Vladimir Poutine © Reuters

« Au fond, nous ne savons pas comment gérer les États autoritaires »

Jonathan Holslag
Jonathan Holslag Jonathan Holslag est professeur en relations internationales à la VUB.

« En renvoyant à la realpolitik, certains politiques et hommes d’affaires se font passer pour plus sérieux qu’ils ne le sont en réalité », écrit Jonathan Holslag (VUB).

De Gibraltar à la Mer rouge et de la Mer rouge à Mourmansk, l’Europe est presque complètement ceinturée de régimes autoritaires. Il y a des démocraties dirigées par un président tout-puissant, comme la Russie ou la Turquie, des royaumes gouvernés par des souverains influents tels que la Jordanie ou le Maroc, ou des dictatures comme la Syrie. Pour certains régimes, nous avons la chance qu’ils soient dirigés par des esprits relativement éclairés et que l’oppression de l’opposition ne soit pas trop marquée. Dans d’autres états, la brutalité et la répression ne font que s’aggraver. Reste à voir comment nous devrions gérer ces pays. Nous ne pouvons pas nous isoler de nos voisins, d’autant moins que nous vivons à une ère de flux de réfugiés, de violences transfrontalières et de problèmes d’environnement. La polémique autour de la délégation soudanaise censée venir identifier des demandeurs d’asile dans notre pays nous a forcé à regarder la réalité en face : au fond, nous ne savons pas comment gérer les états autoritaires.

Au cours de la période entre la chute de l’Union soviétique et la crise de la zone euro, beaucoup de pays européens – la Belgique comprise – se sont faits moralisateurs à propos de la démocratie et des droits de l’homme. La devise était l’engagement conditionnel : nous faisons des affaires avec les pays proches de nous à condition qu’ils s’adaptent progressivement à nos normes et nos valeurs. Les affaires étaient bonnes, l’adaptation un peu moins. Nous avons simplement continué à enrichir les leaders obstinément autoritaires, comme ceux d’Arabie saoudite, d’Algérie et de Russie en leur achetant du gaz et du pétrole. Au fond, cette sorte de pragmatisme nous a permis de transformer l’autoritarisme et la dictature en avantage compétitif : plus les politiques renforçaient leur prise sur les matières premières, plus ils transformaient leur pays en havre sûr pour les investisseurs européens au prix d’une politique de sécurité brutale. Et plus ils muselaient les syndicats pour faire travailler des travailleurs à bas salaire pour nous, plus nous enrichissons et rendons ces politiques riches et puissants.

Entre-temps, l’Europe a compris que ce n’est pas ainsi que son ton moralisateur va impressionner. La conséquence, c’est que de plus en plus de leaders européens affirment qu’ils représentent la realpolitik, la politique ennemie de valeurs. Les intérêts, affirme-t-elle, nous contraignent à entretenir des relations : nous avons besoin des Russes pour leur gaz, des Turcs pour retenir les réfugiés syriens et des Soudanais pour venir les identifier ici.

Au fond, ce nouveau pragmatisme est aussi naïf et borné que l’idéalisme bancal qui l’a précédé. Faire des affaires avec des leaders autoritaires ne témoigne pas toujours de realpolitik. D’abord et avant tout, la realpolitik est bel et bien liée à l’honneur et à l’amour-propre. À cet égard, elle est donc diamétralement opposée à l’opportunisme plat qui règne souvent aujourd’hui. Ensuite, la realpolitik est une question de maximalisation du pouvoir en fonction des valeurs et des intérêts. C’est également contraire à la fâcheuse nouvelle habitude de glisser de l’argent aux leaders forts pour résoudre les problèmes auxquels nous ne préférons pas nous salir les mains. C’est également en contradiction flagrante avec la situation où nous laissons les despotes des pipe-lines gaspiller des milliards parce que nous ne sommes pas capables de nous assurer une indépendance énergétique. Et la realpolitik ne rime pas du tout avec la décadence qui enrichit ces dictatures en faisant travailler leur population par des circonstances fâcheuses. Bien que certains politiques et hommes d’affaires veuillent marcher sur les traces de Niccolò Machiavelli ou d’autres penseurs sur le pouvoir, ce sont au fond des opportunistes bornés qui, en se référant à la realpolitik, veulent paraître plus sérieux qu’ils ne le sont en réalité.

La véritable realpolitik consisterait à renforcer notre propre position, en prenant la situation de sécurité autour de nous en main, non en la laissant aux autres. Cela signifierait que nous boostons notre prospérité, et que nous ne nous laissons pas exploiter par les nouveaux esclavagistes. Cela expliquerait aussi que nous ne rendons pas notre sort encore plus dépendant de régimes dont les intentions à long terme sont hautement incertaines, mais que nous faisons à nouveau valoir notre influence. Et avant tout, la realpolitik signifierait que nous restons ambitieux, et qu’en tant que société et état nous voulons continuer à maximiser notre pouvoir afin de regagner la confiance et donner forme à notre avenir. La fin justifie les moyens, c’est certain. Mais pour cela, il faut une fin.

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