© PIERRE-YVES JORTAY

Barbara Abel nous parle de ses livres préférés : « Les histoires simples »

Le Vif

Avec enthousiasme, passion ou sobriété, des écrivains évoquent leurs livres préférés. Ce qu’ils disent, et leur façon de le dire, peut être une façon de parler d’eux ou d’éclairer leur oeuvre personnelle. Pour nous, c’est une façon comme une autre de donner envie de lire. Cette semaine : la romancière belge Barbara Abel.

Il est 10 h 14 dans ce café d’une petite place de Saint-Gilles, en Région bruxelloise. Presque toutes les tables sont occupées. Ça sent le café et la viennoiserie fraîche. Deux ou trois clients somnolent devant leur ordinateur portable. Elle entre.

On ne se connaît pas mais, d’emblée, elle ne nous fait pas peur du tout. On voit immédiatement que Barbara Abel ne s’est pas armée d’un couteau, comme certains personnages de ses thrillers familiaux. Elle approche, souriante, tend la joue pour une bise. On s’installe. Même pas besoin de briser la glace.

Elle habite à dix minutes à pied mais elle est venue en voiture, exprès. Pour polluer ? Non, pour s’exercer : elle passe son permis dans une semaine. Elle a déjà acheté la voiture, donc elle ne peut plus reculer ; le permis, il le lui faut. Barbara Abel confie une crainte : les entrées et les sorties d’autoroute. Elle a du mal à se glisser dans la circulation. (Mais a-t-on déjà vu un écrivain s’insérer facilement dans un courant ? se couler aisément dans un moule ? Refermons cette parenthèse.)

René Barjavel, auteur de La Nuit des temps.
René Barjavel, auteur de La Nuit des temps.© REPORTERS

Simplicité

Filons cependant encore un peu la métaphore routière : qu’est-ce qu’une histoire qui roule, autrement dit une bonne histoire ? On a affaire à une spécialiste, c’est le moment de demander. Barbara Abel répond :  » Une bonne histoire, c’est une histoire simple.  » Exemple : le roman La Maison près du marais, d’Herbert Lieberman.  » Je l’ai lu à une époque où je ne savais pas encore que j’allais devenir romancière. Je l’ai lu d’une traite, fébrilement, passionnément, et à la fin, je me suis rendu compte que c’était le genre d’histoire qui tenait sur un confetti, une histoire très simple, mais qu’en plus, elle était très crédible. A ce sujet, Mark Twain disait : « Quelle est la différence entre la réalité et la fiction ? La fiction doit être crédible. » Ça, c’est une phrase qui me sert de guide pour mes propres bouquins. Bref, la simplicité et la crédibilité, ce sont deux qualités nécessaires qui me sont restées. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai espéré qu’un jour j’arriverais à la cheville, ou au petit orteil, du niveau de La Maison près du marais. Cela dit, j’avais une petite vingtaine d’années quand je l’ai lu, et je n’ai pas relu ce livre depuis lors. Je ne sais pas si je l’aimerais encore autant… Je pense même qu’il ne faut pas relire les livres qu’on a lus passionnément, parce qu’un livre, c’est une rencontre à un certain moment ; quand on le relit, on n’est plus le même. En plus, quand on lit un livre la première fois, on n’en attend rien de spécial mais si la rencontre se fait, si la passion naît, si l’étincelle jaillit, lorsqu’on le reprend quelques années plus tard, on a envie de retrouver cette étincelle, on est même sûr qu’on va la retrouver, mais cela n’arrive pas forcément…  »

Emotion

J’enchaîne avec une anecdote personnelle : j’ai éprouvé moi-même un gros choc littéraire un jour lointain avec un roman simple qui s’intitule Soie, d’Alessandro Baricco. Et un certain nombre d’années plus tard, m’attendant à retrouver la même impression en le relisant, j’ai été déçu. C’est marrant, une autre fin roman de Baricco a fait cet effet boomerang à Barbara Abel : Novecento : pianiste.  » Je n’y avais pas pensé en préparant cette rencontre sur le thème de mes livres préférés mais oui, en effet, ça a été un de mes bouquins préférés à un moment de ma vie « , se souvient la romancière bruxelloise.  » En y repensant, je trouve que Novecento : pianiste est l’expression même de ce qu’est l’amitié. Quand je l’ai lu, à 25 ans, je me suis même dit que personne n’avait jamais décrit l’amitié de façon aussi forte, vraie, passionnée… A l’époque, ce roman m’avait bouleversée. Il fait partie de ces livres – et c’est pareil avec les films – dont on oublie l’histoire au fil du temps mais dont on n’oublie jamais les émotions qu’ils nous ont procurées.  »

Une bonne histoire, c’est une histoire simple.

Il est essentiel pour Barbara Abel de ressentir des émotions quand elle lit –  » si je ne ressens pas d’émotions en lisant un bouquin, j’arrête de le lire  » – et d’en proposer quand elle écrit.  » L’émotion, c’est universel. Tout le monde a déjà été amoureux, tout le monde a déjà été ami, tout le monde a déjà été jaloux, tout le monde a déjà été trahi, tout le monde a déjà voulu se venger… Quand on écrit, on doit jouer là-dessus. En tout cas, moi, en écrivant, je me base sur mes propres émotions. Je n’ai jamais perdu un enfant, je ne peux pas savoir l’effet que ça fait, mais j’ai déjà été très malheureuse, j’ai déjà perdu quelqu’un, et donc, par exemple, pour construire un personnage qui a perdu un enfant, je réinterprète ce que j’ai déjà ressenti.  » Ce travail est proche de celui du comédien – après ses études de philologie romane à l’ULB, Barbara Abel s’est formée à l’art dramatique à Paris. Le premier texte qu’elle a écrit est une pièce, L’Esquimau qui jardinait, qu’elle a interprétée dans les années 1990.

Savoir-faire

La simplicité de l’histoire et les émotions ressenties sont donc deux critères essentiels pour la lectrice et l’auteur Barbara Abel. Selon elle, il en existe un troisième : le savoir-faire, la manière de raconter.  » C’est le truc d’Hitchcock. Hitchcock a un truc à raconter : un jeune garçon monte dans un bus, il porte un sac à dos et dans le sac à dos, il y a une bombe. A partir de là, Hitchcock a deux possibilités : soit il ne dit pas aux spectateurs qu’il y a une bombe dans le bus, on suit le trajet du bus et à un moment donné la bombe explose – et on a quinze secondes de surprise – soit il dit aux spectateurs qu’il y a une bombe dans le sac, on suit le trajet du bus, et là on a quinze minutes de suspense.  »

Les livres qu’on lit dans sa jeunesse marquent le plus…

A ce propos, selon Barbara Abel,  » tout a déjà été dit, tout a déjà été raconté… Il y a eu la Bible, les mythologies, et puis tout le reste, pendant des centaines d’années… Que pourrait-on encore raconter de nouveau ? Là où on peut encore innover, c’est dans la vision des choses, la mise en scène, la façon de raconter. Quand on écrit, si on vérifie chaque fois qu’on a une idée, on va peut-être se rendre compte qu’elle a déjà été écrite cent cinquante fois, mais jamais comme soi-même on va la raconter.  »

Revenons à nos moutons, les bouquins préférés de Barbara Abel. Celui-ci n’est pas un livre à proprement parler, c’est une pièce de théâtre, c’est un pic, c’est un cap, c’est Cyrano de Bergerac.  » C’est une idée extraordinaire et c’est une histoire simple, on peut la « pitcher » en une phrase, souligne l’auteur belge : une femme est amoureuse de deux hommes, de l’un pour son physique, de l’autre pour son esprit. En plus, c’est écrit dans une langue magnifique… Cyrano, c’est une histoire qui me suit. Je trouve le film avec Gérard Depardieu absolument somptueux et chaque fois que la pièce est jouée au théâtre, j’y vais. J’ai vu cette histoire à 20 ans, à 25, à 30, 35, 40, à 45 ; je la verrai à 50, à 55… 60… 65…  »

Cyrano de Bergerac, une histoire qui poursuit Barbara Abel.
Cyrano de Bergerac, une histoire qui poursuit Barbara Abel.© COLLECTION CHRISTOPHEL/BELGAIMAGE

Plus ancrée dans le passé de Barbara Abel est La Nuit des temps, de René Barjavel.  » Ce bouquin a déchaîné des passions… Je l’ai lu vers 15, 16 ans. A l’époque, c’est d’abord ma meilleure amie (quand on est ado, on a toujours une  » meilleure amie « ), qui était comme moi une grande lectrice, qui l’a lu avec un enthousiasme débordant. Donc, je l’ai lu aussi, et ça m’a fait le même effet. On se pâmait, vraiment. J’avais même écrit Païkan (NDLR : un des personnages immémoriaux, vieux de 900 000 ans, et hyper-romantique) sur mon plumier… D’autres écrivaient Robert Redford ou je ne sais pas quoi : moi, j’avais écrit Païkan. J’étais amoureuse de Païkan, avec un désespoir total, qu’on n’éprouve que quand on est ado, parce que je me rendais compte que je ne le rencontrerais jamais… Ensuite, il y a eu plein d’autres livres marquants, mais je pense que ce sont les livres qu’on lit dans sa jeunesse qui marquent le plus… Par exemple, je viens de lire Au revoir là-haut, de Pierre Lemaître, que j’ai adoré mais l’émotion ressentie ne pourrait pas arriver à la cheville de celles qu’on ressent quand on est ado : en vieillissant, en devenant adulte, on devient plus raisonnable et on perd beaucoup de sa capacité à s’émouvoir, on perd beaucoup de son côté fébrile, entier, passionné… Mais bon, je ne pourrais pas vivre ma vie, avec mes enfants, mon métier, mes responsabilités si j’étais toujours ado, ce ne serait pas possible… N’empêche que quand j’écris, surtout quand les idées arrivent, quand ça turbine à l’intérieur de moi, je ressens une espèce de fébrilité, d’exaltation… Ça, j’ai encore.  »

(A propos de Barjavel, une anecdote. La veille de l’entretien avec Barbara Abel, quelqu’un nous demanda :  » Qui rencontres-tu encore demain ?  » La réponse  » Barbara Abel « , mal entendue, déclencha une seconde question :  » Qui ? Barjavel ?  » Cette toute petite histoire simple, peu émouvante et mal racontée fera rire la romancière le lendemain.  » Barbara Javel ! « , rigolerons-nous de concert.)

En nous quittant, Barbara Abel précise qu’elle va retourner préparer son permis.  » Je vais aller me faire encore quelques sorties et quelques entrées d’autoroute « , sourit-elle. Une semaine plus tard, elle réussira l’examen.

Par Johan Rinchart.

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