Kenneth Roth © DIETER TELEMANS

Ce que Kenneth Roth, le directeur de Human Rights Watch, pense de Donald Trump

Le Vif

Selon Trump, la torture par simulation de noyade (waterboarding) se justifie, tout comme la discrimination des minorités. Kenneth Roth, directeur de Human Rights Watch, essaie d’estimer l’impact du président Donald Trump sur l’Amérique et le reste du monde.

Il est grand de temps de remplacer la question « où étiez-vous quand Kennedy a été abattu  » par « où étiez-vous quand vous avez appris que Donald Trump deviendrait le 45e président des États-Unis ? ». Kenneth Roth ne doit pas réfléchir longtemps. Le directeur de l’organisation des droits de l’Homme, Human Rights Watch, assistait à l’une des nombreuses soirées électorales où le champagne était prêt pour boire à la santé d’Hillary Clinton. « La fête s’est terminée de façon assez abrupte », admet-il en ricanant. « J’étais totalement surpris, comme tant de gens. »

Roth ne s’est pas lamenté longtemps. Le lendemain de l’élection, il a diffusé une vidéo pour appeler Trump à renoncer à son langage de campagne raciste et sexiste et à se comporter en véritable homme d’État. Pour le directeur de Human Right Watch, le respect des droits fondamentaux et la protection des minorités font partie des fondements de la présidence. Nos confrères de Knack l’ont rencontré à Bruxelles.

La première stupéfaction passée, de nombreux dirigeants ont adopté un ton étonnamment indulgent envers Donald Trump. Devons-nous lui donner le bénéfice du doute ?

KENNETH ROTH: Avons-nous le choix? Give him a chance. Mais restons très vigilants. Trump a conquis la Maison-Blanche en jouant sur les sentiments d’extrême droite, avec une campagne imbibée de racisme et de xénophobie. S’il poursuit sur cette lancée, le voyage sera rude. Mais peut-être qu’il choisira une autre voie. Trump n’est pas un idéologue, mais un pur opportuniste. Il y a très longtemps, il était même démocrate. Les choses seront plus claires quand il aura composé tout son staff.

Pendant la campagne, Trump a déclaré que la torture était autorisée dans la lutte contre le terrorisme. Le waterboarding fera-t-il son retour dans les prisons de la CIA ?

Il est difficile de sonder ses véritables intentions, mais nous suivrons la sécurité nationale de très près. Nous continuerons à lutter pour la fermeture de Guantanamo, l’interdiction de waterboarding et une meilleure régulation des attaques de drones. Je vois deux autres grands thèmes de lutte : le traitement de migrants et le système carcéral américain qu’il faut réformer d’urgence. Pour ce dernier élément, je suis optimiste.

Que voulez-vous dire?

Il y a beaucoup trop de monde dans les prisons américaines. Beaucoup de républicains sont également d’avis que ce n’est plus possible. Obama a essayé de résoudre le problème, mais toutes ses initiatives ont été sabotées par le Congrès. Ce problème disparaît avec un président soutenu par une majorité au Congrès.

Après son élection, Trump a annoncé qu’il voulait déporter entre deux à trois millions d’illégaux « criminels ». Au fond, ce chiffre est au même niveau que sous Obama, qui a fait déporter un nombre record d’illégaux, surtout des latinos. Le nom du résident de la Maison-Blanche importe-t-il pour la politique de migration américaine ?

Si. Il est vrai que les expulsions d’illégaux criminels ont fort augmenté sous Obama, même s’il ne faut pas prendre l’expression « criminel » à la lettre. Il s’agissait souvent de personnes ayant commis une infraction au Code de la route ou un menu larcin. Obama a également tenté de régulariser cinq millions d’illégaux : des gens qui vivent depuis longtemps en Amérique et qui y ont construit une existence. Malheureusement, son projet a été rejeté par plusieurs Etats. Le président a essayé de sauver la situation en se rendant devant La Cour suprême, mais sans résultats.

On n’a pas grand-chose de bien à attendre de Trump. Les migrants étaient sa cible préférée dans la campagne. Pourtant là aussi, je distingue une évolution. Trois millions, ce n’est déjà pas du tout la même chose que les onze millions dont il parlait quand il était candidat. On ne peut qu’espérer que Trump se rende compte qu’on ne peut construire une économie sur onze millions de travailleurs en noir sans leur donner de droits ou de statut légal.

