Le Dr Théophile Tuyisabe pose avec Félicité et Juvénal, le jour après leur opération de la cataracte. © Olivia Lepropre

Au Rwanda, retrouver la vue pour se reconnecter au monde extérieur

Olivia Lepropre
Olivia Lepropre Journaliste au Vif

« Quand tu perds la vision, tu es déconnecté du monde extérieur. Il faut tout faire différemment, s’adapter.  » Au Rwanda, nous avons suivi le parcours de deux patients atteints de cataracte, de leur transport à l’hôpital jusqu’au moment de recouvrer la vision. Reportage.

L’hôpital de Kabgayi, à Gitarama, se trouve à une soixantaine de kilomètres de Kigali, la capitale du Rwanda. En haut d’une petite route asphaltée, la clinique ophtalmologique, soutenue par l’association belge Lumière pour le Monde, réalise 80% des opérations oculaires du pays. Nous découvrons l’établissement et ses activités avec le Dr Théophile Tuyisabe, médecin-directeur ad intérim, qui nous explique la genèse de cette ancienne maternité créée par un Belge. La clinique, désormais unité de référence dans le domaine ophtalmologique, a à coeur de prodiguer aussi des soins aux plus démunis, qui représentent 95% de leurs patients.

La clinique ophtalmologique de Kabgayi.
La clinique ophtalmologique de Kabgayi.© Olivia Lepropre

Si la journée a commencé sous la pluie, le soleil finit par nous accompagner lorsque nous partons de la clinique à 9h15 pour aller chercher, à leurs domiciles respectifs, deux patients atteints de cataracte. Direction le Sud du pays, en compagnie de Salvator. Ce Burundais de 25 ans suit des cours à l’université pour devenir Technicien supérieur en Ophtalmologie (TSO). Pendant les vacances, le jeune homme, qui est aussi chanteur, vient donner un coup de main à la clinique. Aujourd’hui, il accompagne les patients et les informe sur leur opération du lendemain. Durant le long trajet, il s’improvise guide touristique, nous expliquant les spécificités géographiques et historiques du Rwanda, son pays d’accueil, et commentant les villes, les bâtiments et les différents paysages que nous traversons.

530.000 Rwandais sont atteints de déficience visuelle – OMS

Dans ce pays de plus de 11 millions d’habitants, entre 0,6% et 1,2% de la population est aveugle. En tout, pas moins de 530.000 Rwandais sont atteints de déficience visuelle selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Les autorités rwandaises classent les maladies oculaires par ordre d’importance comme suit: cataracte, infections oculaires allergiques, erreurs de réfraction, cécité infantile, et rétinopathie diabétique. Malgré les progrès considérables de ces dernières années, il subsiste de nombreux problèmes dans le domaine de la santé oculaire, du manque de praticiens aux barrières financières des patients. Cela comprend également les coûts indirects (nourriture, transport…). Au sein de l’hôpital de Kabgayi, le Service Social, soutenu par Lumière pour le Monde, permet de venir en aide aux plus démunis, en prenant en charge les frais de consultation et d’opération, mais également le transport.

« Quand je pourrai revoir le soleil, je retournerai dans mon champ »

Juvénal avec sa femme Espérance, leurs enfants et petits-enfants.
Juvénal avec sa femme Espérance, leurs enfants et petits-enfants. © Olivia Lepropre
A part celui qui a plus de cinq ans, je ne connais pas le visage de mes petits-enfants » – Félicité

Après deux heures sur la route asphaltée, la voiture bifurque sur une route de terre rougeâtre, à deux pas de la frontière avec le Burundi. Après une vingtaine de minutes sur une route cahoteuse – et sous la pluie – nous arrivons chez Juvénal, le premier patient. Il nous accueille dans sa modeste maison, ainsi que tous les membres de sa famille. Curieux, les voisins se joignent également à nous. L’homme de 72 ans ne voit plus depuis deux ans. C’est d’abord l’oeil gauche qui a perdu ses facultés puis, progressivement, l’autre a suivi. S’il ne distingue pas les visages, il peut encore deviner les mouvements, et donc notre présence. Sa femme, Espérance, a peu à peu remarqué que sa vision baissait lorsqu’il ne retrouvait plus le chemin pour rentrer à la maison une fois la nuit tombée. « Il se perdait, on devait le chercher », confie-t-elle. Aujourd’hui, ce qui manque le plus à Juvénal, c’est de pouvoir continuer à travailler au champ, où il cultive des haricots et des patates douces. « Je ne fais rien de mes journées », déplore-t-il, le visage renfermé. « Quand je pourrai revoir le soleil, je retournerai dans mon champ ». À cause de leur précarité, il n’avait aucun espoir… jusqu’à ce qu’une ancienne patiente, qui n’habite pas loin, leur parle de la clinique de Kabgayi.

