Perdues en plein Pacifique, les îles Senkaku sont depuis plusieurs siècles un objet de tensions entre la Chine et le Japon. © K. KYODO/REUTERS

Chine VS Japon: pourquoi la « dispute » pour la mer de Chine constitue un jeu dangereux

Le Vif

Pékin et Tokyo se disputent la souveraineté d’un archipel, dans l’ombre de Washington. Enjeu : la suprématie dans le Pacifique Sud.

Dans un hurlement strident, le F15 s’arrache au sol et vire vers l’ouest. Les radars ont détecté la présence d’un avion au large de l’archipel des Senkaku. Basée sur l’île d’Okinawa, à plus de 400 kilomètres, la chasse japonaise doit identifier l’intrus.  » Un Chinois, à tous les coups, commente un officier, sur la base de Naha. Tous les jours, ils nous testent et calculent le temps que nous mettons pour les intercepter.  » En 2017, selon le ministère japonais de la Défense, l’armée de l’air chinoise a mené plus de 500 incursions au-dessus des îles Senkaku. En 2018, la tendance serait restée inchangée.

Depuis plusieurs siècles, Chine et Japon se disputent la possession de cet archipel perdu en plein Pacifique. La tension est montée d’un cran en 2012, lorsque le gouvernement nippon a racheté ces fameuses îles, longtemps propriété d’une famille japonaise. Une telle  » nationalisation  » soulève alors l’ire de Pékin :  » Les îles Diaoyu [nom chinois des Senkaku] font partie intégrante de notre territoire, réagit le Premier ministre chinois, Wen Jiabao. Sur les questions de souveraineté, le gouvernement et le peuple chinois ne céderont jamais un centimètre carré. « 

Pékin dispose de quatre fois plus de sous-marins que tokyo.

Sursaut nationaliste ? Pas seulement. Ce chapelet d’îles battues par les vents présente de nombreux atouts. Ses eaux sont poissonneuses et ses sous-sols contiennent de vastes réserves d’hydrocarbures, selon un rapport de l’ONU (1969), confirmé depuis par la compagnie pétrolière chinoise CNOOC. Son vrai trésor, surtout, c’est sa position géographique.  » Les Chinois se sont dotés d’une flotte de guerre en un temps record et veulent remettre en cause la suprématie américaine dans cette zone, explique un diplomate occidental, en poste à Tokyo. Situé à 350 kilomètres des côtes chinoises, l’archipel des Senkaku pourrait leur servir de tête de pont. Il permettrait aussi de contrôler, voire d’interdire, le trafic en mer de Chine orientale. C’est une menace très sérieuse pour les entreprises nippones, qui sous-traitent une grande partie de leur production dans les pays du Sud-Est asiatique. « 

En 2017, un hélicoptère américain s'est écrasé dans le nord d'Okinawa, alimentant la colère de la population locale.
En 2017, un hélicoptère américain s’est écrasé dans le nord d’Okinawa, alimentant la colère de la population locale.© M. NAKATSUKASA/THE YOMIURI SHIMBUN/AFP

Pékin entretient la tension à dessein. En août 2016, plus de 200 chalutiers battant pavillon rouge jettent leurs filets au large des îles Senkaku. En 2017, des navires chinois violent à 29 reprises les eaux territoriales japonaises dans cette même zone. Le 11 janvier 2018, une frégate et un sous-marin chinois  » frôlent  » les îles de Miyako et de Taisho, plus au sud. Dans les airs, enfin, les forces chinoises montent des opérations  » de plus en plus complexes « , observe l’institut de recherche américain Rand. La moindre erreur, dans ce contexte inflammable, pourrait avoir des conséquences tragiques. Le 17 juin 2016, un chasseur F15 japonais  » accroche  » au radar un Soukhoï SU-30 chinois ; celui-ci n’a pas engagé le combat, mais l’incident a provoqué une crise sérieuse entre les deux pays.

Que veut la Chine ?  » Elle ne vise pas que les Senkaku, mais tout l’archipel Ryukyu, y compris Okinawa, répond Grant Newsham, chercheur au Forum japonais pour les recherches stratégiques, à Tokyo. Les Chinois l’ont dit de façon très claire, mais les Américains ne veulent pas les croire !  » Durant plusieurs années, cet ancien colonel de marines a été officier de liaison auprès des Forces japonaises d’autodéfense – l’appellation officielle des forces armées de l’Archipel. Pour ce fin connaisseur de la zone, nous ne sommes qu’au début du processus :  » Pékin va augmenter le nombre et l’ampleur de ses incursions jusqu’à ce que les Japonais, débordés, ne puissent plus y faire face. Ils seront alors obligés de négocier avec les Chinois et de leur céder des territoires. « 

Le Premier ministre japonais, Shinzo Abe (à g.), et le président chinois, Xi Jingping, lors d'un sommet à Pékin, en octobre 2018.
Le Premier ministre japonais, Shinzo Abe (à g.), et le président chinois, Xi Jingping, lors d’un sommet à Pékin, en octobre 2018.© J. YASUKAWA/THE YOMIURI SHIMBUN/AFP

Pour les Etats-Unis, l’allié japonais est précieux

Stratégie risquée. Car les Japonais ne sont pas seuls. Plus de 40 000 soldats américains stationnent en permanence sur l’archipel nippon, soit davantage qu’en Allemagne ou en Corée du Sud. Pour les Etats-Unis, l’allié japonais est précieux : il constitue un rempart naturel contre les ambitions chinoises. Pas question de le laisser sans surveillance. Signé en 1952, le traité de sécurité entre Washington et Tokyo le dit clairement : toute  » invasion  » chinoise sur le sol japonais, y compris sur les Senkaku, sera perçue par les Américains comme un acte de guerre.