Trump risque fort de nommer trois juges à la Cour suprême lors de son mandat, ce qui lui donnera un profil nettement conservateur. Encore une raison de s’inquiéter ?

Absolument. Nous craignons surtout pour le droit à l’avortement. Trump a déclaré qu’il voulait abolir l’arrêt Roe v. Wade qui garantit le droit à l’avortement dans tous les États-Unis. Si on en arrive là, ce sera à nouveau à chacun des cinquante états à réguler l’avortement, ce qui finira dans la plupart des cas en interdiction totale. Pas de problème, d’après Trump : les femmes qui veulent avorter n’ont qu’à se rendre en Californie ou un autre état progressif. Mais c’est absurde, car une grande majorité de ces femmes sont trop pauvres pour faire ce voyage. L’avortement risque de devenir un droit élitaire.

En Europe, les politiques populistes et d’extrême droite ont réagi avec euphorie à la victoire de Trump.

Le terreau pour les populistes est aussi riche en Europe qu’en Amérique. Écoutez, il y a beaucoup d’éléments qui ont contribué à la victoire de Trump, mais les deux principales sont évidentes. Une grande partie de la population ne profite pas de la globalisation et se sent abandonnée par la politique. C’est précisément ce groupe qui a très peur des changements sociaux, dont la migration est la plus frappante. Ajoutez-y l’épidémie de peur gonflée par le terrorisme et vous obtenez un cocktail dont profitent les populistes. Mais ce sont des faux prophètes, car il est évident que les Trump de ce monde ne tiendront pas leurs promesses. La globalisation est un fait. Les moyens de transport et de communication ne se laisseront pas réduire, tout comme la migration qui les accompagne.

Pourquoi les partis traditionnels ne réussissent-ils plus à l’expliquer à l’électeur?

Les partis européens du centre ont failli à leur tâche de défenseurs de l’Etat de droit et de valeurs cruciales telles que la liberté, la tolérance et la solidarité. Leurs sympathisants ne croient plus que les droits servent à protéger le citoyen contre l’état. Les droits sont devenus des instruments dont se servent toutes sortes de groupes – minorités, musulmans, terroristes, on met tout dans le même sac – pour tromper l’Etat et porter préjudice aux intérêts de la majorité. Le pire c’est que les politiciens mainstream entrent dans ce jeu. Ainsi la Première ministre britannique Theresa May a qualifié de scandale les protestations de HRW et de prétendus mouvements de gauche contre les atteintes aux droits de l’Homme commises en Irak par des soldats britanniques. Les politiciens s’opposent à ce courant populiste, mais c’est l’inverse qui se produit. Regardez la campagne électorale en France. Nicolas Sarkozy reprend le discours de Marine Le Pen, sous le prétexte naïf de lui couper l’herbe sur pied et de lui prendre des électeurs. Le seul résultat, c’est qu’il donne encore plus de légitimité au discours rance du FN.

Le président Obama a couvert la chancelière allemande de louanges lors de son discours d’adieu. À juste titre ?

Merkel est seule au-dessus de la mêlée. C’est la seule dirigeante qui défend les valeurs clés de l’Union européenne et les droits des demandeurs d’asile. Sa déclaration officielle après l’élection de Trump était claire : nous souhaitons des liens étroits avec l’Amérique, mais nous n’accepterons pas de compromis sur nos valeurs clés. Pourquoi le Premier ministre canadien Trudeau et elle sont-ils les seuls à avoir formulé cette réserve ? Il faudrait beaucoup plus de dirigeants de sa trempe, car comme le prouve la crise des réfugiés, Merkel ne peut s’en sortir seule. Je viens tout droit d’Athènes. Des familles avec des enfants y dorment dans des tentes sur un terrain d’aéroport inutilisé, dans des circonstances misérables. Ce n’est pas de la faute des Grecs, car la politique d’économies qu’on leur impose les prive de moyens d’organiser un meilleur accueil.

En Belgique, la Secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration Theo Francken (N-VA) a intensifié les « expulsions de Dublin » : les réfugiés sont renvoyés dans le pays où ils sont entrés dans l’Union européenne, généralement en Grèce ou en Italie.

