Carte blanche

Campagne de désinformation contre l’Arménie

Dans les colonnes du Vif, M. Sébastien Boussois a commis le 1er mars une carte blanche intitulée « ‘ArmeniaGate’ en vue ? L’Europe doit faire le ménage dans ses groupes d’amitié ».

L’article, par ailleurs assez confus, formule principalement deux accusations. La première est qu’une organisation nommée FEAJD[1] se rend coupable de corruption auprès des parlementaires européens. La seconde est que son président, M. Kaspar Karampetyan, diamantaire, est impliqué dans un trafic illégal de « diamants du sang ». L’intention de l’auteur est manifestement de suggérer qu’après le scandale du Qatargate, on s’apprête à découvrir un scandale analogue concernant l’Arménie.

Or ces accusations sont sans fondement. L’article est même un cas d’école en matière de désinformation.

Une lecture attentive de l’article permettra en effet au lecteur de comprendre tout d’abord que l’accusation de corruption des parlementaires est seulement suggérée plutôt que formulée, et qu’elle n’est jamais étayée. Ainsi le titre est-il suivi d’un prudent point d’interrogation. Plus bas, Boussois cite une députée européenne convaincue de corruption, Eva Kaïli, et indique qu’elle «aurait agit [également] pour le compte d’autres pays dont l’Arménie […]». Ici, le verbe est au conditionnel et, comme chacun sait, le dossier d’accusation de Mme Kaïli ne fait aucune référence à l’Arménie. Il s’agit là d’une simple spéculation. Qu’importe, Boussois poursuit sur sa lancée en suggérant que les parlementaires qui ont signé un texte que Mme Kaïli a signé elle aussi seraient coupables par association.

La ficelle semble un peu grosse, mais ce type d’amalgames constitue pourtant le ressort principal de l’article. L’accusation à l’encontre de M. Karampetyan est formulée de manière moins prudente, mais elle n’en est pas moins fantaisiste. En la matière, il revient à la victime elle-même de corriger cette calomnie, je ne m’étendrait donc pas davantage ici sur ce sujet.

Si l’article ne fournit aucun début de preuve des accusations qu’il formule ou insinue, les liens insérés dans le texte sont eux aussi sans rapport avec les accusations de corruption avancés, à l’exception d’un seul : un article publié dans un journal en Azerbaïdjan qui dresse une biographie fantaisiste à charge de M. Karampetyan. Cette référence-là est un aveu. Faut-il rappeler ici que la presse à Bakou est aux ordres du président Aliyev, et qu’elle est depuis longtemps déchaînée contre les Arméniens? L’Azerbaïdjan est d’ailleurs classé à la 154ème place au classement mondial de la liberté de la presse dressé par Reporters sans Frontières, entre le Belarus et la Russie.

J’ai interviewé M. Boussois au téléphone, avec son accord, pour le compte de la radio « Belgahay ». J’ai pu lui demander d’où provenaient ces accusations et M. Boussois a admis qu’il ne dispose d’aucun élement : «on ne parle pas là d’éléments précis liés à la corruption », concède-t-il. Ou encore : « Je ne dis pas à ce stade que la fédération et le groupe d’amitié arrosent les députés européens, je pose la question». Le reste est à l’avenant.

Alors, fin de l’épisode, on classe le dossier ? Pas si vite, il reste des leçons à tirer de cette affaire. Ce type d’articles joue en effet un rôle important dans le montage des campagnes de désinformation. Ainsi le 3 mars, deux jours seulement après la parution de l’article dans le Vif, un journal en Azerbaïdjan reprenait l’affaire, sous le titre : « New Corruption Scandal ‘ArmeniaGate’ Brewing in Europe », une révélation qu’il attribue au VIF[2] . C’est ainsi qu’en se citant les uns les autres, les médias peuvent contribuer à inventer une réalité parallèle.

Or, ces campagnes n’ont le plus souvent rien de spontané : elles sont orchestrées par des cabinets de consultants internationaux. Dans un rapport sur le lobbying des dictatures à Bruxelles, l’ONG européenne Corporate Europe citait il y a peu les firmes Consultum Communications, Glocal Communications, CSM Strategic et Burston Marsteller parmi celles qui se mettaient au service de l’ Azerbaïdjan[3].

Bien évidemment, les campagnes de désinformation ne sont qu’un des éléments d’une stratégie d’influence. Les ONG spécialisées OCCRP, ESI, ECLJ, Corporate Europe, entre autres, ont révélé une corruption à grande échelle qu’elles ont baptisée « Caviar Diplomacy » puis « the Azerbaijani Laundromat » et dont les médias se sont fait écho à l’époque[4]. L’Azerbaïdjan est donc l’un des pires exemples de corruption à grande échelle en Europe et, à défaut de pouvoir se refaire une réputation, ce pays tente de mouiller son rival, l’Arménie, selon le principe du « tous pourris ».

La simple publication d’une accusation de ce type dans une revue réputée sérieuse pouvait laisser supposer qu’elle était fondée sur un soupçon légitime, sinon sur un début de preuve. Ce n’était pas le cas, et on ne peut que mettre en garde le lecteur contre la désinformation, y compris dans les endroits les plus inattendus.

Nicolas Tavitian, sociologue, ancien président du Comité des Arméniens de Belgique et ancien directeur de l’UGAB Europe. Il n’est pas lié aux personnes et organisations mises en cause dans l’article de M. Boussois.


[1] Fédération euro-arménienne pour la justice et la démocratie.

[2] Media: New corruption scandal “Armeniangate” brewing in Europe | Report.az

[3] 201500303_spindoctors_lr.pdf (corporateeurope.org)

[4] Caviar Diplomacy | ESI (esiweb.org)

Resolution in the European Parliament: Texts adopted – Corruption and human rights in third countries – Wednesday, 13 September 2017 (europa.eu)

(42) The Azerbaijani Laundromat – YouTube (OCCRP)

(42) Who Profited From The ‘Azerbaijani Laundromat’? – YouTube (RFERL)

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