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Natation, tatouage, cuisine…: les histoires inspirantes de six femmes pionnières

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Pendant l’été, notre chronique « une sacrée paire » s’est centré sur les pionnières. Retrouvez l’ensemble de leurs histoires.

Voici l’histoire de six femmes, toutes pionnières dans leur domaine.

1. Annette Kellermann, créatrice du maillot de bain

Ils sont dix-sept, sur les bords de la Seine, ce mercredi 10 septembre 1902. Certains sont carrément nus. Ils ont le droit, eux. Annette Kellermann, elle, doit nager habillée. Elle termine tout de même troisième, seule femme à participer à cette course parisienne. Quelques semaines plus tôt, elle avalait 42 kilomètres sur la Tamise, en cinq heures. Mais son principal objectif se trouve entre la France et l’Angleterre.  » Une belle et jeune nageuse (sic), venue d’Australie, se propose de battre cette année le record [du Britannique Matthew] Webb lui-même en traversant la Manche à la nage « , écrit le quotidien Le Courrier de Tlemcen, le 25 août 1905.

La sirène

Ce jour-là, elle plonge dans une eau à 11°. Mais une « brusque saute de vent soulevant des vagues courtes » déjoue le plan de « la gracieuse Australienne » (sic, bis) de 19 ans (1). Annette Kellerman recommencera deux autres fois, et échouera tout autant. Son nom restera tout de même dans l’histoire, non pas parce que ses mensurations étaient celles se rapprochant le plus de la Vénus de Milo – un très sérieux professeur de Harvard avait procédé à des milliers de relevés. Pas davantage parce que celle que les médias australiens avaient surnommée  » la sirène  » ne savait, enfant, pas faire usage de ses jambes – atteinte de polio, à 6 ans, elle devait porter des bretelles d’acier pour redresser son corps et s’était mise à la natation sur les conseils de son médecin.

Anne Kellermann
Anne Kellermann© iStock

Peut-être davantage car elle fut la première à pratiquer de la nage synchronisée – en 1908, un spectacle dans un cube de verre laisse la presse américaine admirative face à l’élégance de cette  » jolie Miss Kellerman  » (sic, ter) (2). Aussi car elle fut la première actrice, en 1916, à apparaître nue à l’écran – dans le film La Fille des dieux, drapée de sa longue chevelure façon Botticelli.

Arrêtée pour indécense publique

Annette Kellerman a surtout inventé le maillot de bain. Pas encore le bikini (lui, il affolera les bords de mer dès 1946), mais la combinaison une pièce, moulante, légère, plus pratique pour nager que ces robes et pantalons dans lesquels les femmes, à l’aube du xxe siècle, étaient priées de barboter. Elle l’avait bricolé à partir de sous-vêtements. Sans manches, tellement de chairs visibles qu’elle fut arrêtée pour  » indécence publique  » sur une plage de Boston, en 1907. Puis sur d’autres, jusqu’à ce qu’un juge tranche en sa faveur (elle avait plaidé l’argument sportif) et en celles de toutes les baigneuses, autorisant ces dames à porter cette tenue aquatique, à condition de se couvrir d’une robe juste avant d’entrer dans l’eau. Et de se rhabiller illico en ressortant.

Cause toujours. Elles ont fini par faire tomber les couches vestimentaires, ces effrontées. Malgré les censeurs qui arpentaient le sable, armés de leur mètre ruban pour vérifier que la distance réglementaire entre le tissu et le genou était bien respectée. Une arrestation se jouait au centimètre près. Pendant ce temps-là,  » la femme physiquement la plus parfaite du monde  » (sic, quater) (3) commercialisait ses maillots, qui finirent par porter son nom et entrer dans le langage courant. Et puis elle ouvrit des magasins de diététique et des spas, rédigea des livres sur la santé et le bien-être, fut l’héroïne d’un biopic ( La Première sirène, 1952) et fit disperser ses cendres au large de la Grande Barrière de corail, au lendemain du 6 novembre 1975.

