Le travail artistique a intégré la vie de Marie Zolamian et vice versa. © Yaqine Hamzaoui

Marie Zolamian, de la guerre civile libanaise au Musée des beaux-arts d’Anvers

Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Il n’est plus permis d’ignorer le travail de Marie Zolamian. Injustement contestée dans la maternité de la fresque mosaïque ornant le péristyle du flambant neuf Musée des beaux-arts d’Anvers, cette artiste fait valoir un parcours aussi exemplaire que peu rectiligne.

Le 20 septembre, la presse était conviée à découvrir, en avant-première, la nouvelle mouture du KMSKA, le très attendu Musée royal des beaux-arts d’Anvers, dont les portes ont été fermées au public pendant onze ans. L’événement était l’occasion pour le ministre-président Jan Jambon (N-VA) et le bourgmestre Bart De Wever (N-VA) d’entonner à l’unisson les très riches heures du récit national flamand. «Les histoires consignées ici disent qui nous sommes et nous poussent à nous interroger sur qui nous voulons être», résumait De Wever.

Fort d’une ambition internationale – pourquoi pas, il y a ici plus de James Ensor et de Rik Wouters que n’importe où dans le monde – l’institution n’a pas lésiné sur les moyens pour se refaire une beauté – la rénovation a été estimée à cent millions d’euros. Parmi les temps forts architecturaux du lieu, outre la reconversion de quatre anciens patios en volumes muséaux contemporains, on pointera une somptueuse fresque mosaïque, hélas passée sous silence et inaccessible le jour de la présentation. Située à l’entrée même du musée, en haut des monumentaux escaliers, l’œuvre de 3,5 mètres de large et 22 mètres de long aligne quelque 480 000 tesselles, faisant la part belle à soixante sortes de marbre différentes, sur une superficie de 76 m2. On doit ce chef-d’œuvre à Marie Zolamian (Beyrouth, 1975), artiste d’origine arménienne ayant quitté le Liban pour la Belgique en 1990.

Il est piquant de constater que nulle part n’est indiqué le nom de cette pièce maîtresse, Welkom – Bienvenue – Welcome – Wilkommen, pas plus que celui de Marie Zolamian.

Invisibilisée

La vaste et percutante composition juxtapose une série d’éléments visuels disparates, qu’il s’agisse de mains (motifs qui renvoient à l’étymologie du nom même d’Anvers), d’un ancien plan de la ville stylisé ou encore d’ornements végétaux acérés. Sans oublier une somptueuse chimère à corne inspirée par une gravure renaissante du Malinois Pieter van der Borcht (1545 – 1608). Emblématique d’un travail généreux et fouillé, la fresque mosaïque en question intègre harmonieusement une myriade d’emprunts esthétiques puisés à même la collection du musée. On reconnaît ici le Masque qui rit (1910) de Rik Wouters, ailleurs L’Eléphant mendiant de Rembrandt Bugatti (circa 1908), mais aussi un nœud repéré sur une toile de Paul Delvaux, un visage peint par Magritte, un drapé inspiré par la Sainte Barbe de van Eyck, une fleur trouvée chez Georgia O’Keeffe…

Imagerie sophistiquée, la fresque mosaïque de Marie Zolamian pour le KMSKA est la juxtaposition d’une myriade d’emprunts esthétiques puisés à même la collection du musée, d’Ensor à Magritte en passant par Pieter van der Borcht.
Imagerie sophistiquée, la fresque mosaïque de Marie Zolamian pour le KMSKA est la juxtaposition d’une myriade d’emprunts esthétiques puisés à même la collection du musée, d’Ensor à Magritte en passant par Pieter van der Borcht. © Welkom – Bienvenue – Welcome – Willkommen, 2022. KMSKA & Marie Zolamian

Une imagerie sophistiquée qui témoigne de cinq années d’un travail acharné ainsi que d’une volonté farouche, que l’on qualifierait bien de «politique», de «faire coexister différentes strates d’une manière pluri-identitaire», selon les mots de l’intéressée. Pas de doute, ce programme contrevient au repli sur soi.