Salvatore fait connaissance avec Félicité, devant sa maison.
Salvatore fait connaissance avec Félicité, devant sa maison. © Olivia Lepropre

Après avoir échangé quelques mots avec les autres membres de la famille, nous reprenons la route pour rencontrer la deuxième patiente. Notre véhicule connait quelques difficultés sur les sentiers non asphaltés, bloqué sur un pont en bois non loin de notre destination. Après quelques minutes, aidés par les habitants des alentours, nous pouvons enfin parcourir les derniers mètres qui nous séparent de Félicité. La dame de 92 ans ne voit plus de l’oeil gauche depuis dix ans. Il y a cinq ans, la cataracte a également atteint son oeil droit, anéantissant son champ de vision et l’empêchant de continuer ses activités. Elle aussi cultive des patates douces. « Avant, je vivais seule, mais mon fils ainé, qui habitait à l’est du pays, a déménagé pour me rejoindre. C’est lui qui a construit cette maison », nous confie-t-elle. « A part celui qui a plus de cinq ans, je ne connais pas le visage de mes petits-enfants ».

La pauvreté, frein aux soins

Avant l'opération, place à quelques examens préparatoires.
Avant l’opération, place à quelques examens préparatoires.© Olivia Lepropre

La clinique ophtalmologique de Kabgayi et son personnel accueillent des patients venus du pays tout entier, mais parfois aussi des pays voisins comme le Congo et le Burundi. Dans un pays où près de 45% des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté, les soins de santé représentent une dépense considérable. À ce titre, de nombreuses personnes, qui voient leur vue baisser, ne consultent que trop tard, souvent par manque de moyens. L’hôpital accueille surtout des patients qui n’ont pas suffisamment d’argent pour se faire soigner, ou être opérés dans le privé. Le Rwanda a pourtant mis en place, depuis 1999, un système d’assurance maladie, afin que les plus démunis aient également accès aux soins de santé. Il s’agit d’un système unique dans un pays africain subsaharien. À l’heure actuelle, ledit système fournit une couverture sociale à 78 % de la population.

Nous travaillons comme des machines. C’est très dur, mais on n’a pas le choix, ils n’ont pas d’autres endroits où aller. » – Dr Theo

Si les spécialistes de la vue augmentent progressivement, le Rwanda en manque encore cruellement. Parmi eux, le Dr Théophile Tuyisabe, surnommé « Dr Theo ». Passionné considérant sa spécialité comme une « unité négligée », il mesure l’importance de son rôle, car les diagnostics pour les problèmes visuels sont extrêmement difficiles pour les médecins généralistes. Ce qu’il aime dans son métier, c’est le fait d’avoir des résultats immédiats : « Le fruit de ton effort, tu le vois dès le lendemain. Tu sais directement si tu as bien fait ou non ton travail ». Sans relâche, les deux chirurgiens de la clinique se partagent 25 à 40 opérations par jour. « Nous travaillons comme des machines », regrette Dr Theo. « Cette spécialisation, c’est un engagement, sinon tu ne peux pas y arriver. C’est très dur, mais on n’a pas le choix, ils n’ont pas d’autres endroits où aller. »

L'opération de Juvénal (photo), comme celle de Félicité, n'a duré que dix minutes.
L’opération de Juvénal (photo), comme celle de Félicité, n’a duré que dix minutes. © Olivia Lepropre

Jeudi matin, nous retrouvons nos deux patients à la clinique. Déjà apprêtés pour l’opération, ils attendent avec les autres patients dans une salle dédiée, où on fait quelques derniers examens. Un seul oeil chez chaque patient sera opéré aujourd’hui. Si tout se passe bien, l’autre oeil sera opéré le lendemain. L’opération, exécutée par le Dr Theo, a lieu sous anesthésie locale et ne dure qu’une dizaine de minutes.

La cataracte, c’est quoi ?

Au Rwanda, retrouver la vue pour se reconnecter au monde extérieur
© Olivia Lepropre

À la Kabgayi Eye Unit (KEU), la cataracte est la première cause des opérations. Il s’agit d’une opacification du cristallin, la lentille de l’oeil, qui gêne le passage de la lumière. Dans la plupart des cas, elle est liée à l’âge, mais elle peut également être liée à un traumatisme oculaire, une inflammation et d’autres affections. Selon l’OMS, c’est la première cause de cécité dans le monde. Cela représente 18 millions de personnes. Si dans les pays développés la plupart des personnes sont opérées avant l’apparition d’une déficience visuelle, la situation est beaucoup moins évidente dans les pays où les services chirurgicaux ne sont pas adaptés. La cataracte est aussi une cause de basse vision dans les pays sous-développés.