L’enchaînement décrit par Grant Newsham est-il réaliste ? Allez savoir…  » On peut considérer que le pouvoir chinois a besoin d’une guerre pour asseoir sa domination ou, au contraire, que Pékin, dans un calcul très « clausewitzien », préfère monter en puissance sans prendre un tel risque « , résume Robert Dujarric, directeur de l’Institut d’études asiatiques contemporaines à l’université Temple, à Tokyo.

Certains signes n’en sont pas moins inquiétants. Il suffirait de  » couler deux porte-avions américains pour régler la question de la suprématie en mer de Chine « , aurait déclaré, le 20 décembre, Lou Yuan, contre-amiral et directeur adjoint de l’Académie chinoise des sciences militaires. Pas étonnant que les Etats-Unis s’apprêtent à organiser des manoeuvres au large d’Okinawa, afin de tester leur capacité à  » répondre à la stratégie de la Chine « .

Chine VS Japon: pourquoi la

Prévue d’ici au 7 avril, cette opération devrait rassurer le gouvernement de Tokyo, qui, en coulisses, s’inquiète de plus en plus de l’inconstance de Donald Trump.  » Longtemps protégés par Washington, les Japonais ont compris que le président américain n’est pas fiable « , opine Robert Dujarric. Selon un autre expert, qui préfère rester anonyme,  » le Premier ministre, Shinzo Abe, craint notamment que les Etats-Unis ne changent de position sur le dossier nord-coréen. Donald Trump pourrait soutenir un rapprochement politique entre les deux Corées, sans régler la question militaire. Que deviendraient, dans ce cas, les missiles nord-coréens à courte et moyenne portée qui menacent directement l’archipel nippon ? « 

L’autre risque, c’est le retrait américain.  » Pour l’instant, Washington a besoin d’une ligne Japon-Taïwan afin de contrer les Chinois et de défendre ses intérêts, souligne Shin Kawashima, professeur au sein du département des relations internationales à l’université de Tokyo. Qu’en sera-t-il dans dix ans ? Les Etats-Unis risquent-ils de rapatrier leurs forces à Guam et à Hawaï ?  » Le mouvement est, du reste, déjà enclenché : plus de 9 000 marines quitteront prochainement l’île d’Okinawa.

Les Japonais ont compris que le président américain n’est pas fiable.

Pour les Japonais, le réveil est brutal. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pays a adopté une Constitution dans laquelle il  » renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation […] ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux « . Après avoir, durant plus de soixante-dix ans, laissé les Américains assurer leur défense, le Japon doit maintenant rattraper une partie de son retard. En décembre, le Premier ministre, Shinzo Abe, a approuvé un budget militaire de 212 milliards d’euros sur cinq ans – un record dans ce pays qui n’a longtemps consacré qu’un peu plus de 1 % de son PIB à ses forces armées. Parmi les priorités, la modernisation de deux porte-hélicoptères, l’acquisition d’une centaine de chasseurs américains F35, des systèmes de défense antimissiles et des moyens supplémentaires pour les garde-côtes.

Suffisant pour se mettre à l’abri du feu chinois ? Non. Les Chinois possèdent plus de 1 100 chasseurs, quand les Japonais en détiennent moins de 300, selon le classement international Global Firepower. Sur mer, Pékin dispose de quatre fois plus de sous-marins que Tokyo. Les Chinois peuvent déployer 50 frégates ; les Japonais, aucune… Tokyo n’est pas près de se passer de Washington pour assurer sa défense.

Et l’addition est salée. Chaque année, le gouvernement nippon verse l’équivalent de 1,5 milliard d’euros à l’Etat américain pour l’entretien de ses forces armées. A cela s’ajoutent les dépenses indirectes (salaires des travailleurs japonais employés sur les bases américaines, loyers des terrains occupés…), soit deux milliards d’euros supplémentaires. Enfin, Tokyo va devoir prendre en charge le déménagement de la base de Futenma, dans le sud d’Okinawa.

Les Okinawaiens s'opposent à la relocalisation à Henoko de la base militaire américaine de Futenma.
Les Okinawaiens s’opposent à la relocalisation à Henoko de la base militaire américaine de Futenma.© I. KATO/REUTERS

« Les Américains causent des problèmes »

En 1996, les deux pays se sont engagés à déplacer cette base, réputée trop dangereuse pour la population locale. Construite, à l’origine, par l’armée japonaise, elle a été agrandie par les Américains après la Seconde Guerre mondiale. Pour construire des hangars, des quartiers entiers de la ville voisine de Ginowan ont été rasés. Derrière les barrières d’enceinte, on trouve ainsi des habitations, des écoles, et même un hôpital. Des  » Osprey « , drôles d’avions-hélicoptères aux hélices pivotantes, survolent souvent ces quartiers à basse altitude.