2. Jeanne Barret, travestie en homme pour pouvoir faire le tour du monde

Sa taille, elle l’a rembourrée de tissu. Et sa poitrine, aplatie jusqu’à la faire disparaître, enserrée dans des bandelettes. Jeanne Barret s’est coupé les cheveux courts et porte un pantalon.

Rien que ça, en 1767, aurait pu lui valoir la prison. Sans doute a-t-elle la boule au ventre, en embarquant sur l’ Etoile, ce 1er février. Sans doute jette- t-elle des regards à la fois inquiets et connivents à Philibert Commerson, en arrivant sur ce bateau qui s’apprête à quitter Rochefort pour réaliser un tour du monde. Lui seul sait qu’elle ne s’appelle pas Jean, qu’elle n’est pas eunuque (l’excuse qu’elle donne, lorsqu’un marin s’étonne de sa voix fluette) et ni davantage son assistant. Mais bien sa compagne et la mère de leur enfant malheureusement décédé, même si, veuf et de vingt ans son aîné, il n’officialisera jamais leur relation. Jeanne Barret est aussi sa disciple : peu de temps après l’avoir engagée comme gouvernante, ce botaniste ( » du roi « ) lui apprend tout sur les herbiers. Et c’est pour l’aider à récolter des plantes exotiques à travers les continents qu’elle enfreint l’ordonnance royale datant de 1689, interdisant la présence de femmes à bord des navires.

Une arme entre les mains

Pour ne pas être démasquée, « Jean » apprend à jurer comme un matelot sur le pont et, lors des expéditions botaniques, porte tellement de matériel et de provisions qu’elle hérite du surnom « bête de somme ». Elle donne plus que le change, en dépit des rumeurs : un chirurgien également présent à bord susurre à qui veut l’entendre que ses fesses sont quand même fort larges, sa taille fort petite et sa poitrine fort élevée… Pour se protéger des marins qui, la nuit, tentent de vérifier, la jeune femme dort une arme entre les mains.

Jeanne Barret
Jeanne Barret© belga

 » Ayene ! Ayene !  » (fille ! fille ! ). Lors d’une escale à Tahiti, au bout de seize mois de navigation, à peine Jeanne Barret a-t-elle mis pied sur la terre ferme qu’elle est encerclée par des autochtones qui entreprennent de la déshabiller. La légende veut qu’elle ait été trahie par l’odorat des Tahitiens. Le commandant Louis-Antoine de Bougainville finit par la convoquer, lui ordonne de se dénuder. Elle préfère alors avouer,  » les larmes aux yeux « , écrit-il dans son journal, ajoutant admirer  » sa résolution, d’autant qu’elle s’est toujours conduite avec la plus scrupuleuse sagesse « .

Déarquée

Mais une fois mise à nu, la bête de somme si efficace devient si encombrante qu’il faut la débarquer. Ce sera sur cette île qui ne s’appelait pas encore Maurice mais  » de France « , où les amants continuèrent leur quête de spécimens exotiques. Avant de mourir, le 13 mars 1773, Philibert Commerson lui avait dédié l’une des fleurs découvertes, la Baretia bonnafidia,  » au feuillage trompeur  » telle  » la vaillante jeune femme qui, prenant l’habit et le tempérament d’un homme, eut la curiosité et l’audace de parcourir le monde entier « .

Presque entier. Pour boucler son périple, Jeanne Barret doit encore rejoindre la France, elle qui, pour gagner sa vie, a ouvert un cabaret à Port-Louis. Elle y rencontre un officier de marine français, qu’elle épouse en 1774, ce qui lui permet de rentrer à Paris. Dans ses bagages, 30 caisses contenant 5 000 espèces de plantes, dont 3 000 présentées comme nouvelles. Les planches de ces herbiers sont léguées au Muséum national d’histoire naturelle, où elles sont toujours visibles. Comme la tombe de cette première exploratrice, dans le cimetière de Saint-Aulaye (Dordogne), où elle fut enterrée le 5 août 1807, vingt-et-un ans après avoir été reçue par le roi Louis XVI qui l’avait félicitée en ces termes: « Vous êtes une femme extraordinaire. »

3. Olympe Versini, plus jeune cheffe consacrée du Michelin

Un apprenti se présente au restaurant. Olympe Versini lui parle horaires, salaire, contrat. « Super, répond-il en substance. Maintenant, est-ce que je peux voir le chef ? » Bien sûr, c’est elle.

