Daniel Salvatore Schiffer

Adieu donc, cher, très cher Grichka Bogdanoff, mon frère d’âme (carte blanche)

Le philosophe et écrivain Daniel Salvatore Schiffer rend hommage à son ami, à « son frère » Grichka Bogdanoff, décédé mardi. Le Français avait préfacé le dernier ouvrage du Liégeois.

Il aimait les étoiles. Il était lui-même un astre. La lumière brillait toujours, irradiante, précieuse comme une gemme, dans ses yeux restés toujours ouverts, loin de toute banalité comme de toute médiocrité, sur l’ineffable mais puissant, inépuisable mais fécond imaginaire de l’enfance : une innocence en quête de rêve, d’au-delà, d’infini, d’absolu, d’immensité et de beauté, d’autres dimensions, y compris métaphysiques.

Il me disait d’ailleurs toujours, ce prince d’un autre temps, ce seigneur d’un autre espace, cet incomparable enchanteur du réel, que c’est là, dans la profondeur illuminée de cet arrière-monde, à la surface de ces planètes lointaines, que se dessinait, sous son regard émerveillé, ce qu’il appelait le « visage de Dieu ». Une intarissable soif de connaissance était, de fait, son impérieux viatique existentiel !

Sous l’étoile de Raphaël: la grâce de l’art

J’ai du mal à croire que jamais plus je n’entendrai son harmonieuse voix, toujours aimable, bienveillante et chaleureuse. Il m’est difficile de penser, en mon indicible peine, que jamais plus il ne me gratifiera, comme lorsque nous discutions en de longues mais passionnantes réflexions philosophiques, de son amicale et généreuse présence.

La dernière fois que je l’ai vu, il n’y a guère si longtemps, chez lui, dans le modeste mais charmant hôtel particulier, au centre de Paris, de son frère Igor, c’était encore pour parler, du reste, de l’une de nos figures de prédilection en matière d’art, d’histoire, d’humanisme et de civilisation : le peintre Raphaël, l’un des trois grands génies (aux côtés de Léonard de Vinci et de Michel-Ange) de la Renaissance, auquel j’ai consacré l’année dernière, en 2020, pour commémorer dignement les 500 ans de sa mort, un livre, « Gratia Mundi – Raphaël, la Grâce de l’Art » (Editions Erick Bonnier), mais que, surtout, Grichka lui-même, secondé en cela par Igor, son inséparable frère jumeau, enrichit gratuitement, sans jamais demander à être rémunéré pour cet important travail, d’un magnifique, subtil et émouvant avant-propos, sorte de testament spirituel avant la lettre, puisqu’il eut l’extrême bonté, encore, d’accepter que l’authentique et somptueuse tapisserie, oeuvre inestimable de ce même Raphaël, qu’il possédait, à titre d’héritage de sa grand-mère châtelaine, serve à illustrer la couverture de mon ouvrage précisément.

Daniel Salvatore Schiffer et Grichka Bogdanoff dans l'hôtel particulier de son frère Igor, le 3 octobre dernier
Daniel Salvatore Schiffer et Grichka Bogdanoff dans l’hôtel particulier de son frère Igor, le 3 octobre dernier© Nadine Dewit

Nous avions d’ailleurs aussi, à ce propos, le projet d’écrire ensemble, avec Igor, un livre portant sur une double mais majeure thématique : ce qu’il appelait le « métaréalisme » et ce que je qualifie, quant à moi, dans le sillage de l’un de mes essais précédents, de « métaesthétique » !

Un idéaliste platonicien

Oui : mon frère d’âme, Grichka Bogdanoff, âge de 72 ans (mais avait-il réellement un âge, lui qui, fervent amant des deux infinis pascaliens, transcendait toute limite spatio-temporelle) s’en est allé rejoindre pour toujours, emporté par la maladie en ce fatal jour du 28 décembre 2021, béni par l’extrême-onction d’un prêtre accouru sur les lieux de son ultime soupir, cet immatériel ciel des étoiles éternelles qui plaisait tant à son coeur épris d’idéalisme platonicien.

C’est dire si ma peine, aujourd’hui, en cette aube triste où j’écris ces lignes, est immense, infinie comme cet infini, justement, qu’il aimait tant, en ses heures éperdues, contempler. Les mots me manquent pour dire mon chagrin ! J’aimais Grichka, profondément. J’avais pour lui une affection, doublée de tendresse, toute particulière : celle que l’on éprouve, venant du fin fond de son coeur comme du tréfonds de son âme, pour un frère, plus encore qu’un ami !

