Selfie, une des oeuvres du Français Jean Jullien, dont les images extrêmement efficaces sont rendues universelles par l'absence de texte. © DR

Ces artistes qui comptent sur Instagram

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Avec ses 4,2 milliards de likes quotidiens, Instagram est le réseau social le plus populaire au monde. Et la plus grande galerie d’art qui existe. Mode d’emploi.

Ridicule. Dangereuse. Evidente. C’est le philosophe allemand Arthur Schopenhauer qui a été le premier à identifier les trois étapes constitutives de l’avènement d’une idée nouvelle. L’utilisation par les artistes visuels d’un réseau social tel qu’Instagram pour diffuser leur travail ne fait pas exception à la règle. Cofondateur du Mima, musée bruxellois atypique qui vient de répondre à la fermeture des lieux de culture en lançant une campagne de crowdfunding, Raphaël Cruyt en sait quelque chose, lui qui n’a de cesse d’offrir une reconnaissance institutionnelle à une génération d’artistes iconoclastes et transversaux.  » C’est d’abord par le mépris que le marché de l’art contemporain a traité tous ceux qui se sont servis d’Instagram pour faire exister leur travail. Logique pour un circuit dont les opinions sont formatées par les galeries et les musées. Peu à peu, ce dédain initial a fait place à une méfiance « , explique l’intéressé.

Une forme de démocratie directe idéale, débouchant sur la liberté économique.

Il faut dire qu’une communauté de centaines de milliers de personnes soudée autour d’un talent incite à réviser son jugement.  » Aujourd’hui, on est logiquement passé au troisième stade. Nombreux sont ceux qui perçoivent cette expérience comme une forme de démocratie directe idéale, débouchant sur la liberté économique : pas d’intermédiaire entre celui qui est séduit par une oeuvre et un artiste. Il s’agit d’un circuit court aux dimensions potentiellement inouïes « , rappelle celui qui est également galeriste. Quand on sait qu’Instagram compte plus de 500 millions d’utilisateurs dans le monde et que la moitié d’entre eux recourent à l’onglet  » Explore  » pour trouver de nouveaux contenus et de nouveaux comptes à suivre, on comprend aisément la ruée vers l’or qu’engendre le réseau crée en 2010 par Kevin Systrom et Michel Mike Krieger.

Pas sur Facebook, ni Twitter

Face à cette débauche, le fin du fin pour l’utilisateur éclairé consiste à suivre les comptes qui importent, ce qui signifie qu’ils n’ont pas été imaginé par opportunisme. On ne citera ici le compte de Banksy, le célèbre artiste urbain britannique, que pour sa qualité d’exemple. Sous-titré  » not on Facebook, not on Twitter « , le fil en question est révélateur de la capacité d’attraction d’un réseau misant avant tout sur l’image. Du coup, ce ne sont pas moins de 7,5 millions d’abonnés qui guettent avec ferveur le moindre post de cet anonyme ouvertement antisystème. Toutefois, mieux vaut être patient : en sept années de présence, Banksy ne s’est fendu que de 116 publications.

Il reste que la couverture est immense comme en témoigne la récente vidéo présentant Ryan. L’énigmatique graffeur a imaginé une fresque représentant deux rennes tirant, à l’instar de l’attelage du Père Noël, le banc public servant de couche à ce sans-abri de Birmingham. Cette courte séquence a été vue plus… de 4,3 millions de fois. Dans la foulée, il est intéressant de noter le retard de pointures de l’art contemporain façon Damien Hirst ou Jeff Koons : leurs 669 000 et 336 000 suiveurs respectifs trahissent leur difficulté à occuper le terrain et fournir des contenus qui soulèvent les foules.

Différente est l’approche d’une Cindy Sherman photographe américaine, dont l’oeuvre axée sur la mise en scène de soi semble taillée sur mesure pour Instagram (la plasticienne y compte quelque 305 000 fidèles, une performance au regard d’une notoriété plus confidentielles que les deux blockbusters précités). Selfies totalement photoshopés et usage intensif de filtres délirants soulignent sans concession, à travers plus de 800 vidéos et images, un narcissisme qui est celui d’une époque.

Jean Cornelia, Civic Mindness
Jean Cornelia, Civic Mindness

Très révélateur également: l’accueil réservé par la communauté virtuelle à l’Espagnol Joan Cornellà (2,7 millions de followers) dont l’humour noir est en prise directe avec l’actualité. La force du propos ? Un dessin ultra-épuré tendant à l’universel en ce qu’il fait au maximum l’impasse sur le texte.

Présent depuis 2013 sur Instagram, Cornellà a réalisé des centaines d’illustrations cruelles et d’animations grinçantes. Les raisons du succès s’expliquent par une critique féroce de la société, pouvant se résumer à quelques slogans éloquents façon  » We are all pathetic  » ( » Nous sommes tous pathétiques « ),  » Humans are a virus  » ( » Les humains sont des virus « ) ou  » The end is near  » ( » La fin est proche « ).

Autre poids lourd du genre (1,1 million d’abonnés), le Français Jean Jullien est ce que l’on peut appeler un touche-à-tout : plasticien, graphiste, designer, dessinateur, vidéaste… Ce qui frappe, c’est l’économie de moyens qui caractérise son travail. A la manière d’un Sempé, il livre des images extrêmement efficaces qui n’hésitent pas à embarquer des objets de la vie quotidienne (un croissant, par exemple) dans son trait. Il y a du  » haïku graphique  » dans l’univers qu’il propose. Le tout pour un registre poétique et émerveillé caractérisé par une empathie marquée pour l’homme occidental du xxie siècle.

Très réactif sur les derniers développements de l’actualité est également le collectif de jeunes artistes-tatoueurs berlinois de Maison Hefner (95 000 addicts). Sa série de publications autour de la quarantaine et des pénuries liées à la panique collective – ainsi de ce rouleau de papier WC épuisé marque  » I wish you were here  » ( » J’aimerais que tu sois là « ) du nom d’un album de Pink Floyd – véhicule une dose d’humour bienvenue. Dans la lignée, on pointera également le travail de HuskMitNavn (218 000 abonnés). Si ce Danois est sur la balle des dernières dépêches – un très beau dessin en hommage à la disparition d’Uderzo -, il se distingue également en ce qu’il joue avec la matérialité du papier, n’hésitant pas à intégrer un pliage ou une découpe à une oeuvre.

Enfin, pour terminer par une salutaire séance de rire, il ne faut surtout pas faire l’impasse sur un fil hilarant, même s’il est privé et qu’il faut envoyer une requête pour figurer parmi les 63 000 privilégiés de l’audience, celui de Jerry Gogosian. A l’image d’un nom qui parodie celui de Larry Gagosian, l’un des plus grands galeristes au monde, ce compte passe le monde de l’art contemporain au vitriol. Le principe est celui de photos détournées. Comme ces deux amatrices d’art se faisant face dont l’auteur imagine le dialogue peu amène.  » Ta collection est obsolète « , dit l’une,  » Oui, eh bien, la tienne est décorative, espèce de dinde « , répond l’autre. Petites mises à mort symboliques entre esthètes.

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