Même si elle n’en a pas l’air, avec ses hauts talons, sa jupe blanche et son haut tout en dentelles et décolleté – hors de question pour elle de porter un tablier en cuisine.  » Ah bon ! Une femme ?  » Le jeune homme sera quand même embauché chez Olympe, établissement parisien de vingt-huit couverts où, certains soirs, Mick Jagger dégustait une salade d’écrevisses au beurre d’artichaut et au San Daniele, alors que Jean Poiret et Michel Serrault débarquaient à 23 heures, après une représentation de La Cage aux folles, pour commander des pâtes au foie gras et à la truffe.

En 1973, aucun restaurant n’osait ces pasta-là, pas plus que les ravioles de langoustines ou la sauce crème-cari. Comme dans tous les gastronomiques, Olympe Versini (Dominique de son vrai prénom) aurait peut-être servi des émulsions au beurre ou d’autres classiques français, si elle les avait appris. Mais la jeune femme de 23 ans n’a absolument aucune formation. En réalité, elle n’a même pas l’intention de cuisiner. Lorsque son mari et elle rachètent ce petit local de Montparnasse, ils entendent engager un cuistot, mais l’entretien d’embauche tourne court. Alors, en attendant, elle officie derrière les fourneaux, comme elle ne se débrouillait pas trop mal à la maison.

Natation, tatouage, cuisine...: les histoires inspirantes de six femmes pionnières
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Vie de cheffe

Un an plus tard, un article signé d’un critique gastronomique ayant pignon sur rue fait que le restaurant ne désemplit plus et, parfois, des clients patientent une heure et trente avant de s’attabler. La première étoile arrive par surprise en 1979, faisant de la quasi-trentenaire le plus jeune chef consacré par le guide Michelin. Mais Olympe Versini est déjà une vedette : elle tient une chronique dans Le Figaro, une autre sur France Inter et participe une fois par semaine à l’émission télé d’Eve Ruggieri, où elle a dix minutes pour présenter une recette. Souvent inventée à la va-vite dans le taxi qui la dépose au studio d’enregistrement. Elle publie aussi cinq livres, elle qui ne couchait jamais sur papier ses inventions. Tout à l’instinct.

Entre les deux autres établissements qu’elle gère à Saint-Barth et la boîte de nuit Les Bains qu’elle dirige à Paris, la cheffe bosse près de 18 heures par jour. Son étoile l’ennuie.  » Ça m’avait mis dans un carcan qui n’était pas celui que mon caractère supportait, racontait-elle, en 2019, sur RFI. Moi, j’aimais la liberté.  » La légende veut qu’elle ait fini par tout larguer. En réalité, elle arrête à la suite de son divorce. Pendant quatre ans, elle est embauchée par Virgin pour développer des restos dans ses mégastores.

Bistronomie

Elle avait dit  » plus jamais « , mais au début des années 1990, elle rachète un restaurant à Paris à la tête duquel elle restera durant 25 ans. Un tout petit, moins de trente couverts, où elle prépare des plats à même des cocottes qu’elle sert directement à table. A la Casa Olympe, Serge Gainsbourg commande parfois de l’agneau. Mais plus d’étoile, moins de vedettes, aucun chichi. Versini a inventé la bistronomie. À la différence de l’autre inventeur de ce concept, Yves Camdeborde, aucune page Wikipedia ne retrace le parcours de cette précurseuse aujourd’hui âgée de 70 ans. Toujours coiffée de la même frange et d’un carré court. Un look qui aurait inspiré les réalisateurs du dessin animé Ratatouille pour leur personnage Colette Tatou. Seule femme dans la brigade du restaurant étoilé. A l’écran ou dans la vraie vie, en 1973 ou aujourd’hui, l’exception de la cheffe… Dans son édition 2020, le guide Michelin en France n’a consacré que six femmes. Sur 628 tables.

