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 » Les exigences des financiers ont conduit aux pires méfaits « 

L’attentisme d’un Etat sous-administré, l’incitation au lucre et le racisme ont favorisé les abus du régime léopoldien au Congo, estime Pierre-Luc Plasman. L’historien (UCLouvain) pointe le rôle des financiers anversois.

Le Congo de Léopold II est devenu le symbole de la violence coloniale en Afrique. En quoi est-il hors norme ?

Toutes les entreprises coloniales ont conduit à des exactions terribles. John Iliffe, dans son essai Les Africains. Histoire d’un continent (Aubier, 1997), revient sur les amputations et autres horreurs en Sierra Leone. L’extermination des Héréros (1904-1908) lors de la conquête allemande de la Namibie préfigure, selon certains, la Shoah. La violence liée à la récolte du caoutchouc a existé non seulement dans le Congo léopoldien, mais aussi au Congo français voisin. Le même système de grandes compagnies concessionnaires a été mis en place dans les deux pays. On retrouve parfois, de chaque côté, les mêmes actionnaires. Un rapport sur les abus massifs commis au Congo-Brazzaville a été établi entre 1905 et 1907 à partir des informations rassemblées lors de l’ultime mission de Pierre Savorgnan de Brazza. Mais le gouvernement français l’a enterré. Il a été retrouvé dans les archives et rendu accessible plus d’un siècle après, en 2014.

Pourquoi l’attention se focalise-t-elle, aujourd’hui comme au début du XXe siècle, sur la gestion léopoldienne du Congo ?

La faute à Léopold II lui-même ! Dans le but premier de s’attirer des sympathies, il a placé le Congo sous le regard de l’opinion publique internationale. Pour mettre le pied en Afrique centrale, le monarque surfe sur la vague scientifique et abolitionniste : il devient le héros de la  » mission civilisatrice  » et de la lutte contre les esclavagistes. Dans les cours européennes, il est considéré comme un  » zozo  » qui risque de perdre sa fortune dans sa folle aventure africaine. En revanche, les milieux évangéliques anglo-saxons portent aux nues le  » grand philanthrope « . Les projecteurs sont braqués sur son entreprise, en particulier aux Etats-Unis, premier pays à reconnaître le pavillon bleu étoilé de l’Etat indépendant du Congo à la veille de la Conférence de Berlin. L’action de Léopold sera jugée à l’aune de l’accomplissement de l’objectif initial, notamment par les missionnaires protestants qui ont accordé leur confiance au roi. Quand les abus commis dans l’Etat indépendant du Congo (EIC) sont révélés, l’opinion se retourne.

Les structures de l’EIC permettent-elles de mieux comprendre les atrocités qui y sont commises ?

Dès le début, l’ambition et l’esprit foisonnant de Léopold II mettent en péril son projet. Il a promis de créer un Etat sans douane et s’obstine à vouloir étendre sa colonie vers le Nil. Cette politique coûteuse rend précaire la survie du jeune royaume. Il faut donc impérativement rentabiliser la colonie. Les massacres associés au phénomène du red rubber, le  » caoutchouc rouge « , ne sont pas ordonnés par le gouvernement léopoldien, mais ils se produisent dans un contexte d’incitation permanente à accroître la production. De plus, le roi et son entourage laissent le champ libre aux acteurs sur place.

Comment expliquer l’ampleur des exactions?

Les responsables territoriaux et directeurs de sociétés ont abusé de leurs prérogatives. De même, les agents subalternes et les sentinelles africaines ont intégré la « bestialisation » de leur comportement dans leur cadre de travail. Des villageois ont été contraints au travail forcé jusqu’à épuisement, des femmes ont été prises en otage et violées, des bébés ont même été crucifiés, des villages ont été brûlés… Les agents européens n’ont pas tous été des criminels, mais l’attentisme d’un Etat sous-administré, l’incitation au lucre via le système des primes et le racisme ont favorisé les comportements brutaux de fonctionnaires, d’officiers, d’employés commerciaux. Léopold II est alors confronté à un noeud gordien : il ne peut se passer des commissaires de districts pour occuper et exploiter le Congo.

