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Bienvenue dans le darknet

Michi-Hiro Tamaï Journaliste multimédia

Espace démocratique ou repaire de criminels, le darknet et sa navigation anonyme engendre le meilleur et le pire. Les sites illégaux ont largement profité de ce réseau crypté pour s’y installer durablement et salir la réputation d’un Web qui avait des prétentions plus vertueuses. Plongée et explications en eaux très troubles.

Afficher les produits les moins chers en premier.Vérifier le nombre d’étoiles qu’a reçu le vendeur. Peut-être lui poser une question ? Ne pas oublier de lire les commentaires que les acheteurs ont laissé sur la marchandise. Et, pourquoi pas, débourser quelques bitcoins en plus pour une livraison express. Souris en main, faire son marché en drogues, armes et faux papiers sur TOR – l’une des portes d’entrée du darknet – est aussi pratique et rassurant que sur eBay ou Aliexpress. Organisant des journées de soldes inspirées des Black Friday d’Amazon, des marchés noirs online comme AlphaBay, Dream Market, Valhalla ou Hansa y déploient des techniques de vente d’une finesse inouïe. Anabolisants, drogues dissociatives, MDMA, AK-47, liasses de faux billets, tout doit disparaître…

Albert Kramer (Trend Micro) met en garde contre les dangers du darknet.
Albert Kramer (Trend Micro) met en garde contre les dangers du darknet.© DR

Sur ces souks improbables, petites frappes, criminels en col blanc, gangs et terroristes se croisent anonymement à la recherche de la bonne affaire. Mais les  » simples  » consommateurs de drogues y sont majoritaires. Toutes plates-formes confondues, les ventes de stupéfiants y caracolent ainsi en tête. Soit 57 % des transactions totales selon un rapport du think tank américain Rand Corporation en novembre dernier.  » Pour résumer, le darknet est utilisé pour rapprocher des vendeurs qui proposent un bien ou un service illégal et des acheteurs qui en ont besoin. Plus nécessaire de se rendre dans une ruelle sombre pour acquérir la précieuse marchandise. C’est plus facile pour les deux parties, plus clair, et surtout plus sûr « ,estime Albert Kramer, directeur technique européen de Trend Micro, société sécurisant les infrastructures informatiques d’entreprises.

Les lanceurs d'alerte, comme Edward Snowden, recourent à TOR pour échapper aux radars.
Les lanceurs d’alerte, comme Edward Snowden, recourent à TOR pour échapper aux radars.© Kostas Baltas/Isopix

L’image classique de l’iceberg est souvent brandie pour expliquer où prospèrent ces sites d’e-commerce illégaux. En haut, la partie visible du bloc relève ainsi du surface Web, l’Internet que nous connaissons tous, soit l’ensemble des sites dont l’adresse IP est visible par des moteurs de recherche comme Google ou Qwant. Sous l’eau, le glaçon deep Web amasserait environ 90 % du contenu total d’Internet. Réseaux intranet d’entreprises, données bancaires, administratives, universitaires et scientifiques s’y terrent à l’abri du public. Sous la couche du deep Web qu’ils occuperaient à 4 %, les réseaux darknetse profilent enfin comme autant de communautés techniquement taillées pour l’anonymat.

Vingt mille lieues sous l’iceberg

D’Edward Snowden et ses révélations d’écoutes généralisées de la NSA aux activistes syriens publiant des vidéos lors du Printemps arabe, TOR (The Onion Router), la plus connue de ces communautés, est fréquemment utilisée par des journalistes, avocats, dissidents et lanceurs d’alerte soucieux de rester hors radars. En Iran ou en Chine, son usage explose. Reporters sans frontières, entre autres, aide d’ailleurs les journalistes à l’apprivoiser. Permettant notamment de dissimuler l’adresse IP de son ordinateur (et donc son identité sur le Web), son usage a largement été bridé en Turquie, en décembre dernier, par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan.

 » L’emploi de TOR n’a en soi rien d’illégal. Il n’existe pas d’obligation pour un abonné de laisser voir les adresses IP qu’il visite à son fournisseur d’accès Internet. Rien ne m’empêche d’envoyer une lettre anonyme ou de passer un coup de fil anonyme. Pourquoi devrait-il en être différemment sur le Web ? « avance Paul Van den Bulck, avocat associé chez McGuireWoods, spécialisé en droit des technologies de l’information et vie privée.  » Le darknet n’est pas mieux ni moins bien que le Web classique. Il permet des choses tout à fait nobles, comme le fait de permettre de s’exprimer librement à des citoyens d’un régime répressif, ou abjectes comme la pédopornographie.  »

Les armes : on en trouve de tous calibres sur le darknet.
Les armes : on en trouve de tous calibres sur le darknet.© DR

S’il aide les lanceurs d’alerte et la liberté d’opinion, le navigateur Web de TOR offrirait également des avantages par rapport à un navigateur classique comme Chrome ou Firefox. En brouillant l’identité et l’origine géographique de sa connexion, il faisait par exemple chuter de 50 euros le prix d’un même vol Tokyo – Bruxelles. Une foule d’autres vertus lui sont attribuées – éviter les pubs géolocalisées et croisées – pour un usage quotidien. Et Facebook (qui vient d’y ouvrir une page) précisait récemment que plus d’un million d’utilisateurs accédaient à leurs services via TOR tous les mois, deux fois plus qu’il y a un an.