En général, l’opération chirurgicale donne de très bons résultats. La lentille opaque est enlevée et remplacée par une lentille intraoculaire artificielle. Dans beaucoup de régions éloignées des pays en développement, les personnes restent aveugles avec leur cataracte du fait du manque d’accès à des soins oculaires de qualité à un coût abordable.

Se reconnecter au monde extérieur

Si nous avions rencontré des personnes discrètes et renfermées le mercredi, c’est un tout autre visage que nous voyons le vendredi. Après l’enlèvement des pansements, Félicité, et ensuite Juvénal, semblent retrouver une nouvelle énergie, comme un second souffle. Ils commentent tous deux les personnes qui les entourent, les habits que porte le personnel de la clinique en prenant soin de mentionner la couleur, qu’ils peuvent aisément distinguer à présent. « C’est la première fois que je vois mes habits et mes chaussures. Ça me plait », s’enthousiasme Félicité. Ils se saluent mutuellement, eux qui avaient fait le trajet vers la clinique ensemble, qui avaient discuté de leurs vies, de leurs parcours, de leurs familles, mais qui ne s’étaient jamais vus.

Le Dr Théophile confirme à Félicité que l'opération s'est bien déroulée.
Le Dr Théophile confirme à Félicité que l’opération s’est bien déroulée. © Olivia Lepropre
Après l’opération, tout change, tu es reconnecté de nouveau. Tu peux recommencer ta routine, voir ta famille… Cela crée des émotions. – Dr Théophile Tuyisabe

Si recommencer à voir les transforme, ils ont pour l’instant encore besoin d’un peu d’assistance. Une fois debout, la démarche est peu sûre, hésitante. Ils évoluent dans un environnement qu’ils ne connaissent pas visuellement. « Le premier jour après l’opération, il y a toujours encore un peu de difficultés à marcher, car il faut que le cerveau s’adapte à nouveau », explique le Dr Theo. Ce n’est d’ailleurs pas la seule activité quotidienne que les patients doivent réapprendre. « Quand tu perds la vision, tu es déconnecté du monde extérieur. Tu entends tout, mais ce n’est pas pareil. Perdre la vue progressivement à un moment dans sa vie, pour finir par ne plus voir du tout, c’est encore différent que quelqu’un qui nait comme ça. Il faut tout faire différemment, s’adapter. Après l’opération, tout change, tu es reconnecté de nouveau. Tu peux recommencer ta routine, voir ta famille… Cela crée des émotions. Et cela diminue aussi les charges pour la famille, car les patients étaient dépendants jusqu’à présent », nous confie-t-il, heureux que les opérations de la veille se soient bien déroulées.

Qu’est-ce que Lumière pour le Monde ?

Au Rwanda, retrouver la vue pour se reconnecter au monde extérieur
© Olivia Lepropre

Lumière pour le Monde est une ONG belge qui lutte contre la cécité évitable et pour l’intégration des personnes avec une déficience visuelle en Afrique, plus précisément en République démocratique du Congo, au Rwanda et en Tanzanie. Les activités de l’association sur le terrain visent à rendre accessibles les soins oculaires et l’enseignement inclusif. En proche collaboration avec les partenaires locaux, elle leur apporte un soutien financier, technique et les aides dans la gestion afin qu’ils puissent offrir le meilleur service possible aux personnes aveugles et malvoyantes.

Lumière pour le Monde agit pour rompre le cercle vicieux qui lie pauvreté et handicap, et ce depuis déjà 20 ans. Une personne handicapée vit le plus souvent en marge de la société, est exclue du marché de l’emploi et fréquemment rejetée par sa famille. L’ONG rend les soins oculaires accessibles pour tous, en mettant à disposition des équipements médicaux de qualité et en assurant la formation du personnel. Des magasins d’optique vendent des lunettes, fabriquées sur place, à un prix abordable.

Levif.be s’est également rendu au Congo et en Tanzanie avec Lumière pour le Monde. Retrouvez nos autres reportages via les liens ci-dessous :

Aveugles en Tanzanie: une simple opération peut leur sauver la vie

– Au Katanga, près d’un aveugle sur deux pourrait retrouver la vue

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