4. Eliane Vogel-Polsky, juriste et féministe

« Je plaide gratis, mais donnez- moi des cas ! » Eliane Vogel-Polsky arpente les réunions syndicales mais toutes les femmes qu’elle approche refusent d’un « désolée, trop risqué ». L’avocate bruxelloise fulmine, mais continue à chercher. Elle a déjà adressé des tonnes de courriers à des tas de juristes européens, qui lui ont répondu d’un sourire mi-poli mi-indulgent, comme si elle était  » la féministe de service que son féminisme aveuglait  » (1). De quoi la rendre  » folle furieuse  » mais persévérante : puisque tout le monde semble se foutre de l’article 119, elle ira devant les tribunaux !

Egalité des rémunérations

Car Eliane Vogel-Polsky en est persuadée : l’article 119 du traité de Rome, qui prévoit  » l’égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et féminins pour un même travail « , aurait dû être appliqué directement dans les Etats membres qui l’avaient ratifié, en 1957. Près de dix ans plus tard, tous les pays signataires – dont la Belgique – continuent à s’asseoir dessus et les femmes gagnent parfois 40 % de moins que les hommes occupant une fonction égale.

 » L’article 119 existe et tout le monde fait comme s’il n’existait pas ! « , peste l’avocate lors d’un meeting syndical organisé par la FGTB en 1965. Dans la salle, trois ouvrières de la FN Herstal. Sans le savoir, Eliane Vogel-Polsky vient d’allumer la mèche de la grève des  » femmes-machines « , qui scanderont  » A travail égal, salaire égal  » durant douze semaines.  » Je me suis rendu compte alors que le droit était un outil pouvant réellement servir une lutte, dira plus tard la juriste. Ce fut mon révélateur personnel qui m’a menée au féminisme. « 

Eliane Vogel-Polsky
Eliane Vogel-Polsky© Private Collection

Trop vieille pour voler

Mais son cas, celui qu’elle cherchait tant pour ester en justice, se présente en 1968. Gabrielle Defrenne, hôtesse de l’air, vient d’avoir 40 ans. Et de recevoir son C4. Cadeau de la Sabena ! Trop vieille pour voler, Madame, merci de dégager. Mais ceux qu’on n’appelait pas encore stewards, eux, pouvaient bosser jusqu’à 55 ans, bénéficiant par conséquent de meilleurs droits à la pension.

La première action devant le Conseil d’Etat est un échec, mais Eliane Vogel-Polsky et Gabrielle Defrenne assignent la Sabena une seconde fois. Tribunal du travail de Bruxelles, Cour du travail (deux fois) puis Cour de justice des Communautés européennes : huit ans de combat juridique pour que l’applicabilité directe de l’article 119 soit reconnue.  » L’Etat et les employeurs auraient dû le mettre en oeuvre pour le 31 décembre 1961, jubile l’avocate. La Cour reconnaît même que c’est un droit fondamental. Donc, c’est un arrêt sublime. « 

L’arrêt  » Defrenne II  » ne fera pas disparaître les différences de rémunération (qui, en 1979, atteignent 29 %), mais engendrera toute une série de mesures pour entamer leur (lente) résorption. Décédée le 13 novembre 2015, à l’âge de 90 ans, Eliane Vogel-Polsky aura aussi oeuvré à l’instauration de quotas en politique dans les années 1990, persuadée que la non-discrimination dans la sphère professionnelle ne pourrait s’atteindre que via une meilleure représentativité. Elle rédigera aussi une charte pour l’égalité des genres dans la vie locale, en vigueur dans plus de 2 000 villes européennes. Mais son grand ennemi, l’écart salarial, aura finalement toujours été plus fort qu’elle : il s’élève, toujours aujourd’hui, à 9,6 % (2).