Les violences de masse ne se limitent pas aux régies d’Etat. Quelle est la situation dans les concessions?

Elle est pire que dans les régies! La productivité permet toutes les exactions. On prend toujours pour cible Léopold II, mais on oublie que les exigences des financiers anversois, tel Alexandre de Browne de Tiège, ont conduit aux pires méfaits. En 1892, un accord lui octroie l’exclusivité de la vente des produits du domaine privé, en échange d’avances. Sa banque reçoit même la possibilité de récolter elle-même les produits ou les redevances indigènes. C’est alors que les concessions prennent forme : l’Anversoise, la société de de Browne, reçoit le bassin de la Mongala. L’ancien gouverneur Camille Janssen s’oppose à ce système qui, prévient-il, conduira à « traiter les nègres comme il l’entendra… ».

Peine perdue?

Oui, Janssen est évincé. Le roi charge son principal ministre, Edmond van Eetvelde, de mettre en place les concessions. L’Abir ( NDLR : l’Anglo-Belgian India Rubber Company) reçoit l’exploitation des bassins situés au sud de la concession de l’Anversoise. En 1896, l’EIC cède au Comptoir commercial congolais la concession de la Wamba. Cette nouvelle firme a le même siège administratif et le même président que l’Abir, Alexis Mols, par ailleurs administrateur de l’Anversoise. La collusion entre sociétés devient toujours plus étroite, car l’Anversoise investit dans l’Abir. Il y a aussi confusion d’intérêts entre l’Etat léopoldien et les sociétés anversoises. Le plus impliqué est Charles Liebrechts, pierre angulaire de l’administration au tournant du siècle. Son frère est directeur d’exploitation de l’Abir et son beau-père est actionnaire fondateur de l’Anversoise.

Quelle est la cause des faits de cruautés constatés dans les concessions?

Les sociétés sont créées pour mettre rapidement en valeur les zones caoutchoutières les plus riches du domaine privé, donc pour sauver l’EIC d’une faillite annoncée. Cette exploitation est contrariée par la résistance des populations locales, réfractaires au travail. Pour maintenir l’ordre, le droit de police est octroyé aux sociétés. A deux reprises, la concession de l’Anversoise est à feu et à sang. En 1895, Louis Liebrechts, couvert par son frère à Bruxelles, provoque une rébellion du fait de sa brutalité. En 1898-1899, le drame se noue dans la Mongala : Hubert Lothaire, acquitté au Congo pour le meurtre d’un marchand irlandais, est devenu directeur de l’Anversoise. Il mène, avec un autre officier belge, Victor Fiévez, commandant de l’Oubangui-Uélé, de sanglantes opérations de représailles.

Alexandre de Browne, président de l’Anversoise, connaît-il leurs méthodes violentes?

Il les connaît et les encourage ! A Lothaire, crapule de la pire espèce, il envoie en cadeau deux revolvers. De Browne lui écrit, dans une lettre conservée au musée de Tervuren, qu' »on peut tuer dix adversaires en une demi-minute ». Il attend son appréciation sur l’efficacité de ces armes ! Mais l' » affaire de la Mongala  » fait du bruit en Belgique. Léopold II est en colère et se fâche avec de Browne. Lothaire et Fiévez sont écartés. Ils échappent toutefois à une condamnation. Le roi s’engage dans une voie réformatrice, mais lorsque les bénéfices des sociétés concessionnaires chutent en 1901, il n’a pas le courage de renoncer au profit. En 1902, le droit de police est rétabli pour l’Abir, qui tombe, sous la direction d’Albert Longtain, dans les mêmes travers que l’Anversoise. En 1905, suite à l’enquête officielle sur les atrocités, la production est paralysée dans l’EIC, car les agents craignent les sanctions. Avec l’âge, le roi, dont l’esprit devient rigide et misanthrope, nie l’existence des abus et voit dans la campagne anticongolaise l’expression d’une frustration de l’impérialisme anglais.

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