Ces accords de Dublin sont absurdes, ils déplacent les charges les plus lourdes de la migration vers les pays les plus pauvres de l’Union. Qui invente ce genre de mesures ? L’Europe doit réaliser que la migration est un phénomène continental qu’il faut résoudre ensemble. Malheureusement, il n’est pas question de solidarité. La promesse d’établir 160 000 réfugiés depuis la Grèce et l’Italie dans d’autres Etats membres n’a pas encore été réalisée. En tant qu’HRW, nous sommes très critiques à l’égard du deal entre la Turquie et l’Europe. Il est positif que l’Europe investisse trois milliards d’euros pour améliorer l’accueil de réfugiés syriens dans la région, mais il est inacceptable de déporter les demandeurs d’asile déboutés de la Grèce vers la Turquie. La Turquie n’est pas un pays sûr, les réfugiés n’y ont pas de statut digne de ce nom et presque aucun droit, et depuis le coup d’État raté, les droits de l’Homme y déclinent à la vitesse grand V. Les juges grecs s’en rendent compte, jusqu’à présent, ils ont bloqué toute tentative d’expulsion forcée vers la Turquie. On en entend peu parler dans le reste de l’Europe, et il faut voir jusqu’à quand les Grecs poursuivront leur résistance de principe. La pression européenne pour faire ployer Athènes est énorme.

Donald Trump souhaite coopérer avec la Russie pour exterminer l’EI? Pensez-vous que ce soit une bonne chose ?

Absolument pas. Pour commencer, l’État islamique est un facteur relativement mineur sur le champ de bataille syrien. Je comprends bien qu’il inquiète l’Europe parce que pour vous l’EI représente une menace directe, mais laissons parler les chiffres. : 85% des victimes en Syrie tombent sous les violences du président Assad, commises par les troupes du gouvernement et leurs alliés, dont la Russie est le plus important. Allons-nous leur lancer encore quelques bombes supplémentaires ? Cela me semble une très mauvaise idée. La crise syrienne ne se résoudra qu’en éteignant l’incendie. Il faut une solution politique, afin que la population sunnite n’ait plus à craindre les discriminations. C’est finalement ainsi que l’EI a été créé, en réaction à la dictature cruelle et corrompue du président chiite al-Maliki.

Il y a quelques semaines, HRW a publié un rapport critique à propos des mesures antiterroristes en Belgique après les attentats à Bruxelles et à Paris. Il dénonce les violences policières excessives lors d’arrestations et de contrôles, tout comme les circonstances inhumaines dans lesquelles sont enfermés les suspects de terrorisme. Le ministre de l’Intérieur et son homologue de la Justice Koen Geens ont rejeté les critiques : les éventuels dérapages s’expliquent par la pression immense exercée sur les services de sécurité.

Cette pression immense est un fait, mais non une excuse. La lutte contre le terrorisme se gagne uniquement en jetant des ponts vers les communautés où les attentats terroristes sont peut-être fomentés. Les faits parlent pour eux, en ce moment c’est surtout la communauté musulmane. Alors, l’Etat a tout intérêt à gagner la confiance de cette communauté, de sorte que les gens de cette communauté se rendent à la police s’ils soupçonnent une intrigue terroriste. C’est possible par exemple en intégrant plus de diversité dans l’appareil de sécurité. La radicalisation en prison ? C’est effectivement un problème qui n’est pas à sous-estimer. Mais incarcérer les gens en isolement est, et reste, un traitement inhumain contraire à toutes sortes de traités internationaux que la Belgique également a ratifiés.

Il y a trente ans que vous êtes activiste des droits de l’Homme. Voyez-vous un quelconque progrès ?

Il y a trente ans, l’Amérique latine se composait surtout de dictatures militaires et les Européens de l’Est vivaient sous le joug de régimes communistes. Aujourd’hui, ils ont été remplacés par des démocraties, l’une meilleure que l’autre. L’Apartheid en Afrique du Sud ? C’est de l’histoire ancienne. D’accord, il y a des régions où la situation s’empire, mais je n’ai jamais considéré ceci comme un procès linéaire, il n’y a pas d’évolution inéluctable vers plus de respect pour les droits de l’Homme. Pour cette raison, les organisations comme HRW sont nécessaires. Notre mission est toujours la même : nous devons augmenter le prix à payer pour l’atteinte aux droits de l’Homme de sorte que les responsables soient obligés d’arrêter.

Erik Raspoet

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