5. Maud Stevens, première tatoueuse professionnelle

Gus Wagner s’était autoproclamé « l’homme le plus artistiquement tatoué au monde ». Modeste, le gars. 264 motifs, tout de même (et environ 800 à sa mort). Mais, surtout, un slogan très efficace pour attirer les foules, dans les villes et villages où il s’exhibait, aux côtés de femmes à barbe, d’hommes-troncs et de frères siamois.

Ah ! le cirque au début du XXe siècle… Au printemps 1904, ce hipster cent ans avant l’heure était l’une des attractions de l’Exposition universelle de Saint-Louis, dans le Missouri. Comme Maud Stevens, contorsionniste et trapéziste de 27 ans, fille de fermiers du Kansas, qui avait préféré une vie d’itinérance plutôt que de tâches ménagères.

Son corps, à elle, était parfaitement vierge de tout dessin mais n’allait pas le rester longtemps. La légende veut que Gus lui ait proposé un premier rencard, et qu’elle ait accepté à condition qu’il la tatoue, mais aussi qu’il lui apprenne son art. Un art à l’ancienne : bien que la machine existe déjà à l’époque, l’ancien marin lui préfère l’aiguille non mécanique, appelée technique du hand poke, apprise au fil de ses débarquements dans les ports de Java et de Bornéo.

Maud Stevens
Maud Stevens© D.R.

Corps recouvert

Le premier motif de Maud Stevens sera sur son bras gauche. Son prénom. Bientôt complété par un papillon sur l’épaule, un aigle surmontant un drapeau américain sur le biceps, une femme chevauchant un lion parmi les palmiers sur le torse… Et ainsi de suite, jusqu’à recouvrir son corps de la nuque aux pieds.

Dans les cirques et les foires où elle s’affiche, elle fait sensation. Parce qu’elle est passablement dénudée, à une époque où dévoiler ne fût-ce qu’un bout de cheville était considéré comme une atteinte aux bonnes moeurs. Et parce qu’être ainsi recouvert était plutôt une curiosité masculine, associée à la criminalité. Nullement aux femmes…

Sa fresque corporelle, elle la doit en partie à celui qui, trois ans après leur rencontre, est devenu son mari.

Mais Maud Stevens s’est aussi beaucoup piquée elle-même. Et a développé un talent certain pour le hand poke, au point d’en faire son métier. Première tatoueuse professionnelle. C’était pas gagné : pour nombre de gros durs désireux de se faire orner, cet art restait mâle. Question de confiance.

M. Stevens Wagner

Une nénette maniant l’aiguille ? Mouahah-ahah. Puis touchant la peau de ses clients ? Un peu de décence, tout de même. Pour se faire connaître, elle était dès lors contrainte de ne mentionner qu’un sobre et asexué « M. Stevens Wagner » sur les prospectus qu’elle diffusait. Son talent et, sans doute, la renommée de son époux, firent le reste.

Un cliché de la tatoueuse incompétente a eu la peau dure : les femmes restent, toujours actuellement, moins nombreuses que les hommes dans le métier, certains clients craignant de passer entre leurs mains. Ces dernières années toutefois, leur présence augmente, aidée par les réseaux sociaux qui leur ont permis de faire connaître leur travail, peu importe leur genre. Les femmes seraient, en revanche, désormais plus tatouées que les hommes : 16 % (contre 10), selon des statistiques du Syndicat français des artistes tatoueurs (2018).

Quand Gus décéda, en 1941, frappé par la foudre, Maud continua à exercer. Avec leur fille, Lotteva, qui avait réalisé son premier motif à l’âge de 9 ans, puis qui devint professionnelle à son tour. Et qui garda, elle, la peau parfaitement immaculée jusqu’à sa mort, Gus ayant reçu l’interdiction formelle de tatouer leur enfant. Alors, puisque même son père ne pouvait pas la piquer, Lotteva décida que, jamais, personne d’autre ne le pourrait.