Faux papiers, vrais tueurs

Tout relatif et très discuté soit-il, l’anonymat de TOR entretient encore aujourd’hui des kilomètres de commerces illicites. Sur Hansa, un des marchés noirs les plus en vue, une rapide recherche intégrant le mot clé  » Belgique  » livre 700 offres, entre documents bancaires, drogues, contrefaçons, tutoriels et autres biens digitaux. 500 dollars pour un passeport noir jaune rouge, 300 dollars pour une carte d’identité nationale (n’oubliez pas la promo temporaire de  » deux plus une gratuite « ), 25 titres de résidence pour 25 dollars, un modèle de permis de conduire à 10 dollars… la liste des documents est longue. Selon un rapport livré par Europol le mois dernier, le darknet accélère le business du trafic de migrants, qui rassemble actuellement 5 000 organisations sur le Vieux Continent.

 » Ces faux documents seront inefficaces à l’aéroport mais pourront servir dans d’autres cas, pour louer une voiture ou pour s’enregistrer sous un faux nom dans un hôtel par exemple. Les cartes de crédit en vente ne pourront être utilisées qu’une à deux fois avant d’être bloquées, mais elles servent également à masquer l’identité d’un acheteur. Pour être livré, on pourra le faire via Kiala « , précise Albert Kramer. Plus loin sur le darknet, Crime Bay, un service de tueurs à gages demande 5 000 dollars pour une simple cible et 30 000 dollars pour supprimer une petite célébrité, via un sniper. Casser des os, brûler une voiture, faire croire à un accident, les multiples options font froid dans le dos. Le site a même lancé une campagne de crowdfunding, le 9 novembre dernier, pour éliminer Donald Trump.

Bienvenue dans le darknet
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Côté piratage, l’offre foisonne également. 25 millions de comptes Gmail et Yahoo avec mot de passe seraient ainsi sur le point d’être vendus sur le darknet selon Hackread.com. Si certains demandent 455 dollars pour pirater le serveur d’une école et y changer une note, d’autres offrent l’accès à n’importe quel compte Facebook pour à peine 50 dollars. Ces même hackers proposent également une série d’autres services endommageant techniquement l’ordinateur visé ou ruinant la vie de son propriétaire via la diffusion de faux mails à caractère pédophile.

Confiance criminelle

Dégageant, selon l’institution américaine Rand Corporation, des revenus mensuels estimés entre 10,5 à 18,5 millions d’euros, la vente de stupéfiants ne représente qu’une infime partie de leur versant traditionnel offline. Mais la croissance de ce marché dominé par nos voisins néerlandais (1) aurait doublé depuis la fermeture de Silk Road en 2013 et la (très médiatisée) condamnation à vie de son créateur, Ross Ulbricht. Principal fait d’armes de ce hacker libertaire plus connu sous le nom Dread Pirate Roberts ? Avoir créé un site de vente où, comme sur eBay, tout est mis en oeuvre pour instaurer des liens de confiance des deux côtés du tiroir caisse. Une approche qui s’est standardisée sur les dizaines de sites qui lui ont succédé…

 » Mais lorsqu’on commerce avec des criminels, il faut s’attendre à tomber sur des gens qui tentent de vous soutirer de l’argent. Comme sur le Net classique, les acheteurs s’organisent et vérifient donc souvent à qui ils ont affaire en glanant des conseils sur des chatboxes anonymes « , précise Albert Kramer.

Ross Ulbricht, condamné à la réclusion à perpétuité : le cerveau de Silk Road,
Ross Ulbricht, condamné à la réclusion à perpétuité : le cerveau de Silk Road, « eBay de la drogue ».© Spencer Platt/Getty Images

Aidé par le bitcoin, monnaie électronique dont les transactions peuvent passer incognito, le darknet faisait frémir la Belgique en octobre 2016. SudPresse révélait ainsi que trois plans confidentiels de la centrale nucléaire de Tihange (authentifiés par un cadre de la centrale) y circulaient. Si le traçage des communications sur le darknet est plus compliqué que sur le Web classique, il n’est toutefois pas impossible. Et les arrestations se multiplient partout dans le monde.

En juin dernier, la police judiciaire de Flandre orientale démantelait ainsi une filière de drogue entre la Belgique et les Etats-Unisaprès deux ans d’enquête. Souvent facilitées par des erreurs humaines lors de livraisons postales notamment, ces filatures numériques restent laborieuses. Brandissant la menace que ces organisations cybercriminelles seront bientôt à même de détruire les défenses de grosses entreprises comme des banques, Europol veut d’ailleurs interdire par voie légale tout moyen de cryptage sur le Net.

 » Après un attentat, les hommes politiques veulent montrer qu’ils réagissent pour protéger la population. Mais ils le font souvent avec excès. Vous ne pouvez pas filmer et ficher tout le monde tout le temps. Cela ne veut pas dire que la vie privée l’emporte sur tout, mais si l’ingérence n’est pas proportionnée, on tombe dans l’état totalitaire  » conclut Paul Van den Bulck.  » Les gens qui disent se moquer de leur vie privée sur le Net en prétendant qu’ils n’ont rien à cacher sont dans l’erreur. Car on peut avoir besoin de garder des choses secrètes sans pour autant que cela soit répréhensible. Je suis certain que, même dans votre famille, on ne sait pas combien vous gagnez ni quels sont vos habitudes sexuelles. C’est un droit fondamental.  »

(1) Selon un rapport du ministère de la Justice néerlandais publié en septembre dernier.

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