas aisé.

Christophe Deloire:
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Revenons, par exemple, sur l’affirmation selon laquelle le virus serait sorti – ou non – des laboratoires de Wuhan, en Chine. Le public a eu droit à des « vérités » successives à ce sujet…

Sur ce point, on a eu un problème lié aux plateformes numériques. Facebook a fait le choix, à un moment, en s’érigeant en ministère de la Vérité, d’affirmer que le virus ne s’était pas échappé d’un laboratoire et a orienté son algorithme en fonction. Personnellement, moi, je n’en sais rien. Ensuite, Facebook a changé de positionnement lorsque les services secrets américains ont déclassifié certains documents disant que cette hypothèse n’était pas exclue. Il est terrifiant de penser que des plateformes numériques peuvent décider où se situe une vérité. Elles doivent avoir une position de neutralité: qu’elles prennent des décisions éditoriales est bien trop dangereux. Côté médias, c’est vrai que cette thèse a un peu été considérée comme complotiste. Elle n’a pas fait l’objet de beaucoup d’enquêtes et les questions soulevées ont parfois été balayées au nom de l’évidence. Dans des moments de grands questionnements comme ceux-là, le rôle des journalistes n’est pas d’apporter des certitudes, mais de chercher. Et lorsqu’ils sont un peu trop péremptoires, cela leur est reproché.

Sur un sujet comme cette pandémie, la presse est-elle d’autant plus vulnérable qu’il s’agit de matières médicales et scientifiques pointues?

Nos sociétés démocratiques ont besoin de fonctions politiques et journalistiques qui disposent aussi d’une culture mathématique ou scientifique. Mais l’exercice rhétorique ne doit pas l’emporter sur la compréhension technique ou scientifique. Il y a sur ce point une demande du public et un vrai besoin. Le rôle des journalistes n’est pas de donner la parole à deux camps opposés ni d’énoncer des évidences. Pour décortiquer l’information, il faut des profils intellectuels très différents. L’ ouverture intellectuelle du journalisme est un enjeu majeur, notamment vers des branches comme les sciences, l’informatique, la climatologie. C’est une nécessité pour comprendre le monde tel qu’il est. Mais c’est difficile parce que, spontanément, ce n’est pas de ces filières qu’est issue la majorité des journalistes. La situation actuelle nous force à nous interroger sur ce qu’est le journalisme. Un contre-pouvoir? Je ne crois pas. Des ONG, des blogueurs et d’autres assument aujourd’hui cette fonction. Le rôle des journalistes, c’est d’être des repères de confiance des sociétés. Du fait de leur méthode professionnelle, de leur indépendance et de leurs règles éthiques, il doit y avoir à l’égard de leurs contenus une présomption de fiabilité plus forte que sur les contenus sans traitement journalistique. Le journalisme s’en sortira par le haut. Par le renforcement de ses règles professionnelles et éthiques, par la profondeur de sa recherche, pour donner aux gens les éléments qui leur permettent de se forger des convictions.

Ce qui demande des moyens…

Oui, et on en revient aux avantages compétitifs à accorder aux médias de qualité. Aujourd’hui, on met des gens non payés et non formés sur un plateau de télévision pour faire du bla-bla sur des sujets qu’ils ne connaissent pas. Parfois, on peine à y distinguer les journalistes et les politiques. Cela forme un modèle économique pas cher qui attire du public en étant outrancier. L’ enjeu du journalisme est d’aller à contre-courant de ça, de ne pas se mélanger avec d’autres fonctions sociales et d’être dans la recherche avant d’être dans la parole. Il faut pour cela que les journalistes aient les moyens de bien exercer leur métier.

Les démocraties ont, selon vous, besoin d’un cadre de régulation des plateformes et des réseaux sociaux permettant de répondre à ce que vous appelez le chaos informationnel. De quel chaos parlez-vous?

Dans le nouvel espace numérique, les garanties constitutionnelles et démocratiques sur la liberté d’expression, la régulation des médias, l’autorégulation du métier ont un peu sauté. On assiste sur les réseaux sociaux à une concurrence directe entre des contenus qui n’ont rien à voir les uns avec les autres: de la communication politique, de la pub, du journalisme, du sponsoring y voisinent. Ce chaos est entretenu par les plateformes numériques, qui fonctionnent sur une économie de l’attention et pas de la fiabilité. Comment les démocraties peuvent-elles reprendre le dessus en favorisant le pluralisme, la diversité et la fiabilité? C’est là tout l’enjeu. Parce que le chaos informationnel, c’est la loi de la jungle: le prédateur, celui qui crie le plus fort, celui qui dispose de plus de moyens l’emporte.

Bio express

1971 – Naissance à Paray-le-Monial (France), le 22 mai.

1996-1998 – Pigiste pour Arte et LCI.

1998-2007 – Journaliste au Point.

2006 – Publie Sexus politicus (Albin Michel).

2008-2012 – Directeur de l’école française de journalisme CFJ.

2012 – Publie Circus politicus (Albin Michel).

2012 à ce jour – Secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF).

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