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Al Jazeera, la chaîne phare du monde arabe ne brille plus

Le Vif

Al Jazeera vit aujourd’hui la plus grande crise de son histoire. La chaîne de télévision panarabe a perdu une grande partie de son prestige. En cause: une ligne éditoriale de plus en plus alignée sur la politique étrangère du Qatar.

« Dehors ! Dehors ! » L’appel, un cri de haine, est sans équivoque. Le 9 juillet dernier, les correspondants de la chaîne qatarie Al Jazeera en Egypte étaient contraints de quitter sous les huées de leurs confrères la salle où se déroulait une conférence de presse de l’armée égyptienne au lendemain d’affrontements meurtriers entre les forces de l’ordre et des manifestants favorable à l’ancien président Mohamed Morsi. A l’origine de ce mouvement de colère la couverture des évènements par la chaîne qatarie, jugée trop favorable aux islamistes. La scène fait craindre pour la liberté de la presse en Egypte(voir encadré). Mais elle symbolise la perception d’Al Jazeera au sein de l’opinion publique, égyptienne en particulier et arabe en général.

Autrefois adulée, aujourd’hui rejetée

Les publics arabes commencent à s’en détourner. En témoignent les audiences en chute libre. Selon le site marocain Infomédiaire, une enquête d’audience, commandée en février dernier par la chaîne qatarie à un cabinet américain spécialisé, a révélé que le nombre de téléspectateurs quotidien de la chaîne avait chuté de 43 à 6 millions dans tout le monde arabe.

« Il faut prendre les chiffres d’audience avec beaucoup de pincettes, prévient Yves Gonzalez-Quijano, spécialiste des médias arabes et membre du Groupe de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo). Les vrais chiffres, personne ne les a. Mais la tendance est bien là. Al Jazeera a perdu son public à partir du moment où elle a montré ses limites. »

L’éclosion de nouveaux médias au ton libre dans les pays du « Printemps arabe », à l’image d’Ettounisia TV en Tunisie, a mis fin au monopole de la chaîne. Mais c’est surtout l’alignement systématique d’Al Jazeera sur les positions des partis islamistes qui a fait fuir les téléspectateurs. « Al Jazeera a pris le parti des Frères musulmans de manière outrageuse, explique Yves Gonzalez-Quijano. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. »

L’illusion d’un journalisme arabe impartial

Qu’il semble loin le temps de l’âge d’or où Al Jazeera était la chaîne phare du monde arabe. Principale porte-voix des  » révolutions arabes » au début 2011, la chaîne qatarie a été à la fois l’acteur et le témoin privilégié de la chute des dictateurs tunisien et égyptien. En offrant sa tribune aux manifestants de l’avenue Bourguiba puis de la place Tahrir, Al Jazeera a renforcé son prestige auprès des publics arabes. Au point que Julian Assange, fondateur de Wikileaks, déclarait au journal Le Monde, le 11 mars 2011: « Twitter et Facebook ont bien joué un rôle, mais il n’est pas comparable à celui d’Al Jazeera. »

Fondée en 1996 par le cheikh Hamad ben Khalifa Al Thani, la chaîne fait de son professionnalisme sa marque de fabrique. Ses scoops lors de la guerre de Gaza en 2008, où elle était pratiquement la seule à assurer de l’intérieur du territoire la couverture du conflit, ainsi que son traitement des « Printemps arabes » lui confèrent alors une crédibilité qui dépassent les frontières. Jusqu’à recevoir la reconnaissance de l’Occident. Si « l’audience d’Al Jazeera aux Etats-Unis augmente [c’est] parce qu’elle apporte de véritables informations  » estime alors Hillary Clinton, secrétaire d’Etat de Etats-Unis.

Le slogan phare de la chaîne « L’opinion et l’opinion opposée » illustre une réelle volonté de pluralisme éditorial. Seul média arabe à inviter des opposants aux régimes autoritaires de la région ou encore des responsables politiques israéliens sur ses plateaux, Al Jazeera affiche alors une liberté de ton qui tranche avec un environnement médiatique arabe monolithique et rigoureusement censuré. Il lui arrive même de se montrer critique envers son propre employeur, l’Etat du Qatar. En juin 2009, le présentateur Ahmed Mansour qui reçoit dans son émission « Bila Houdoud » (Sans frontières) le Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, le cheikh Hamad Ben Jassim Ben Jaber Al Thani se lance ainsi dans une interview sans concessions et n’hésite pas à faire remarquer à son interlocuteur que « pour de nombreux observateurs la politique du Qatar manque de clarté ».
Mais lorsqu’a éclaté, au début du mois, la contestation anti-Morsi, les Egyptiens se sont sentis trahis par la façon dont les journalistes d’Al Jazeera ont couvert les manifestations, à des années lumière des principes fondateurs de la chaîne. « L’indignation a été à la mesure des espoirs placés dans Al Jazeera, remarque Yves Gonzalez-Quijano. Un média qui incarnait un vrai journalisme arabe, pluriel, moderne et objectif. Mais les gens se sont rendu compte que la chaîne était en fin de compte pareille que les autres. »

Le porte-voix du Qatar

Al Jazeera semble aujourd’hui devenue le relais de la politique étrangère du Qatar. Comment expliquer un tel revirement? Selon Yves Gonzalez-Quijano, c’est la crise syrienne qui est à l’origine de ce changement. Après avoir surfé sur l’élan révolutionnaire en Tunisie et en Egypte, Al Jazeera se retrouve vite confrontée, dès mars 2011, aux évènements de Syrie. Au début elle passe largement sous silence les manifestations. Avant de prendre fait et cause pour les rebelles. Entre temps, le Qatar est devenu l’un des principaux soutiens de l’opposition. La reprise en main de la chaîne par le cheikh Al Thani s’achève en septembre 2011 avec la mise à l’écart du charismatique Wadah Khanfar. Directeur de la rédaction de la chaîne télévisée depuis 2003, le journaliste palestinien était l’homme qui avait fait d’Al Jazeera la voix des « Printemps arabe ».

Le Cheikh a désormais les mains libres. « Les Qataris sont tombés dans une ivresse et une illusion de pouvoir, analyse Yves Gonzalez-Quijano. Ils dirigeaient la Ligue Arabe, les réunions les plus importantes se passaient à Doha. Ils ont oubliés les réalités de la géopolitique et trop usé d’Al Jazeera au service de leur influence. »

Une victime collatérale de l’ascension du Qatar

Désormais en première ligne sur la scène diplomatique mondiale, le Qatar ne peut plus composer avec une Al Jazeera indépendante. Le difficile équilibre entre la liberté éditoriale des journalistes et la vision autoritaire des décideurs est devenu intenable. Ce paradoxe, présent au coeur de la chaîne depuis sa création, a volé en éclat.
Une rupture qui a provoqué des démissions en cascade. Le 9 juillet, 7 journalistes du bureau d’Al Jazeera en Egypte décident de mettre fin à leur collaboration avec la chaîne, en déclarant qu’ils se sentent « inadaptés » à une ligne éditoriale trop favorable aux islamistes et qu’ils « refusent de se soumettre aux pressions ».

Un crise plus profonde ?

Avec la chute de la popularité d’Al Jazeera, le Qatar risque de perdre son principal vecteur d’influence et dans la région. Mais pour Yves Gonzalez-Quijano, un retour en arrière semble difficile: « Les propriétaires d’Al Jazeera ont toujours l’illusion que le public arabe se reconnait dans cette chaîne et qu’ils pourront s’en servir. Mais pour moi c’est terminé. Al Jazeera aura beaucoup de mal à remonter la pente. »

Quand on est diplômé chômeur algérien, il y a un ressentiment face à l’opulence des Qataris

Le rejet d’Al Jazeera par les publics arabes a des racines profondes. De l’Algérie à l’Egypte, les citoyens ont aujourd’hui l’impression que le Qatar s’est immiscé dans les affaires de leurs pays, tant du point de vue politique qu’économique. Beaucoup craignent de devenir les vassaux d’un émirat qui empiète sur leur souveraineté nationale. « Quand on est diplômé chômeur algérien, il y a un ressentiment face à l’opulence des Qataris, souligne Yves Gonzalez-Quijano. Ce n’est pas nouveau mais Al Jazeera a constitué le moteur de ce désamour. Ne plus regarder Al Jazeera est une sorte de revanche symbolique sur ceux qui nous dominent. »

Surtout, la désaffection pour Al Jazeera révèle une rupture dans les pratiques et représentations médiatiques des publics arabes. « L’époque d’un grand média capable de mobiliser l’opinion arabe comme la radio ‘La voix des Arabes’ au temps de Nasser ou d’Al Jazeera à un moment donné est aujourd’hui révolue », complète le chercheur. L’émergence des réseaux sociaux et la multiplication de l’offre satellitaire y sont pour beaucoup.

Tout juste propulsé à la tête du pays, le cheikh Tamim, qui a succédé à son père à Doha saura-t-il redorer le blason de sa chaîne et reconquérir une audience hostile? Tâche difficile. Mais le Qatar a maintes fois démontré dans le passé que pour lui, rien n’est impossible.

Par Yassine Khiri

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