Peter Mertens

Athènes et Barcelone face au « non » technocratique de Bruxelles

Peter Mertens Président du PTB

Après Athènes, c’est au tour de Barcelone. Une nouvelle brèche a été percée dans l’Europe de l’austérité. Entre-temps, Athènes doit faire face au « non » technocratique que lui opposent les institutions européennes à Bruxelles. Il existe toutefois un autre Bruxelles, celui « d’en bas », qui appelle à la solidarité « Avec les Grecs ».

Lorsque, au début de 2013, nous étions occupés, avec la jeune équipe de documentaristes Docwerkers, à adapter le livre Comment osent-ils ? pour une série web, personne ne pouvait supposer qu’à peine un an et demi plus tard, certains protagonistes du film joueraient un rôle important sur la scène européenne.

La fin du système à deux partis

Le premier épisode de la série web voit Efklides Tsakalotos, professeur au département d’Etudes économiques internationales et européennes de l’université d’Athènes, évoquer l’absence de perspectives économiques de la politique d’austérité européenne en Grèce. Personne n’aurait alors imaginé qu’un an et demi plus tard, Tsakalotos deviendrait l’un des conseillers économiques de Syriza au Parlement grec. C’est pourtant ce qui s’est passé, après que les Grecs aient massivement voté pour Syriza – immédiatement étiqueté « extrême gauche » par le concert de la presse européenne. Et Tsakalotos est devenu le conseiller économique du premier pays de l’UE à vouloir arrêter le cercle vicieux de la politique européenne du serrage de ceinture.

Ada Colau : « Ces règles sont injustes pour la majorité de la population »

En Espagne, vers le milieu de 2013, nous avions aussi filmé Ada Colau, l’optimiste présidente de la Plateforme des victimes de hypothèques (PAH), association née face à la situation d’urgence dans le domaine du logement. Le PAH d’Ada Colau a réussi à empêcher l’expulsion de dizaines de milliers de gens et a introduit une proposition de loi – soutenue par 1,5 million de signatures – pour faire accepter le logement comme liquidation de l’emprunt hypothécaire. Dans la série web Comment osent-ils ?, Colau explique son engagement pour les victimes de la crise : « Nous vivons la prise en otage de la démocratie par un pouvoir économique. Le pouvoir économique dicte les règles du jeu. Il est clair que ces règles sont injustes pour la majorité de la population. Face à cette brutale agression, ce n’est pas seulement notre droit, c’est aussi notre devoir de ne pas obéir à ces règles non démocratiques. Tous les droits fondamentaux ont été conquis par une large lutte démocratique de désobéissance civile. » Qui pouvait alors penser que, deux ans plus tard, Colau deviendrait la bourgmestre de la capitale catalane, Barcelone ?

Une bourgmestre à 2 200 euros par mois

Dès sa victoire, Ada Colau a fait savoir que, en tant que bourgmestre, un salaire de 2 200 euros lui suffirait amplement au lieu de la rémunération en usage d’un montant de 12 000 euros ou plus par mois. Dans l’Espagne affectée par la corruption, voilà qui n’est pas un signal anodin. Colau applique là le même principe que tous les mandataires PTB dans notre pays : vivre avec un salaire moyen. Cela vaut tant pour les députés au Parlement fédéral Raoul Hedebouw et Marco Van Hees que pour nos élus aux Parlements bruxellois et wallon et dans les conseils communaux et provinciaux. En effet, celui qui ne vit comme il pense finit rapidement par penser comme il vit… La victoire de Colau a également brisé la particratie espagnole, ce qui lui a aussi valu illico la qualificatif d' »extrême gauche ». Le temps où un seul des deux grands partis classiques pouvait régner seul en Espagne semble révolu. Presque nulle part le PP conservateur ou le PSOE social-démocrate n’atteignent encore de majorité absolue. De larges listes de gauche ont obtenu la majorité, ou presque la majorité, dans sept villes espagnoles : Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne, Cadix, Terrassa et Saint-Jacques de Compostelle. Un tremblement de terre : c’est ainsi que sont qualifiés les résultats des élections locales en Espagne. « L’espoir a gagné », a lancé Ada Colau après sa victoire électorale retentissante. « Enfin, le désir de changement a vaincu la campagne de la peur et de la résignation. Ceci est une victoire de David contre Goliath. »