 » Quand ils passent au-dessus de ma maison, ma télé s’arrête « , fulmine Yasua Ganaha, un voisin.  » Normalement, les pilotes n’ont pas le droit de voler après 22 heures, mais ils font ce qu’ils veulent « , se plaint une habitante, qui promène son vieux chien. C’est aussi l’avis de Seiryo Aragaki, conseiller à la préfecture d’Okinawa, un austère bâtiment planté au coeur de la ville de Naha :  » Les Américains causent des problèmes, mais ils n’assument pas leurs responsabilités « , accuse-t-il.

Plusieurs accidents ont ému la population locale. En décembre 2017, un hublot tombe dans une cour d’école élémentaire. Deux mois plus tôt, un hélicoptère s’était écrasé près du village de Higashi, plus au nord. L’an dernier, il y a eu 23 atterrissages forcés sur la piste de Futenma, selon des statistiques locales. Autant dire qu’à Ginowan, on attend le départ des Américains avec impatience. Certains sont, toutefois, plus nuancés :  » Je vis avec ce bruit d’avion permanent depuis ma petite enfance, témoigne Natsuki Takehara, vendeuse dans une boutique de vêtements en face de la base. Je ne suis pas rassurée, avec tous ces appareils qui passent au-dessus de nos têtes, mais la montée des menaces chinoise et nord-coréenne rend leur présence nécessaire. « 

La fermeture annoncée de la base japonaise de Futenma, occupée par les Américains depuis 1945, affaiblit la défense de l'archipel nippon.
La fermeture annoncée de la base japonaise de Futenma, occupée par les Américains depuis 1945, affaiblit la défense de l’archipel nippon.© I. KATO/REUTERS

Un autre sujet divise les habitants : l’argent. A la différence d’autres bases américaines, Futenma a été construite sur des terrains privés. Chaque année, l’Etat japonais verse, en moyenne, 16 000 euros aux 3 722 propriétaires locaux. Une manne pour certains, une malédiction pour d’autres.  » Mon père a longtemps vécu sur cette terre, avant qu’il n’en soit chassé, témoigne Tobaru Isao. Depuis soixante-treize ans, l’Etat nous paie un loyer de 800 euros, mais ça suffit ! C’est la terre de mes ancêtres, je veux la récupérer. C’est là que je veux être enterré. « 

Son voeu devrait être exaucé. Les Américains vont partir – du moins lorsqu’ils pourront aménager dans la nouvelle base, à Henoko, au nord d’Okinawa. Le problème, c’est que les habitants d’Okinawa n’en veulent pas. Pourquoi, disent-ils, leur île devrait-elle continuer à supporter plus de 70 % de la présence américaine au Japon, alors qu’elle représente moins de 1 % de sa superficie ? Le 24 février dernier, ils ont d’ailleurs massivement rejeté ce projet, lors d’un référendum.

Libéré de son devoir de réserve depuis qu’il est en retraite, notre ancien colonel Grant Newsham ne mâche pas ses mots :  » On parle toujours des opposants d’Okinawa, mais jamais de ceux – et ils sont nombreux – qui souhaitent le maintien des Américains, s’emporte-t-il. Personne n’évoque non plus les trois milliards d’euros de subventions que Tokyo injecte chaque année dans l’économie locale !  » La future base d’Henoko ?  » Tout le monde répète comme un mantra que c’est la meilleure solution, mais c’est faux ! La future piste sera trop courte. Elle ne comptera que 1 190 mètres, contre 2 740 actuellement. Ce sera un handicap majeur en cas de conflit avec la Corée ou avec la Chine.  » Le dossier n’est donc pas près de se régler. Vu de Pékin, en tout cas, ce micmac doit être des plus divertissants.

Par Charles Haquet.

Chine-Japon : la querelle des îles

C’est une bisbille vieille de plus d’un siècle. Le sort des îles Senkaku avait pourtant été scellé en 1895, à la fin de la guerre sino-japonaise : vaincue, la Chine avait cédé Taïwan à son ennemi, avec les Senkaku. A la fin de la guerre, les Américains s’installent à Okinawa. L’île ne sera restituée aux Japonais qu’en 1972. Mais le sort des Senkaku n’est pas tranché. Lorsque le Premier ministre japonais, Kakuei Tanaka, s’en enquiert auprès de son homologue chinois Zhou Enlai, celui-ci répond :  » On verra plus tard.  » Depuis, rien n’a bougé.

Depuis 2012, Pékin se montre de plus en plus vindicatif. Dans un article paru en août 2018 sur le site japonais The Diplomat, un chercheur chinois affirme que ces îles ne peuvent être japonaises, car elles n’entrent pas, à quelques degrés de latitude près, dans le périmètre défini en 1946 par les Alliés. Reste à savoir si ce différend se réglera dans un tribunal ou les armes à la main.

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