6. Elena Piscopia, première femme au monde à recevoir un titre universitaire

Quelque part sur Vénus, entre 1,5 degré de latitude nord et 190,9 degrés ouest, s’étend un long cratère de vingt-six kilomètres de diamètre. L’union internationale d’astronomie ne mentionne pas l’identité de son découvreur. Mais celui (ou celle ?) qui l’a un jour aperçu à travers son télescope a tenu à lui donner le nom de Piscopia. Un hommage à Elena Lucrezia Cornaro Piscopia, de son patronyme complet, qui n’était pourtant pas astrophysicienne. Nul ne peut tout savoir, et l’Italienne maîtrisait beaucoup d’autres sujets : la théologie, la philosophie, les mathématiques, le chant, la harpe et le violon… Et puis elle parlait sept langues, aussi, accessoirement.

Une femme, si instruite ! Au mitan du XVIIe siècle, pareil spécimen était tellement rare que des érudits de toute la Botte accouraient à Venise pour taper la causette avec elle. Elena Piscopia était aussi la vedette de débats publics, elle qui, en réalité, n’aspirait qu’à un cloître, une bure et à Dieu. A 11 ans, elle avait secrètement fait voeu de chasteté ; toute sa vie, elle éconduira d’ailleurs les nombreux courtisans qui sollicitèrent sa main.

Elena Piscopia
Elena Piscopia© D.R.

Lorsque, adolescente, elle demanda à rejoindre les bénédictines, son père estima qu’elle méritait destin plus prestigieux que les ordres. Sa fille, sa si brillante fille, capable de disserter en arabe comme en hébreu, en grec comme en espagnol, devait aller à l’université. Quand bien même celle-ci n’était ouverte qu’aux messieurs.

Cursus de théologie

Giovanni Battista Cornaro Piscopia dut user de tous les réseaux que permettaient sa lignée familiale bourgeoise vénitienne et son poste de procurateur de la basilique Saint-Marc pour pouvoir inscrire Elena à l’Académie des Ricovrati de Padoue, pour y suivre un cursus de théologie. Qu’elle termina, malgré une santé fragile. Savait-elle, en étudiant, qu’elle ne pourrait pas obtenir de diplôme ? Ou le refus de l’Eglise catholique romaine l’a-t-il surprise ? « Accorder le titre de docteur à une femme [serait de nature] à nous rendre ridicules à tout le monde », décréta le cardinal Gregorio Barbarigo.

Giovanni Piscopia devait décidément avoir le bras long, la menace efficace et la fierté paternelle développée, car un compromis fut finalement trouvé au terme d’un âpre conflit : sa fille serait bel et bien diplômée. Mais pas en théologie (une affaire d’hommes, Dieu, enfin ! ), plutôt en philosophie, apparemment discipline plus fémininement acceptable.

Le 25 juin 1678, âgée de 32 ans, Elena Piscopia soutint sa thèse de doctorat et devint ainsi la première femme au monde à recevoir un titre universitaire. A l’Académie de Padoue, il faudra attendre 300 ans pour qu’une autre doctorante soit diplômée…

Dans la foulée, elle fut également admise au sein du Collège des médecins et des philosophes des savants padouans. Consécration surtout symbolique, puisqu’il lui était quand même interdit d’enseigner. La première femme professeure d’université (supposée être Marie Curie) n’arrivera, il est vrai, que deux siècles et demi plus tard.

Elena ne caressait de toute façon pas cette carrière. Sa seule ambition restait divine : dès qu’elle le put, elle se fit oblate bénédictine, manière de conjuguer sa foi et ses obligations mondaines d’érudition, peu compatibles avec l’habituelle réclusion monastique. La légende veut qu’elle consacra sa vie aux pauvres. Mais elle ne fit pas longtemps ce qu’elle désirait vraiment. Le 26 juillet 1684, à 38 ans, Elena Lucrezia Cornaro Piscopia rendit l’âme. L’entregent de son père ne pouvait rien contre la tuberculose.

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