Le Chili, laboratoire du néolibéralisme, est un des pays où la contestation sociale fut la plus vive. © PABLO SANHUEZA/REUTERS

2019 : la révolte des peuples

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Toutes les contestations populaires n’ont pas les mêmes origines. Celles d’Amérique du Sud ont en commun un ras-le-bol du modèle néolibéral et des inégalités qu’il creuse.

L’année 2019 a-t-elle semé les germes d’une vague révolutionnaire mondiale ? La multiplication des insurrections populaires, de Santiago du Chili à Bagdad et de Haïti à Hong Kong, a pu en fournir le présage. Mais une analyse plus approfondie de leurs causes ne le confirme pas nécessairement. En Algérie, Chine, Guinée-Conakry, Bolivie et à Haïti, ce sont des griefs de nature politique (en raison de manoeuvres pour s’accrocher au pouvoir, de remise en cause d’un système politique ou de sa faillite) qui ont poussé les protestataires dans la rue. Les autres révoltes, elles, ont en commun la dénonciation de sociétés de plus en plus inégalitaires et l’exaspération face à la captation des ressources par certaines élites. Elles ont principalement pour cadres l’Amérique latine et le Moyen-Orient. Mais le Liban et l’Irak, fragilisés par les guerres contre le terrorisme islamiste, et l’Iran, ébranlé par les sanctions américaines, évoluent dans un contexte régional qui n’autorise pas vraiment la comparaison avec les autres foyers. Raison pour laquelle nous nous concentrerons ici sur le berceau sud-américain de cette  » révolution des peuples « .

Trois constantes caractérisent son émergence, selon Frédéric Louault, professeur de science politique et co- directeur d’AmericaS, le centre interdisciplinaire d’étude des Amériques à l’ULB. D’abord,  » une forte pression sur les classes moyennes et les catégories les plus pauvres  » en raison du ralentissement de la croissance mondiale et de la baisse des prix des matières premières exportées, pétrole (Equateur), cuivre (Chili), minerais (Pérou), gaz et lithium (Bolivie). Ensuite, les grandes inégalités qui prévalent dans des pays qui ont pourtant connu une croissance économique importante entre 2002 et 2011. Le ralentissement de celle-ci et l’austérité qui en a découlé pour la population ont créé une  » grande frustration « . Enfin, la corruption que l’arrêt du boom des matières premières a rendue plus inacceptable.

Le Chili est emblématique de cette crise. Il a longtemps représenté un modèle, celui des  » Chicago boys « , ces économistes issus de l’université américaine et inspiré par Milton Friedman, qui en ont fait un laboratoire du néolibéralisme.  » Le mouvement social qui s’y est développé a cassé le mythe du pays qui aurait réussi l’articulation cohérente entre les développements économique et démocratique « , observe Frédéric Louault.  » Son image s’est brisée sur un plan démocratique : la répression des manifestants a mis en exergue un héritage autoritaire, l’influence des militaires dans le champ politique et l’anachronisme de la Constitution, qui est encore celle mise en place en 1980 par Augusto Pinochet « , au pouvoir de 1974 à 1990. Elle a été écornée aussi au niveau économique :  » Le modèle de croissance qu’était le Chili a produit beaucoup d’inégalités « . Or, à l’instar de leur homologue chilien Sebastian Pineira, les présidents colombien Ivan Duque et équatorien Lenin Moreno ont mis en oeuvre des politiques, inspirées par le Fonds monétaire international, de soutien aux entreprises pour redynamiser l’économie.

Paradoxalement, les deux plus grands pays d’Amérique du Sud, le Brésil et l’Argentine, ont échappé en 2019 à cette contestation sociale. Frédéric Louault l’explique par la concurrence d’alternances électorales.  » Les groupes susceptibles de se mobiliser contre Jaïr Bolsonaro sont encore assommés par les élections de 2018  » qui ont porté au pouvoir le dirigeant d’extrême droite (lire page 98). Le gouvernement argentin du président Alberto Fernandez et de la vice-présidente Cristina Kirchner est encore trop jeune pour s’exposer à une révolte populaire. Mais dans les deux cas, Frédéric Louault n’exclut pas des irruptions sociales en 2020. Sur la base de ce constat inquiétant qui ne vaut sans doute pas que pour l’Amérique latine : les sociétés sont de plus en plus polarisées, entre pro et anti-Evo Morales (le président bolivien contraint à l’exil), entre pro et anti-Bolsonaro au Brésil, entre pro et anti-Kirchner en Argentine…

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