Selon une étude de 2019, plus des deux tiers des étudiants des collèges militaires canadiens (CMC) ont été témoins ou fait l'objet de comportements sexualisés non désirés. © getty images

Canada: scandales sexuels à l’armée

Ludovic Hirtzmann Journaliste correspondant au Canada

Les principaux hauts gradés des Forces armées canadiennes (FAC) font face à des accusations de harcèlement sexuel. La multiplication des cas incline à penser qu’il s’agit d’un problème systémique de « culture » parmi les militaires. Le chantier du changement s’annonce compliqué.

 » Une autre allégation d’inconduite sexuelle contre un haut gradé », titrait en fin de semaine dernière Le Journal de Montréal. L’accusé est le chef du commandement du personnel militaire, Steven Whelan. Ce lieutenant-général, également chargé de lutter contre… les inconduites sexuelles dans l’armée, avait remplacé en milieu d’année un autre militaire soupçonné de harcèlement sexuel. Autre galonné incriminé, le futur chef de l’armée de terre, Trevor Cadieu. Il a dû renoncer à sa promotion à la mi-octobre. Et ces haut gradés ne sont pas les seuls.

Nous avons besoin d’un ministre de la Défense nationale prêt à prendre des décisions qui pourraient ne pas être appréciées.

L’ex-chef d’état-major des Forces armées canadiennes (FAC), le général Jonathan Vance, a pris sa retraite quelques semaines avant d’être convaincu d’avoir entretenu une liaison avec une major. Et d’avoir suggéré à une jeune collègue de partir en vacances avec lui « dans une destination naturiste », selon Radio-Canada. Le général Dany Fortin, superviseur de la campagne de vaccination au Canada, a été limogé. Le militaire avait baissé son pantalon face à une collègue il y a trente-deux ans lorsqu’il était étudiant au Collège militaire royal du Canada. La liste des accusés est trop longue pour être citée entièrement.

En 2019-2020, le nombre de plaintes pour agressions sexuelles aurait doublé. « Les gens se sentent plus à l’aise pour dénoncer les inconduites sexuelles », a déclaré à la chaîne Global News la porte-parole de la Défense nationale, Jessica Lamirande, faisant référence au mouvement #MeToo. Au Canada, un simple regard ou l’usage du mot « mademoiselle » peut être considéré comme du harcèlement. « En 2019, la majorité (68%) des étudiants des collèges militaires canadiens (CMC) ont été témoins ou fait l’objet de comportements sexualisés non désirés […] Les comportements les plus couramment observés ou vécus par les étudiants des CMC étaient les blagues à caractère sexuel, les discussions inappropriées au sujet de la vie sexuelle et les commentaires à caractère sexuel inappropriés au sujet de l’apparence ou du corps d’une personne », note l’institut national Statistique Canada. Selon une longue enquête menée par l’organisme en 2016, 4% des femmes et 1,1% des hommes des FAC ont été victimes de « contacts sexuels non désirés » cette année-là.

Déstabilisation de l’armée

L’opposition politique reproche au ministre de la Défense, Harjit Sajjan, de couvrir les violences sexuelles. Le successeur du général Jonathan Vance, l’amiral Art McDonald, innocenté en août dernier après une enquête pour agression sexuelle, dénonce le ministre et a envoyé un courriel aux officiers généraux pour se plaindre de son traitement. « Je suis déçu que mon exonération n’ait pas conduit à un retour au travail », s’est insurgé l’amiral en fin de semaine, provoquant l’ire d’Harjit Sajjan. Et le ministre de répondre: « Le message électronique envoyé par Art McDonald aux officiers et généraux est inapproprié et inacceptable. » Si les processus de dénonciation des violences sexuelles sont bien inadaptés dans les FAC, les procédures de mise en accusation le sont tout autant. A l’instar du cas d’ Art McDonald, une allégation devient une condamnation aux yeux de l’opinion. Même innocenté, le retour dans les hautes sphères de l’armée est impossible.

L’universitaire Elaine Craig, spécialiste des questions de harcèlement, déplore pour sa part dans un récent rapport de la Défense nationale sur les inconduites sexuelles que « le taux de condamnation pour agressions sexuelles par les cours martiales est dramatiquement plus faible que le taux de condamnation par les tribunaux civils de juridiction criminelle du Canada. […] Depuis le lancement de l’opération « Honour » (NDLR: censée lutter contre les inconduites sexuelles), en 2015, un seul soldat a été condamné par le système de justice militaire canadien pour avoir agressé sexuellement une femme des Forces armées canadiennes ».

Lobbying pour une ministre

Pour pallier les scandales et l’absence de réactivité des FAC, de nombreux haut gradés masculins ont été remplacés par des femmes. Tel le numéro deux de l’état-major ou le général Dany Fortin. Beaucoup de voix féminines militent activement ces derniers temps pour que le prochain ministre de la Défense, qui sera nommé le 26 octobre, soit une femme. Les spécialistes militaires féminines, de leur côté, s’en tiennent à des recommandations générales. « Nous avons besoin d’un ministre de la Défense nationale prêt à prendre des décisions qui pourraient ne pas être appréciées », a confié à l’agence Presse canadienne (PC) l’experte Charlotte Duval-Lantoine, de l’Institut canadien des Affaires mondiales. Et de préciser que cette nomination devra être liée à la compétence et non au seul fait d’être une femme.

Les scandales sexuels menacent l’intégrité des FAC. L’état-major est désormais décapité. Ironie du sort, Steven Whelan, aujourd’hui sous enquête, s’en était inquiété auprès de l’agence PC en juin: « C’est une menace existentielle pour notre profession. » L’ex-lieutenant-colonel de l’armée américaine, Victor Hansen, professeur de droit à la New England School of Law de Boston, a déclaré sur CBC: « Cela peut présenter un réel danger […] avec des conséquences directes tangibles sur la sécurité nationale et […] des effets à plus long terme et plus intangibles. » Outre l’impact sur le bon fonctionnement de la chaîne de commandement, les inconduites sexuelles dans les FAC ont mené à la démission de femmes parfois très expérimentées.

Les scandales ne datent pourtant pas d’hier. Le magazine canadien Maclean’s rappelait récemment qu’il avait fait sa Une en 1998 avec le titre « Viol chez les militaires ». Des commissions d’enquête menées par des juges grassement rémunérés ont rendu bien des rapports. Rien n’a changé. Justin Trudeau a reconnu que si « le système actuel est inadéquat […], ce ne sera pas facile de changer la culture des Forces armées. »

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