(1) Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage, par Kris Manjapra, Autrement, 336 p. © National

Comment l’émancipation de l’esclavage a perpétué les inégalités raciales

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Dans Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage, le spécialiste du postcolonialisme Kris Manjapra démontre que les Etats et les anciens propriétaires d’esclaves ont préservé leur domination. Pas étonnant que la revendication des réparations reste d’actualité, suggère Stéphane Dufoix dans Décolonial.

Ceux qui ne voient dans l’aspiration à dresser l’inventaire de l’esclavagisme et de la colonisation qu’une «idéologie anti-Blancs» seraient bien avisés de se plonger dans l’essai de Kris Manjapra, Après l’abolition. Les fantômes noirs de l’esclavage (1). Le professeur à l’université Tufts, aux Etats-Unis, y fait la démonstration implacable que les abolitions de l’esclavage, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, n’ont fait que prolonger l’asservissement fondé sur la race qui, pendant cinq cents ans, a nié l’humanité des peuples africains.

«Alors même que l’institution de l’esclavage était abolie, les droits des esclavagistes et plus largement la structure de domination raciale furent préservés», détaille l’auteur, né aux Bahamas, un des centres de la traite négrière. Ce sont en effet les esclavagistes qui seront indemnisés pour la perte de leur main-d’œuvre et non les esclaves «libérés» qui obtiendront des réparations quand les lois d’«émancipation» seront adoptées. Selon les systèmes en vigueur, les anciens esclaves seront contraints tantôt de payer eux-mêmes leur indépendance, par exemple en effectuant des années de travail non rémunéré, tantôt de rester sous la coupe de leur ancien propriétaire sous le statut de domestiques qui diffère peu de leurs conditions de vie antérieures. Et quand bien même ils réussiraient à conquérir leur entière liberté, comme la révolution haïtienne à l’origine de la première république noire au monde l’a montré, l’ancienne puissance le leur ferait payer. «Vingt ans après l’indépendance, en 1825, la France oblige l’île à accepter un programme abolitionniste rétroactif, condition de sa réintégration dans le concert des nations», rappelle l’auteur, ce qui grèvera le nouveau pays d’une dette insoutenable dont il subit toujours les conséquences. Et dans les Etats esclavagistes, «la liberté noire ne se concevait pas sans la continuation d’entraves sociales». Ce constat conduit Kris Manjapra à tirer l’enseignement que «les émancipations ont réactivé et maintenu le système de castes raciales né de l’esclavage. […] Aujourd’hui encore, c’est lui qui structure l’inégalité des chances dans nos sociétés.»

La liberté noire ne se concevait pas sans la continuation d’entraves sociales.

L’ argument que «le problème de l’esclavage a été résolu une fois pour toutes par les processus d’abolition au XIXe siècle», ou que celui de la colonisation l’a été par les indépendances au XXe siècle, est donc pour le moins léger. Il n’est pas illogique que la revendication de la réparation pour les dommages subis ait ressurgi à la faveur de la place croissante prise par les minorités dans nos sociétés. Dans Décolonial (2), Stéphane Dufoix, professeur de sociologie à l’université de Paris Nanterre, analyse l’inflation, à partir de l’année 2020, du recours à cette notion dans l’espace médiatique en France. Il pointe en particulier l’usage exacerbé de son acception négative, le décolonialisme ou «la “mouvance décoloniale” qui n’aurait de cesse de détruire le modèle républicain en mettant l’accent sur les identités genrées, raciales et ethniques au point de les essentialiser». L’ auteur y voit une volonté de réduire au silence un courant de pensée qui a pourtant le mérite de s’écarter de l’européocentrisme pour s’ouvrir à des conceptions de l’universalisme plus respectueuses de toutes les nations.

(2) Décolonial, par Stéphane Dufoix, Anamosa, 106 p.
(2) Décolonial, par Stéphane Dufoix, Anamosa, 106 p. © National

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