© ALEC SOTH/MAGNUM PHOTOS

70 ans l’agence Magnum : les figures autarciques d’Alec Soth, en 2008

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

La célèbre agence photo Magnum fête ses 70 ans. Durant tout l’été, arrêt sur sept images emblématiques tirées de Magnum Manifeste qui raconte cette grande aventure. Etats-Unis, 2008 : le photographe Alec Soth dirige son objectif vers tous ceux qui ont décidé de rompre le contrat social. Des vies dans les marges.

Fin 2011, le cinéaste Jeff Nichols signe un véritable chef-d’oeuvre : Take Shelter. Le film raconte l’histoire d’un père de famille, Curtis LaForche, convaincu de l’imminence de la fin du monde. Seul face à ses angoisses, l’homme se met en tête de protéger sa famille malgré elle. Sans que l’on sache réellement si la menace est en lui ou hors de lui, un grand renversement s’opère : les vastes paysages américains habituellement associés à la liberté se découvrent soudain maléfiques. La mythologie américaine se délite complètement, chose impensable jusque-là. Face à ce réel terrifiant, LaForche décide de  » trouver refuge  » en construisant, pour sa famille et lui, un abri souterrain au fond du jardin.

Le coup de génie de ce long métrage de deux heures ? Ne jamais quitter le terrain du réalisme et, surtout, faire comprendre au spectateur que le sujet est moins l’Apocalypse en elle-même, une ficelle que le 7e art adore agiter, que ce qui se joue dans la tête du héros incarné par Michael Shannon. On veut croire qu’en plus d’une angoisse de paternité à venir abondamment commentée, la tonalité de ce temps fort cinématographique ait été soufflée au réalisateur par le travail d’Alec Soth. On n’imagine pas une seconde que Nichols n’ait pas eu Broken Manual entre les mains. Publié en 2010 par la maison d’édition Steidl, cet ouvrage a condensé comme nul autre un certain Zeitgeist angoissé, celui d’hommes et de femmes convaincus par la nécessité de tourner le dos sans plus attendre à la société américaine.

Un sentiment de perte irrémédiable

70 ans l'agence Magnum : les figures autarciques d'Alec Soth, en 2008
© DR

Tout comme pour Take Shelter, Soth n’a pas cherché à savoir si ce sont des faits positifs ou des impressions subjectives qui ont fait fuir les ermites et autres moines décharnés sur la trace desquels il est parti pendant quatre années entières, entre 2006 et 2010. Comme l’intéressé l’a expliqué dans le très beau documentaire Somewhere To Disappear que Laure Flammarion et le Belge Arnaud Uyttenhove ont consacré au projet :  » Le sujet de Broken Manual porte en partie sur le fantasme du refuge, ce qui m’intéresse véritablement ce n’est pas le fait de fuir mais bien le désir de fuir. Méditation sur le besoin de disparaître, ce projet interroge la recherche radicale d’une fin de la sociabilité.  »

A travers des portraits – comme cet homme nu aux allures de promeneur solitaire photographié en 2008 – mais aussi de véritables géographies doublées d’intrigantes panoplies, Soth fait palper l’atmosphère de ce déclin de l’Amérique intériorisé.  » Je ne crois plus que l’on soit une démocratie. C’est fini tout ça « , commente de manière significative l’un des protagonistes repris dans l’ouvrage. Plus fort encore, l’opus est tout entier imbibé d’un sentiment de perte irrémédiable. Plus rien ne luit pour ces laissés-pour-compte, le désert spatial qu’ils occupent fait écho au désert affectif dans lequel ils sont plongés.  » I love my dad I wish he loved me «  –  » J’aime mon père, j’aurais aimé qu’il m’ait aimé  » – a écrit Tony sur la paroi d’un des antres immortalisés par le photographe.

Né en 1969 à Minneapolis et entré à l’agence Magnum en 2006, Alec Soth incarne comme personne cette génération de photographes qui ont l’art contemporain en ligne de mire. Formé à la peinture, il n’a jamais caché son ambition de dépasser les limites étroites du reportage. Preuve de cette volonté de rompre avec les formats habituels de la photographie, l’édition originale de Broken Manual, tirée à 300 exemplaires, se présentait de manière inédite : un livre dissimulé dans un autre, lui-même découpé à la main. Le but de la démarche ? Proposer un contenant qui soit en phase avec cet  » anti-manuel de sociabilité  » ne devant pas tomber entre toutes les mains. Plus avant, Soth a toujours revendiqué une approche à mille lieues de  » l’instant décisif  » de Cartier-Bresson, suggérant que son travail consistait à  » arrêter le cours des choses « , voire à l’autoriser à  » ralentir le cours du monde pour libérer le regard « . Ce qui correspond probablement à la différence entre un photographe et un grand photographe.

Magnum Manifeste, éd. Actes Sud, 414 p.

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