A gauche de la social-démocratie

Que des listes Barcelona en Comú (Barcelone ensemble), ou Ahora Madrid (Madrid maintenant) de l’ancienne juge Manuela Carmena, tout comme Syriza en Grèce, aient été créées à gauche de la social-démocratie n’est pas un hasard. Cela fait déjà quinze ans que la social-démocratie européenne, prise dans une logique néolibérale, est partie prenante dans la mise en place des règles qui ont conduit à la crise. Jeudi dernier, cela s’est une fois de plus douloureusement illustré avec l’approbation, en Commission du commerce international du Parlement européen, d’une résolution sur le TTIP, le traité de libre-échange entre l’UE et les Etats-Unis. Dans un accord last-minute, les deux grands groupes du Parlement européen, les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates, ont voté pour l’instauration du très controversé mécanisme d’arbitrage investisseur-Etat (ISDS). L’organisation 11.11.11 a, parmi d’autres, manifesté son indignation. Commentant l’attitude des sociaux-démocrates, 11.11.11 écrit que « la déception de leur base sera certainement considérable ». L’ISDS donne aux multinationales la possibilité de poursuivre les Etats en justice, et partant, de contraindre à déréguler les normes de protection sociale, les services publics, l’environnement, la santé, l’emploi, la sécurité alimentaire, la protection des données, la vie privée… Seuls les groupes de la gauche conséquente (GUE/NGL, avec lequel collabore le PTB) et les écologistes (VERTS/ALE, avec Ecolo et Groen) ont voté contre. Les nouveaux mouvements qui se manifestent en Espagne ou en Grèce ne peuvent être saisis correctement sans comprendre la critique de la politique du « winner-takes-it-all  » qui domine l’Union européenne depuis deux décennies.

Une douche froide pour Syriza

Dans les semaines qui ont suivi sa victoire électorale du 25 janvier, Syriza espérait tout de même une certaine bienveillance de la part des sociaux-démocrates en Allemagne, en France et en Italie. Le nouveau gouvernement grec a toutefois dû déchanter. Une première douche froide est arrivée d’Allemagne, où le vice-chancelier Sigmar Gabriel (SPD) a immédiatement fait comprendre que la Grèce devait tenir « tous ses engagements », et qu’il ne serait pas question d’un allègement de la dette ». Quant au président français François Hollande et au ministre-président italien Matteo Renzi, qui ne se privent pourtant guère de la rhétorique d’une « Europe sociale », ils ont carrément laissé Athènes en plan. La Grèce ne pouvait pas devenir un exemple pour les autres peuples et, pour bien le montrer, l’Eurogroupe a serré les rangs.

La naissance d’un monstre technocratique

Sans soutien dans le reste de l’Europe, la tâche sera incroyablement difficile pour le nouveau gouvernement grec. Cela fait trois mois que l’Union européenne refuse de libérer le prêt, pourtant convenu, de 7,2 milliards d’euros, afin de forcer la Grèce à s’en tenir à la politique européenne des plans d’austérité, même si cette politique a plongé le pays dans une catastrophe humanitaire. La condition pour que la Grèce obtienne ces liquidités, c’est que son gouvernement instaure de nouvelles « réformes » : des pensions plus basses, un salaire minimum plus bas, une TVA plus élevée, un âge plus tardif de la pension, un marché de l’emploi presque sans conventions collectives de travail. Mettre le couteau sur la gorge de la Grèce relève plus que jamais d’une décision idéologique : cela doit servir d’exemple aux Espagnols, aux Irlandais et aux autres peuples désireux de quitter les sentiers battus de l’austérité. Au plan économique, ces mesures constituent un non-sens. Ce sont en effet précisément ces mêmes mesures qui ont fait en sorte qu’un tiers de la population grecque se retrouve dans la pauvreté, que le chômage des jeunes est monté jusqu’à 60% et que le revenu moyen a baissé de 40%. La politique de la ceinture serrée est censée faire baisser la dette publique… mais celle-ci est passée de 124% à 180% du PNB. Ce 31 mai, Le Monde publiait une tribune du Premier ministre Alexis Tsipras : « Il est inadmissible de forcer le nouveau gouvernement grec à appliquer les mêmes politiques que les cabinets sortants qui ont d’ailleurs totalement échoué. Sinon, nous serions obligés de supprimer les élections dans tous les pays qui sont soumis à un programme d’austérité. Nous serions aussi obligés d’accepter que les Premiers ministres et les gouvernements soient imposés par les institutions européennes et internationales et les citoyens soient privés de leur droit de vote jusqu’à l’achèvement du programme. Cela aboutirait à la naissance d’un monstre technocratique. »

Une réponse à la crise humanitaire

Le nouveau gouvernement affirme qu’une autre voie est possible. Et il le montre. Une aide de 200 millions d’euros va offrir des chèques-repas aux familles dans le besoin. Des dizaines de milliers de ménages reçoivent une quantité limitée d’électricité gratuite et une aide au loyer. Au ministère de la Santé, on travaille d’arrache-pied à une réforme qui doit garantir à chaque quartier l’accès à quatre ou cinq médecins ou infirmiers. Pour financer cela, le gouvernement réforme le système fiscal. Les contribuables ayant des arriérés de payement peuvent rembourser leur dette en cent mensualités. Il y aurait déjà maintenant des demandes introduites pour bénéficier de ce système pour un montant de 5 milliards d’euros. Une commission fiscale indépendante doit rendre les « accords fiscaux spéciaux » plus difficiles. Sous les gouvernements précédents, il suffisait souvent aux Grecs richissimes de passer un coup de fil au ministre en charge pour adapter les dispositions fiscales en leur faveur. L’oligarque Leonidas Bobolas, le magnat des médias et du secteur de la construction, a même été récemment arrêté pour évasion fiscale et n’a été libéré qu’après paiement des 1,8 million d’euros réclamés par la justice.

Via un amendement, Athènes essaie aussi de transférer l’argent des privatisations vers les dispositifs sociaux. Cet amendement éjecterait aussi les représentants de la zone euro et de la Commission européenne du fonds des propriétés de l’Etat. Une commission d’audit va présenter une analyse de la dette publique grecque. Il s’agit d’établir quelle part de la dette est la conséquence de la spéculation ou d’abus de pouvoir et peut donc être prise en considération pour annulation. Le Parlement grec réforme également l’enseignement. Les écoles secondaires jusqu’à présent spécialement réservées à l’élite sont dorénavant accessibles à tous. Les étudiants et les travailleurs siègeront aux conseils d’administration des universités et hautes écoles. Toutes ces mesures sont modérées, mais elles sont indispensables pour soulager les besoins les plus criants de la crise humanitaire.

L’obsession de l’austérité des « Institutions » ne connaît plus de limites

Tout est cependant loin d’aller de soi. Dans l’espoir de pouvoir arriver à un accord avec les « Institutions » européennes – l’ancienne Troïka de la Commission européenne, la BCE et le FMI -, le gouvernement grec a aussi accepté un certain nombre d’exigences concrètes posées par celles-ci, bien qu’elle soient diamétralement contraires à sa position et à son programme électoral. Il a ainsi dû accepter, à quelques changements près, le modèle des privatisations. Le gouvernement grec a aussi dû consentir à une hausse de la TVA, au relèvement de l’âge de la pension, et – après concertation avec l’Organisation internationale du travail (OIT) – à une réforme du marché de l’emploi. Mais l’obsession des « Institutions » pour émettre toujours plus d’exigences abusives semble ne pas connaître de limites. La grande majorité des Grecs soutiennent certes leur gouvernement, mais la résistance sociale en Grèce est néanmoins en train de reprendre. On sent désormais que les concessions, c’est « jusqu’ici, et pas plus loin ». Dans le secteur de la santé, où les pansements et le matériel médical sont payés sur le coût du personnel hospitalier, on exige des investissements. La semaine dernière, la coupole syndicale du secteur public ADEDY a organisé une grève de quatre heures à Athènes et dans la province de l’Attique. ADEDY exige entre autres le retrait des accords avec les créanciers et une annulation de la dette.

Avec les Grecs, le 21 juin à Bruxelles

Depuis sa sortie, le documentaire web Comment osent-ils? a été visionné plus de 200.000 fois en ligne et a été publié dans plusieurs grands médias européens comme Le Tribunal (France), NPO-doc et Vrij Nederland (Pays-Bas), Internazionale (Italie), La Vanguardia (Espagne). Il vient tout juste d’être couronné du prix du jury au festival du documentaire de Buenos Aires.

Entre-temps, les protagonistes du film ont rompu la pensée unique en Europe, ce qui, il y a deux ans, était encore impensable. Bien sûr, nous n’en sommes qu’au tout début d’un printemps social, parce qu’une nouvelle politique d’investissements sociaux et écologiques se heurte à tant d’intérêts établis. Le gouvernement grec appelle les autres peuples à la solidarité : « La lutte de la Grèce ne s’arrête pas aux frontières nationales, c’est une lutte pour la démocratie et la justice sociale en Europe. C’est pourquoi, dans ces moments critiques, nous appelons à des actions de solidarité, des meetings et des campagnes de sensibilisation dans toute l’Europe, avec des initiatives dans les assemblées locales, régionales et nationales pour remplacer le paradigme européen des économies désastreuses par un nouveau modèle de croissance durable. » Ce qui se passe à Athènes et à Barcelone n’est pas dissociable de ce qui se passe à Bruxelles. Le vent nouveau d’Athènes se heurte au « non » technocratique des institutions européennes de Bruxelles. Mais il existe aussi un autre Bruxelles, celui « d’en bas ». Les Grecs méritent notre solidarité, et c’est précisément à cela qu’appelle la plateforme Avec les Grecs, soutenue par les syndicats et le mouvement citoyen Hart Boven Hard. Rendez-vous de la manifestation de solidarité : le 21 juin à 13h30, à la Gare centrale à Bruxelles.

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