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Fishing Cactus, le studio belge de création de jeux vidéo intelligents

Fishing Cactus a choisi de miser sur les jeux vidéo intelligents. En partenariat avec deux neuropsychologues, le studio belge développe Roger, un programme thérapeutique à destination des patients souffrant d’Alzeihmer ou victimes d’un AVC.

Pas facile de se faire une place dans l’univers extrêmement concurrentiel du jeu vidéo, au milieu du «bruit» suscité par les innombrables sorties. Le CEO de Fishing Cactus, Bruno Urbain, a donc préféré miser sur les jeux intelligents. «L’ essentiel de notre public se trouve en Europe (Royaume-Uni, France, Allemagne) et en Asie (Chine, Japon), précise le cofondateur du studio de développement et de création. Il est toutefois possible, aussi, de toucher des marchés nationaux, régionaux, voire ultralocaux en utilisant des dérivés de techniques du jeu vidéo à d’autres desseins, comme la rééducation de la mémoire

Depuis plusieurs années, Fishing Cactus entretient ainsi un partenariat avec deux neuropsychologues de l’hôpital Erasme pour développer Roger, un programme thérapeutique à destination des patients souffrant de la maladie d’ Alzheimer ou victimes d’un AVC. A l’aide d’une simple manette, le but est de déplacer un avatar dans une maison et de se saisir d’objets considérés comme utiles pour partir en vacances.

La récompense du cerveau

A mesure que le patient s’exécute, de nombreux éléments extérieurs viennent perturber sa préparation – un téléphone sonne, la télé s’allume… – et mettent sa mémoire à court terme à rude épreuve. «Virtualiser cet appartement permet d’éviter les coûts d’une location et la présence constante du médecin, souligne Bruno Urbain. Cette technique apporte aussi une granularité de données sur le comportement du patient, beaucoup plus fines et rapides qu’un diagnostic classique. S’il prend huit secondes pour se saisir de tel objet alors qu’il en faut généralement quatre, il s’agit déjà d’une information.»

La transposition de mécanismes du jeu dans le traitement médical permet d’offrir des récompenses à un cerveau en pleine phase de revalidation. «Attention toutefois à ne pas surutiliser la gamification de façon systématique et trop simple sur des choses complexes, prévient le Borain. Au risque de lui donner un côté infantilisant. Si elle est adaptée à tout ce qui concerne l’activité physique, où l’on a besoin d’être motivé et de comparer des éléments, quand il s’agit de donner des points à des employés pour qu’ils atteignent certains objectifs, c’est un peu plus pervers. La gamification doit rester fun.» Actuellement en fin de développement, Roger devrait être commercialisé courant 2023.

Smart games with soul

L’ âme est un élément clé de la philosophie du programmeur, qui entend la faire valoir dans chacune des œuvres imaginées par son studio. «En moyenne, un individu ne réalise que sept à dix créations au cours de sa carrière. Donc, quand, comme moi, on a 40 ans, on fait clairement des choix. Il m’est arrivé de travailler sur des systèmes de formation pour de grosses entreprises, mais je cherche toujours un but au projet que je mène. Le jeu doit aller au-delà du simple « entertainement ». Il doit laisser une marque.»

« Le jeu doit aller au-delà du simple « entertainement ». Il doit laisser une marque. »

Epistory et Nanotale, deux créations de «typing » du studio – qui nécessitent uniquement la manipulation d’un clavier –, permettent par exemple aux joueurs d’améliorer leur dactylographie. Shift Quantum, lui, aborde la thématique du deuil.

Cette aventure, sortie en 2018, met en scène un homme bloqué dans une sorte de puzzle cérébral dont il doit trouver la porte de sortie. Au sein de cet univers en noir et blanc, seule l’écharpe jaune qu’il porte est en couleur. En réalité – on le découvre au fil de la partie – le personnage participe à un programme de rééducation cérébrale pour faire le deuil de sa fille, décédée dans un accident de voiture… alors qu’elle portait cette fameuse écharpe. «L’idée n’est pas de créer quelque chose de paternaliste ni d’expliquer de façon arrêtée comment gérer la mort d’un proche. C’est juste l’envie qu’à partir d’un moment de détente, les gens puissent ouvrir des tiroirs qui suscitent des réflexions sur différents thèmes.»

Vecteur de bonheur

L ’époque de la création de Shift Quantum coïncide avec celle où Bruno Urbain est devenu papa. Il y a projeté, en quelque sorte, et de façon virtuelle, les questionnements liés à son nouveau statut et sa peur de perdre un être fragile et aimé.

«Ce jeu a été une façon d’exprimer certaines angoisses plus personnelles, admet-il. Pendant la nuit, par exemple, j’avais cette crainte que ma fille cesse de respirer. Avec ma femme, on avait même un stupide gadget qui bipait dès qu’elle s’arrêtait quelques instants. Ça l’a fait trois fois, j’ai à chaque fois sursauté dans mon lit. Comme je mets mes tripes dans mon travail, ce qui occupe l’esprit se retrouvera inévitablement dans les créations du studio. Evidemment, on ne retranscrit pas exactement mon histoire ou celle de mes collègues. C’est une incarnation.» A l’instar du film ou du livre, le jeu vidéo se fait, lui aussi, vecteur de problématiques, de bonheurs, d’histoires…

De la cave au grenier

A première vue, l’artisanat semble avoir bien peu de points communs avec le monde du jeu vidéo. Il fait pourtant partie des priorités du CEO de Fishing Cactus. «J’avais envie de constituer une équipe pluridisciplinaire au sein de laquelle tout le monde aurait une influence significative sur la façon dont un projet est mené.»