Aristocrate dans l’esprit plus que par naissance

Grichka, outre son raffinement naturel, tant dans la gestuelle de son attitude que dans la richesse de sa personne, était, en effet, un être exquis, d’une prodigieuse intelligence et vaste culture : son élégance intérieure, qualité que seuls de rares esprits possèdent réellement, valait beaucoup mieux, dans sa véritable substance humaine et pour qui eut le privilège de le connaître en profondeur, par-delà de trompeuses apparences ou dérisoires faux-semblants, que ce que certains médias, que je ne nommerais pas ici tant par charité chrétienne que par respect de sa mémoire, ont pu donner trop souvent, et futilement, à voir.

Car, oui, Grichka, animé par une infatigable quête de savoir, était, par-delà même son affable simplicité, d’une rare noblesse d’âme, infailliblement parée d’une admirable honnêteté intellectuelle et intégrité morale tout à la fois : un vrai aristocrate, plus encore par son esprit que par sa naissance, d’ascendance princière russe (par son père) et austro-hongroise (par sa mère).

Mais, au fond, que dire donc, encore, pour lui rendre justice, et le restituer, ainsi, à son authentique grandeur ? Le réveil est dur, en ce matin où, vers 7 heures, son imminente mort me fut, à moi qui le veilla en pensée et prière tout au long de cette tragique nuit, annoncée ! Paix à ton âme, mon cher, mon très cher Grichka ! Aujourd’hui, je te pleure comme j’ai rarement pleuré, et mes larmes ont la douce et pourtant cruelle saveur d’un adieu – que je ne voudrais toutefois pas définitif – fraternel !

Temps X: voyage vers d’autres cieux, d’autres galaxies

A toi donc, mon beau et illustre frère d’âme, je dédie ces mots certes douloureux mais néanmoins sublimes, particulièrement de circonstance, d’Alfred de Musset, romantique parmi les Romantiques, extraits de sa poétique Nuit de Décembre… ce même mois de décembre où tu es parti, intact dans ton intangible mystère, vers d’autres cieux, d’autres univers et d’autres galaxies (semblables, peut-être, à celles et à ceux de ce mythique « Temps X » qui firent jadis tant rêver et voyager, lors de tes mémorables émissions télévisées en costume de cosmonaute, d’entières générations d’adolescents et même de moins jeunes), me laissant ainsi, désarmé, à mon deuil autant qu’à ma silencieuse solitude :

« Du temps où j’étais écolier,

Je restais un soir à veiller

Dans notre salle solitaire.

Devant ma table vint s’asseoir

Un pauvre enfant vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau :

A la lueur de mon flambeau,

Dans mon livre ouvert il vint lire.

Il pencha son front sur sa main,

Et resta jusqu’au lendemain,

Pensif, avec un doux sourire.

(…)

Je m’en suis si bien souvenu,

Que je l’ai toujours reconnu

A tous les instants de ma vie.

C’est une étrange vision,

Et cependant, ange ou démon,

J’ai vu partout cette ombre amie.

(…)

Partout où j’ai voulu dormir,

Partout où j’ai voulu mourir,

Partout où j’ai touché la terre,

Sur ma route est venu s’asseoir

Un malheureux vêtu de noir,

Qui me ressemblait comme un frère.

(…)

Ce soir encore je t’ai vu m’apparaître.

C’était par une triste nuit.

L’aile des vents battait à ma fenêtre ;

J’étais seul, courbé sur mon lit.

J’y regardais une place chérie,

Tiède encor d’un baiser brûlant ;

Et je songeais comme la femme oublie,

Et je sentais un lambeau de ma vie

Qui se déchirait lentement.

(…)

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,

Pèlerin que rien n’a lassé ?

Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse

Assis dans l’ombre où j’ai passé.

Qui donc es-tu, visiteur solitaire,

Hôte assidu de mes douleurs ?

Qu’as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?

Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,

Qui n’apparais qu’au jour des pleurs ?« 

Adieu donc, cher, très cher Grichka, mon frère d’âme : puisses-tu reposer, au firmament de cet éternel ciel que tu as tant cherché, dans l’étincelante paix de ta divine étoile ! Je t’aimais, de cette « fraternité sidérale » dont parla si bien notre immortel Nietzsche et dont Goethe en personne fit, dans sa glorieuse quoiqu’humble sagesse, le plus haut et immémorial degré de ses « affinités électives » !

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