© Reuters

Afrique du Sud: les oubliés du rêve « arc-en-ciel »

Les mineurs de Marikana ont obtenu des hausses de salaire de 11% à 22% après une grève émaillée de violence (46 morts). La tension reste vive dans d’autres mines de la région, où les travailleurs réclament aussi des augmentations de salaire. La tragédie de la mine de Marikana jette une lumière crue sur les errements d’un pays plombé par la misère et la violence. Plongée dans la cité noire de Kliptown, hier emblème de la lutte anti-apartheid, aujourd’hui enclave à la dérive de Soweto.

Et si l’ambulance était arrivée plus tôt? « Cette femme aurait survécu », assure Xolani Mabokela, le regard égaré. Le cadavre de sa belle-mère, 86 ans, passe devant lui. On en devine les contours sous le linceul en plastique vert sombre posé sur le brancard. Coiffé d’un épais bonnet, vêtu d’un tee-shirt sous le ciel bleu de cette fin d’hiver austral, le jeune homme avait appelé les secours dès 6 heures du matin: la vieille dame, rongée par la tuberculose, toussait de plus en plus. Mais il a fallu une heure et demie à la camionnette au gyrophare pour arriver jusqu’ici par un chemin de terre.

Sur le grillage entourant la cabane, patchwork de fragments de tôle, sont étendues des couvertures dégoulinantes. Le sol, on le frotte encore et encore. « Il faut chasser les mauvais esprits de la maison », explique Xolani. Lui pense déjà à l’après. « Comment va-t-on faire? » Avec l’aïeule disparue, le foyer de cinq personnes vient de perdre son unique source de revenus – l’équivalent de 105 euros que verse chaque mois le gouvernement aux retraités démunis.
Il faut faire face au quotidien, bien sûr, mais aussi aux 850 euros des funérailles. Les pompes funèbres à payer, puis ces centaines de personnes, tradition oblige, qu’il convient d’inviter à déjeuner. Et cette vache, voire deux si possible, qu’il faudrait sacrifier. Ensuite, on devra bien penser à l’avenir. Le vrai. Celui que Xolani, 27 ans, craint plus encore. Depuis janvier, il a envoyé 50 demandes d’emploi. Seulement cinq réponses. « Chaque fois, on exige de deux à trois années d’expérience. Bien sûr, je ne les ai pas encore… » Lui a pourtant son baccalauréat, assorti de trois années d’études dans l’informatique. Une denrée rare. Mais, dans ce bidonville de Kliptown, situé dans la fameuse township de Soweto, au sud-ouest de Johannesburg, il ne sait que faire de ses journées. Le visage de Xolani, entre détresse et colère, c’est celui d’une nation arc-en-ciel qui a perdu couleurs et illusions. Celui, aussi, des mineurs de Marikana (au nord-ouest), théâtre le 16 août dernier d’un terrible carnage – 44 tués au total, dont 34 ce jour-là, épilogue d’affrontements meurtriers entre forçats du platine et policiers.

Tous sont les laissés-pour-compte d’une nouvelle Afrique du Sud, démocratique, majeure, mais qui ne les fait plus rêver. Dans l' »implantation informelle » – bidonville, selon le lexique de rigueur – d’Angola, ils sont près de 1 700 à s’entasser au hasard d’un labyrinthe de ruelles à peine assez larges pour laisser passer un homme. Les 52 cabines de toilettes publiques, pas une de plus, sont vidées de temps à autre par les services municipaux. L’eau courante? Il faut aller la chercher sur une dalle hérissée de quelques robinets. Quant à l’électricité, elle est acheminée illégalement via des câbles parfois dénudés.

Trois ineffaçables journées d’avril 1994

Pour tuer l’attente et tenir le désespoir en respect, chacun choisit son refuge. Auprès d’un « papa gâteau » pour les adolescentes. Avec leurs belles voitures, ces hommes viennent se fournir en chair fraîche le week-end, en s’attablant à la table d’un shebeen, un bar de la township, autrefois illégal. En échange de quelques faveurs, la jeune fille reçoit un peu de nourriture pour sa famille, du maquillage, une nouvelle jupe ou une paire de chaussures.

« Certaines lycéennes préfèrent arrêter elles-mêmes l’école, raconte Charlotte Mmusi. Elles savent que les droits d’inscription, l’uniforme et les livres scolaires coûtent trop cher à leurs parents. » Sous une tente installée à proximité du bidonville, cette animatrice de l’ONG locale Push prodigue des conseils et des tests pour le sida. « Des patients se font voler leurs traitements antirétroviraux (ARV) à la sortie de la clinique, soupire-t-elle. Pour en faire de la drogue. » Vendue l’équivalent d’entre 1 et 3 euros, la nyaupe est un mélange d’ARV, de cannabis, de mort-aux-rats et de lessive. « Une saloperie qui, avec l’alcool, détruit à petit feu les cerveaux de nos gamins », s’énerve Isaac Brandt. Maçon à la journée, Isaac se sent démuni face à ses six enfants. « J’essaie de leur inculquer une bonne éducation, mais ils m’écoutent de moins en moins. »

Attablée au comptoir de sa petite épicerie aux rayons dégarnis, Maggie Davids, 74 ans, se souvient très bien de ces trois ineffaçables journées d’avril 1994, après la chute de l’apartheid. Pour les premiers scrutins législatifs multiraciaux, sa boutique avait été transformée en bureau de vote : « Il y avait une file d’attente incroyable, les gens dansaient, chantaient le nom de Mandela. Et depuis tout est redevenu silencieux. »

Il suffit de prononcer l’acronyme anglais – ANC – du Congrès national africain, parti au pouvoir depuis dix-huit ans, pour qu’un flot de récriminations s’écoule : « Ils nous ont trahis » ; « Ils nous ont laissés tomber » ; « Ils ne font que se remplir les poches et favoriser leurs proches »… Un peu plus loin, une vieillarde, le pas très hésitant, sort d’une chambre à la puanteur insupportable. « On a mis ses papiers à l’abri, précise son petit-fils, car, ici, les rats attaquent même les oreilles des gens endormis. » Lui est fier de cette granny (mamie) qui, en 1960, n’avait pas hésité à brûler son pass, un document d’identité imposé par le pouvoir blanc pour contrôler les mouvements des Noirs. « Je me suis battu pour l’ANC, et j’ai voté pour eux dans l’espoir d’une vie meilleure, lâche Matombi Majola. Mais je ne suis à l’abri de rien. »

« Un jour, je voudrais avoir plus grand »

Dans la glorieuse geste de l’ANC, Kliptown n’a rien d’un endroit anodin: c’est ici que, le 26 juin 1955, fut adoptée par 3000 délégués la Charte de la liberté, texte fondateur du mouvement de Mandela contre le système oppressif de l’apartheid. Pour commémorer ce credo original, un cône de brique a été érigé cinquante ans plus tard au centre d’une vaste place dallée, écrin créé pour l’occasion. A l’intérieur du monument, une table ronde et massive décline les dix piliers de la charte, dont la neuvième résolution indique: « Il y aura des maisons, la sécurité et le confort! » Au sommet, une flamme « éternelle » s’est éteinte voilà plus d’un an, faute d’approvisionnement en gaz.

A quelques rues de là, des bulldozers s’affairent, un nouveau lotissement de petites maisons sort de terre. Kifilwe Moleboheng, 23 ans, a quitté son bidonville en décembre 2011 pour y emménager. Grâce à son emploi de caissière, elle peut désormais verser 78 euros chaque mois. Dans dix ans, son logement lui appartiendra. « Un jour, je voudrais avoir plus grand pour accueillir toute ma famille, confie-t-elle. Mais, là d’où je viens, rien ne change ni ne changera. »

De notre correspondant Sébastien Hervieu, L’Express

Malgré tout, le pays va mieux

Certes, 6 millions de Sud-Africains (sur 50 millions) vivent dans des bidonvilles, mais ce chiffre est en baisse constante : 2,7 millions de logements à prix modéré ont été construits depuis quinze ans. Grâce aux investissements publics, les taux d’électrification et d’accès à l’eau potable sont en forte progression. Près de 15 millions de Sud-Africains reçoivent désormais des aides financières de l’Etat.

« Les plus pauvres ont le sentiment d’avoir été abandonnés, mais il est faux de dire que rien ne change en Afrique du Sud, rappelle Steven Friedman, directeur du Centre d’étude de la démocratie. Le creusement des inégalités alimente l’impatience d’une partie de la population qui arrive difficilement à se faire entendre, faute de pouvoir s’organiser. »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire