Napoléon, l’homme qui n’aimait ni les affaires, ni l’argent

Johan Op de Beeck
Johan Op de Beeck Écrivain et spécialiste de Napoléon

Sur le plan économique également, les guerres napoléoniennes exigent un lourd tribut, surtout au cours des sept dernières années de l’empire, entre 1808 et 1815. Le commerce tourne au ralenti, l’argent ne circule plus et les hommes d’affaires expriment leur mécontentement en des termes à peine voilés. Les relations entre le chef de l’État et le monde des affaires sont au plus mal.

Les rapports entre Napoléon et le monde des affaires n’ont jamais été très bons. Même si en 1799, son coup d’Etat avait été appuyé par certains banquiers et hommes d’affaires, Napoléon luimême n’apprécie pas le  » commerce  » qui, estime-t-il, ne s’intéresse qu’au profit et au bien-être matériel. Des valeurs qui ne font que pervertir l’homme.  » L’argent n’a pas de patrie « , dit-il souvent. Le monde des aff aires suit évidemment une logique qui n’est pas la sienne, et ces diff érences le dérangeront tout au long de sa carrière. Il s’est progressivement accoutumé à ce que tout et tout le monde se plie à ses volontés. Or l’argent, ne plie pas.

Jean-Antoine Chaptal, ministre des Aff aires intérieures de 1800 à 1804, a démissionné pour protester contre la transformation de la république en un empire. Il est donc critique à l’égard de Napoléon. Il reconnaît que Napoléon rend de grands services à l’industrie, les manufactures étant presque aussi importantes pour l’empereur que l’agriculture.  » C’est sous son règne que (l’industrie) a atteint ce degré de prospérité où elle est aujourd’hui. […] C’est sous son règne qu’on a vu, pour la première fois, tous nos produits industriels rivaliser sur tous les marchés d’Europe, pour le prix et la qualité, avec ceux des nations les plus éclairées en ce genre.  » Il n’empêche que les relations entre Napoléon et le monde des aff aires sont très tendues.

Napoléon, l'homme qui n'aimait ni les affaires, ni l'argent
© CLEVELAND MUSEUM OF ART

Les hommes d’affaires lui en veulent, et le sabotent même, ne fût-ce que parce qu’il change continuellement les lois et les règles en fonction de son grand dessein, jamais en fonction des intérêts commerciaux. Par rapport au commerce, l’empereur est totalement décalé. Chaptal déplore ouvertement que la vision que Napoléon a du commerce est obsolète. Ainsi, l’empereur instaure des règlements sans se soucier des conséquences économiques.  » […] comme il a fait, par exemple, pour les cotons du Levant, que le commerce recevait par Vienne et qu’il assujettit à arriver par Trieste « , ce qui est beaucoup plus coûteux, précise le ministre des Aff aires intérieures. Parfois, il s’occupe de déterminer quels produits doivent être importés et lesquels doivent être exportés. Comme s’il dirigeait des bataillons sur un champ de bataille. Chaptal s’irrite de le voir à un moment donné décider quelles maisons peuvent pratiquer l’exportation. D’autant plus qu’il manque totalement de constance.  » Je l’ai vu, plusieurs fois, faire donner des ordres pour qu’on n’exportât pas tel et tel article dont il avait permis la sortie, parce qu’il venait de lire dans les papiers anglais qu’on voyait avec plaisir que l’empereur laissât sortir cet objet « , poursuit Chaptal qui, en bon scientifique, n’a aucun mal à quantifier les eff ets néfastes d’une telle attitude.  » L’armateur se voyait alors obligé de refaire sa cargaison à grands frais et d’éprouver des pertes considérables sur les premiers objets de ces spéculations. « 

Circulaire d'autorisation de la Fête de la Pucelle à Orléans, consacrée à Jeanne d'Arc, signée par Jean-Antoine Chaptal en 1803.
Circulaire d’autorisation de la Fête de la Pucelle à Orléans, consacrée à Jeanne d’Arc, signée par Jean-Antoine Chaptal en 1803.© GETTY IMAGES

INTERVENTIONNISME SUR LE BLÉ

A en croire ce ministre, l’empereur n’a pas la moindre notion des lois de l’offre et de la demande. En 1789, Napoléon a très bien compris que la Révolution a notamment vu le jour en raison des prix prohibitifs du blé, ce qui a eu pour effet d’affamer la population. Par centaines de milliers, les Français ont alors passé leur colère sur le régime indifférent de Louis XVI. Cette erreur, Napoléon est bien décidé à ne pas la commettre à son tour. La famine est un traumatisme qui déterminera toujours sa politique des prix. Durant de nombreuses années, il s’obstinera à maintenir le prix du blé à un niveau très faible, au grand désespoir des paysans.  » On n’est jamais parvenu à lui faire entendre que, le prix de tous les objets de consommation ayant augmenté d’un tiers ou de moitié depuis la Révolution, il était naturel que le blé suivît cette progression « , écrit le ministre Chaptal. L’obsession de Napoléon pour le prix du blé manquera de peu de tuer la classe paysanne. C’est le prix qu’il est prêt à payer pour maintenir la paix à Paris.

Le ministre des Finances, Barbé-Marbois, a répété à plusieurs reprises à l'empereur que la menace de guerre donnait aux banques l'occasion de s'enrichir aux dépens de la France en pratiquant des taux d'intérêt élevés.
Le ministre des Finances, Barbé-Marbois, a répété à plusieurs reprises à l’empereur que la menace de guerre donnait aux banques l’occasion de s’enrichir aux dépens de la France en pratiquant des taux d’intérêt élevés.© GETTY IMAGES

Selon Chaptal, c’est l’une de ses grandes erreurs, bien que le ministre doive conclure paradoxalement son analyse sur une note positive.  » Ce système de ruine pour les campagnes, joint à celui des réquisitions et de la conscription, aurait dû faire abhorrer l’empereur par le paysan. Mais on se trompe « , écrit l’ancien ministre.  » Ses plus chauds partisans étaient là, parce qu’il les rassurait sur le retour des dîmes, des droits féodaux, de la restitution des biens des émigrés et de l’oppression des seigneurs. « 

Une conclusion tout en nuances, donc. Si Napoléon a une approche géniale des grands rapports géostratégiques et de l’appareil de l’Etat, il est extrêmement limité lorsqu’il s’agit des affaires. Il n’en comprend pas toujours la logique, ne voit pas le lien entre le libre-échange et la croissance économique et ne sent pas que les investissements ne peuvent être réalisés que dans un contexte de stabilité. Après les années paisibles sous le Consulat, la pirouette soudaine en direction de la guerre est un fameux coup dur pour le monde de l’argent et des affaires.

LES AVERTISSEMENTS DES BANQUES

Le ministre des Finances Barbé-Marbois prévient son empereur à plusieurs reprises que la menace de guerre constante est pour les banques le prétexte d’imposer des intérêts très lourds à l’Etat français. Cette situation préoccupe même, au plus haut point, le bras droit de Napoléon, l’archichancelier Cambacérès. Pour autant que cela soit nécessaire, Napoléon est prévenu qu’il ne peut rester empereur qu’en assurant la prospérité du pays. Mais Bonaparte n’est pas le premier venu ; il est un rocher qui ne se laisse pas renverser par les avertissements des juristes et des banquiers. Il y puise même l’énergie pour résoudre le problème par la méthode dont il peut attendre les résultats les plus rapides, autrement dit la campagne militaire.

Ce sera pourtant le monde financier qui signera sa perte. Le capital est l’ennemi de Napoléon, tout d’abord parce que les grandes puissances continentales ne pourraient jamais poursuivre leurs efforts de guerre sans le soutien financier de Londres. La campagne d’Autriche de 1809 en est le meilleur exemple. Vienne veut engager 400 000 soldats pour lutter contre Bonaparte. Les campagnes précédentes ayant considérablement asséché les finances publiques autrichiennes, les négociations avec le gouvernement de Londres sont entreprises dès 1808. L’Autriche demande 7,5 millions de livres, les Anglais finissent par en donner deux millions, en plus de la promesse de contribuer au financement de la guerre à concurrence de 400 000 livres par mois. Londres se voit obligé de poursuivre ce type d’efforts financiers, y compris à l’égard des insurgés au Portugal et en Espagne. C’est à peine si le Royaume-Uni, qui mise surtout sur sa marine, dispose d’une armée de terre propre digne de ce nom. En 1812, Londres prête de l’argent au tsar Alexandre, et en 1813, elle consent de nouveau à la Russie et à la Prusse des crédits massifs, chaque fois assortis d’un intérêt de cinq pourcents. Mais cette fois, les Alliés n’en reçoivent qu’une petite partie en espèces. La plus grande partie du paiement se compose de titres pouvant être réalisés sur le marché des capitaux. C’est une approche astucieuse puisqu’elle assure à Londres la fidélité de ses alliés. En effet, si ceux-ci devaient conclure un accord de paix avec Napoléon, Londres pourrait considérer ces titres comme nuls, et les pays débiteurs se retrouveraient très lourdement endettés. De plus, les Anglais font un usage très opportuniste des besoins financiers de leurs alliés en leur imposant, avec leurs prêts, des accords commerciaux entièrement conçus en faveur du commerce britannique.

More Pigs Than Teats, James Gilray, 1806. Caricature sur le fardeau fiscal britannique, trois fois et demie plus important que dans l'Empire français.
More Pigs Than Teats, James Gilray, 1806. Caricature sur le fardeau fiscal britannique, trois fois et demie plus important que dans l’Empire français.© BRITISH MUSEUM

TRANSFERT D’ARGENT VERS L’ANGLETERRE

Pourtant, tout cela n’est que bagatelle en comparaison avec la totalité des efforts de guerre anglais, qui s’élèvent à quelque 14 milliards de francs sur la période 1801-1815. De son côté, Napoléon dépense sur la même période 9,7 milliards de francs, alors que l’Empire compte 44 millions d’habitants, contre 18 millions seulement pour le Royaume-Uni. Comment donc ce montant exorbitant s’explique-t-il ? Pour commencer, la pression fiscale est trois fois et demie plus élevée au Royaume-Uni que dans l’Empire napoléonien, et le régime fiscal y est beaucoup plus avancé qu’en France. Par conséquent, le fisc britannique atteint un rendement deux fois plus élevé que son pendant français. Mais ces revenus publics élevés ne suffisent pas. Londres a besoin de beaucoup plus d’argent encore pour défaire Napoléon. Cet argent lui sera fourni par les banques.

Alors que Napoléon négocie un prêt avec Gabriel Julien Ouvrard, il se dit que les hommes d'affaires comme ce banquier n'ont pas de patrie.
Alors que Napoléon négocie un prêt avec Gabriel Julien Ouvrard, il se dit que les hommes d’affaires comme ce banquier n’ont pas de patrie.© GETTY IMAGES

Contrairement à Paris, Londres peut et veut faire un appel massif aux marchés financiers. Le monde bancaire notamment est beaucoup plus disposé à financer la puissance qui s’est assuré l’accès aux richesses et aux ressources des territoires d’outre-mer que celle régie par un seul homme qui, en plus, a tout fait pour se mettre à dos les milieux du grand capital. Chaque fois que les Français occupent une nouvelle région, ils tentent de confisquer la fortune des décideurs locaux. En soi, cet état de fait ne suffirait pas pour fâcher les banques. Ce qui est pire, à leurs yeux, c’est que Napoléon entend contrôler les flux financiers. Il veut éviter que l’argent ne passe à l’ennemi et que les spéculateurs s’en prennent à l’Empire. L’appareil administratif impérial se mêle de la circulation des capitaux et souhaite avoir une image claire de la source et de la destination finale des transferts financiers. Pour les parties concernées, ce contrôle étatique est aussi indigeste à l’époque qu’il ne l’est aujourd’hui. Dès que les fonctionnaires font mine de regarder par-dessus l’épaule des banquiers, c’en est fini de la fameuse discrétion et de l’opacité bancaire. Le résultat de cette immixtion est la fuite des capitaux, généralement à destination de Londres.

Alors que Napoléon était l'homme qui n'aimait ni les affaires ni l'argent, son visage ornera le billet de 100 francs français au siècle dernier.
Alors que Napoléon était l’homme qui n’aimait ni les affaires ni l’argent, son visage ornera le billet de 100 francs français au siècle dernier.© GETTY IMAGES

Dans un tel climat, l’argent tourne donc le dos à Napoléon. Bien que souvent sousestimé, cet élément a été un facteur déterminant dans le déroulement de l’histoire. Les correspondances ministérielles britanniques de l’époque révèlent que les excellences s’en frottent les mains.  » Les succès des Français en Allemagne ont entraîné le transfert d’énormes richesses vers l’Angleterre. […] Ils ont incité les étrangers à placer ici des sommes considérables qui, en cas de trafic financier normal, auraient été investies dans d’autres pays « , peut-on lire dans une lettre joyeuse au ministre des Affaires étrangères britanniques de l’époque, George Canning.  » La lutte entre la France et l’Angleterre est devenue de moins en moins une bataille glorieuse et de plus en plus une épreuve de force entre la dette de l’Etat et les armes « , constate le général anglais Napier. Finalement, c’est la dette publique qui l’a emporté. Elle a permis au Royaume-Uni d’emprunter des budgets considérables et de se battre ainsi au-dessus de son niveau, grâce à la confiance du commerce international, des banques, des capitalistes et des industriels.

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