Les game designers, level designers et storytellers, soit tous les métiers liés au scénario, sont chargés de créer les mécaniques, la narration, les dialogues, les personnages, etc. Les animateurs, artistes 2D et 3D, responsables de la texture des images, compositeurs et acteurs pour la voix off forment la partie artistique et imaginent l’esprit, l’environnement de l’œuvre. Enfin, l’équipe technique et ses programmeurs rendent les personnages réalistes en animation, gèrent le mode en ligne, etc. Les premiers créent donc un univers que les deuxièmes enrichissent et auxquels les troisièmes donnent vie. Tandis que Bruno Urbain coordonne le tout.

«Je tiens à garder une société artisanale. Chaque meuble d’un menuisier est différent, a sa personnalité, est fait par un individu: cela doit être pareil avec nos jeux. Même si c’est un produit digital, il est unique et doit revêtir la créativité de ses concepteurs. Je veux qu’ils soient au centre de la décision, comme un menuisier choisit de placer une fleur et pas une corolle sur son mobilier. Je ne veux ni automatiser ni déshumaniser le processus de conception.»

« Chaque meuble d’un menuisier est différent, a sa personnalité, est fait par un individu: cela doit être pareil avec nos jeux. »

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Bruno Urbain a toujours créé. En dessinant des schémas de tank sur des feuilles A3 durant l’enfance ou, à l’adolescence, en concevant des mods – pour «modifications», c’est-à-dire des adaptations – de jeux comme Neverwinter Night. La suite, logique, l’amène à entreprendre des études de programmation à la haute école de Mons, puis de game designer à la Rubika de Valenciennes. «J’ai toujours voulu orchestrer, être chef de projet pour défendre une vision et essayer de trouver le business qui puisse la mettre en œuvre.» Diplômé, il rejoint, en 2005, Elsewhere Entertainment, un studio de septante employés où il se fait les dents pendant quatre ans sur des œuvres d’action, de badminton ou de judo.

Lorsque la maison mère tombe en faillite, il envisage, avec quelques amis, de revenir à une structure plus petite. «Au début du XXIe siècle, il n’y en avait que pour les blockbusters sur PlayStation qui s’achetaient au Carrefour pour soixante balles. Comme on était jeunes et naïfs, on s’est crus capables de faire du jeu vidéo. Et de le faire à Mons.»

Sega, Disney, Dassault…

En 2009, le groupe de cinq associés trouve une cave à la sortie de la cité du Doudou et se lance tête baissée. Sans personne pour les conseiller, tels des pionniers qui encaissent les coups, mais qui parviennent aussi à dégoter deux premiers projets sur mobile: Shift et Equilibrio. «Pour maintenir Fishing Cactus en vie, il a fallu faire des efforts. Pendant un an, un an et demi, on ne s’est pas payés, on vivait des montants du fonds des faillites suite à la fin d’Elsewhere Entertainment. Heureusement, je n’étais pas encore fort avancé dans la vie, je pouvais me permettre ce genre de risque.»

En quelques années, le travail mêlant intelligence, âme et artisanat permet au CEO de convaincre quelques gros clients comme Sega, Disney, Ubisoft ou Dassault de faire appel à son studio, mais il tient aussi à créer une véritable signature Fishing Cactus. Il la trouve probablement en 2016 en sortant Epistory, un jeu où il faut aider un écrivain en manque d’inspiration en tapant des mots sur le clavier. Très vite, il reçoit plusieurs prix, comme à l’Independent Games Festival, le plus gros événement de l’univers indépendant, puis une autre au Games for Change, qui récompense les réalisations ayant un impact positif sur la société.

«C’est la preuve, selon moi, que l’on respecte bien nos valeurs: Epistory améliore le vocabulaire et aide les gens qui ont des problèmes d’écriture et de lecture.» Aujourd’hui, le jeu revendique une petite quinzaine de distinctions, figure dans le mythique musée anglais National Videogame Museum et a dépassé les 400 000 ventes. Bruno Urbain ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Avec quatre autres œuvres produites, un chiffre d’affaires récemment passé à 2,4 millions d’euros, une présence mondiale et prochainement aussi en réalité virtuelle, Fishing Cactus continue de grandir. «Je veux qu’on se laisse le plus possible de portes ouvertes en matière de plateformes et de technologies, tout en gardant notre philosophie.» Smart games with soul and craft, définitivement.

Sa plus grosse claque

«Il y a quelques années, une partie de l’équipe souhaitait continuer à travailler pour des clients et une autre avoir plus de liberté. Ce clash a provoqué des départs et une perte financière significative.»

Son mantra

«Il n’y a pas de problème ; il n’y a que des solutions.» (André Gide)

Son plus gros risque

«Délaisser l’approche « clients » pour prioriser la production de nos propres jeux vidéo.»

Dates clés

1991 «A 10 ans, je reçois un Commodore 64. Mon premier jeu, Monkey Island, me permet d’apprendre l’anglais: je joue avec mon dictionnaire Harrap’s à côté de moi.»

2015 «La fin de notre levée de fonds nous permet de nous diriger vers plus de créations propres.»

2017 «Je deviens président de la Wallonia Games Association (WALGA), qui promeut la création de jeux vidéo et défend le développement d’outils financiers en Belgique francophone.»

Novembre 2022 «Sortie d’Outshine, notre cinquième jeu produit ou coproduit.»

Décembre 2022 «Fishing Cactus compte 31 employés et vient de pénétrer l’important marché sud-coréen.»

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