Il est piquant de constater que nulle part n’est indiqué le nom de cette pièce maîtresse, Welkom – Bienvenue – Welcome – Wilkommen, pas plus qu’il n’est fait mention de celui de Marie Zolamian elle-même. Difficile de croire au hasard, surtout quand on sait qu’un imbroglio, récemment tranché en faveur de l’artiste par la justice, s’est joué autour de l’œuvre. En cause, une tentative peu reluisante menée par la Communauté flamande, à l’instigation de Mosaico di Due, la société située à Mortsel et chargée de l’exécution de la mosaïque, de siphonner la maternité de l’œuvre.

En lieu et place de la mention adéquate, les autorités s’apprêtaient à afficher une autre légende: «Conception du dessin: Marie Zolamian – Conception et réalisation: Mosaico di Due». Bref, un cas d’école de l’usurpation du droit d’autrice. Il reste que l’auctorialité de Marie Zolamian a beau avoir été rétablie par le droit, son talent restait au jour de l’inauguration presse totalement invisibilisé. Faut-il imaginer la plasticienne effondrée? Sûrement pas. «Les quinze années de guerre vécues au Liban m’ont donné une leçon de vie. Avoir vu et traversé une guerre dans mon être d’enfant et d’adolescente m’a permis de relativiser les vicissitudes», insiste celle qui est née un mois après que n’éclate la guerre civile dans son pays.

Avoir vu et traversé une guerre dans mon être d’enfant et d’adolescente m’a permis de relativiser les vicissitudes.

Arrivée en Belgique, Marie Zolamian s’est appliquée à «vivre avec les nouvelles données du nouveau pays». En raison de sa bonne connaissance des langues (français, néerlandais, anglais, arabe et arménien), elle a alors suivi des études de marketing. Diplômée en 1999, elle décide de bifurquer en 2001: «Je ne pouvais pas me lever le matin et faire des choses dont je ne voyais pas l’utilité.» Elle s’inscrit aux Beaux-Arts de Liège. Révélation. «J’ai senti que l’art, la poésie et la peinture étaient comme des lieux préservés de la cruauté humaine, où non seulement il était permis mais il était essentiel d’aller au tréfonds de soi. Et plus on descendrait dans les profondeurs, plus on puiserait dans des mondes inconnus qui pouvaient abreuver le monde extérieur et peut-être le soigner, le réconforter, en même temps que me construire un monde intérieur et extérieur. A partir de là, mon travail a été intégré à ma vie et vice versa», ajoute-t-elle.

© Ce paysage réalisé in situ a été inspiré à l’artiste par les souvenirs de son enfance à Beyrouth.

Si la pratique de Marie Zolamian prend des formes multiples, qu’il s’agisse de sa peinture qui avance sous une forme faussement naïve ou de ses installations capables de renverser une architecture (elle a ainsi transformé la maison communale de Flémalle en un camp retranché), c’est qu’elle a fait sien un principe d’autodéracinement permanent, qualifié d’«exil choisi», qu’elle alimente en collectant documents et histoires.

Au KMSKA, à Anvers.

Droomland

En complément de la fresque mosaïque du KMSKA, il est possible de découvrir en ce moment le beau travail de Marie Zolamian à Genk. L’artiste y présente un paysage longitudinal (3,10 m x 13,45 m) accroché à la faveur d’un dispositif de suspension. Cette composition peinte lui a été soufflée par des souvenirs de Beyrouth, en particulier «l’image des grands tapis muraux remplis de photos, talismans, grigris, objets de toutes sortes et d’artefacts, comme des cabinets de curiosité déroulés, fréquents et d’usage dans les maisons orientales». Une autre influence plane: celle de Glenn Albrecht, le philosophe de l’environnement australien. «J’ai voulu créer un royaume exclusivement d’oiseaux en laissant l’être humain en dehors afin de voir ce que cela pouvait donner. En commençant cette œuvre, c’est la seule indication que je me suis donnée. Tout le reste est venu pendant les trois semaines de peinture in situ», confie Marie Zolamian. Le résultat est conforme à ce que Pierre-Olivier Rollin, le directeur du BPS22, dit de la pratique de ce talent: «Sa force est d’aborder des sujets graves sans en passer par des images explicites, elle sait connecter des mondes que l’on pourrait croire éloignés. En résulte une grande justesse dans ce qu’elle fait.»

Droomland, au C-mine, à Genk, jusqu’au 11 décembre.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire