Le mathématicien et physicien germano-américano-suisse Albert Einstein (1879-1955), avec, sur ses genoux, sa belle-fille, la sculptrice Margot Einstein (1900-1986), assiste à l'ouverture du Pavillon juif à l'Exposition universelle de Queens' Flushing Meadows, à New York en 1939.

La fuite des cerveaux

La guerre stimule la technologie, en tout cas sur le champ de bataille. Cette activité débouche après coup sur de nombreuses applications quotidiennes, selon une affirmation courante. Mais est-elle bien exacte ? L’Allemagne disposait-elle avant et pendant la Seconde Guerre mondiale d’un capital humain suffisant pour sa technologie de guerre?

Dans L’Age des extrêmes (1), l’historien britannique Eric Hobsbawm affirme que des progrès techniques réalisés d’abord à des fins de guerre se sont révélés beaucoup plus facilement applicables en temps de paix. Comme exemples, il cite l’informatique, la physique nucléaire et l’aéronautique. Il pense qu’en temps de paix, les dépenses considérables nécessaires à l’élaboration de ces inventions n’auraient jamais été consenties et qu’on s’en serait probablement tenu aux calculs coûts/bénéfices. Par ailleurs, l’innovation technologique propre au domaine de la guerre n’est pas une conséquence de celle-ci. En effet, l’économie industrielle moderne est, de par sa production de masse, basée sur un renouvellement constant. En d’autres mots, la guerre, l’économie et la technologie semblent se stimuler mutuellement. La Seconde Guerre mondiale sert la diffusion de compétence et de capital humain ainsi que l’organisation industrielle et les méthodes de production de masse d’après-guerre.

Je vous annonce que j’ai démissionné de la Deutsche Physikalische Gesellschaft. Je suis déçu que la Société n’ait jamais protesté contre les attaques cruelles perpétrées contre certains de ses excellents membres. De plus, l’Allemagne fournit aujourd’hui très peu de contributions à la physique. Le principal produit d’exportation allemand est la propagande et la haine. » SAMUEL GOUDSMIT

L’ALLEMAGNE CESSE D’ÊTRE EN TÊTE DE PELOTON

Au début du XXe siècle, la France et l’Allemagne sont les leaders mondiaux des mathématiques. Paris (avec, entre autres, Henri Poincaré), Göttingen (David Hilbert) et Berlin représentent dans ce domaine les centres européens. Felix Klein (1849-1925), professeur aux universités d’Erlangen, Munich, Leipzig et plus tard Göttingen, comprend mieux que quiconque le rôle majeur des mathématiques pour l’industrie. Il rencontre des industriels et parvient par ce biais à obtenir un large soutien financier en faveur d’une approche mathématique des problèmes techniques. L’un de ses grands succès dans le domaine réside dans la fondation du département de recherche aérodynamique et hydrodynamique à Göttingen. Le physicien Ludwig Prandtl (1875-1953) est nommé à sa tête. Il jette les bases de l’aérodynamique (jusqu’au dépassement du mur du son), une science importante pour l’évolution future de l’aviation et de l’aéronautique.

Robert Oppenheimer (à g.) et John Von Neumann posant devant un nouveau
Robert Oppenheimer (à g.) et John Von Neumann posant devant un nouveau « cerveau » électronique, la machine informatique la plus rapide jamais élaborée.

A l’aube du XXe siècle, l’Allemagne est également championne du monde dans le domaine de la physique théorique. En 1918, Max Planck, un des fondateurs de la mécanique quantique, reçoit le prix Nobel de physique pour cette avancée. Après la promulgation des lois antisémites, ses collègues scientifiques s’attendent à ce qu’il se distancie du régime. A la vive déception de gens comme Albert Einstein, il s’en abstient, même s’il évoque, semble-t-il, personnellement le sujet avec Hitler. Certains mouvements nationalistes comme Deutsche Physik dénigrent la physique quantique, soi-disant « enjuivée ». La théorie de la relativité d’Einstein rejette l’idée d’un « éther » universel, raison pour laquelle de nombreux physiciens lui réservent un accueil peu enthousiaste. A la suite de la montée du nationalisme, Philipp Lenard, lauréat du prix Nobel de physique et partisan d’une physique « aryenne », s’accorde avec le parti nazi pour catégoriser également la théorie de la relativité d’Einstein comme « science juive ».

Physicien néerlandais d'origine juive. Samuel Goudsmit est un chercheur de renom dans le domaine de la mécanique quantique et de la physique nucléaire et atomique.
Physicien néerlandais d’origine juive. Samuel Goudsmit est un chercheur de renom dans le domaine de la mécanique quantique et de la physique nucléaire et atomique.

En 1921, Albert Einstein, que beaucoup considèrent aujourd’hui comme le plus grand génie du XXe siècle, reçoit le prix Nobel pour son explication de l’effet photoélectrique. D’origine juive, il quitte l’Allemagne en 1933 et coupe les ponts avec son pays et les académies allemandes. Après un séjour de six mois sur la côte belge, au Coq, il émigre aux Etats-Unis.

« Une partie non négligeable des scientifiques et étudiants allemands ainsi que les universitaires au chômage se sont vus privés de leurs possibilités de travail et de leurs moyens de subsistance en Allemagne » rapporte Albert Einstein.

En 1933, le physicien allemand Alfred Landé, qui a émigré en 1931 aux Etats-Unis, appelle les membres de la Deutsche Physikalische Gesellschaft à quitter l’organisation en protestation contre le traitement infligé aux Juifs. La situation académique et sociale leur est alors particulièrement défavorable.

D’autres qu’Albert Einstein prennent le chemin de l’exil : Hans Bethe, Felix Bloch, Max Born, James Franck, Otto Frisch, Fritz London, Lise Meitner, Erwin Schrödinger, Otto Stern, Leó Szilárd, Edward Teller, Victor Weisskopf, Eugene Wigner… La Grande Allemagne perd en une fois son rôle de pointe en sciences et en mathématiques.

LES ÉTATS-UNIS EN TÊTE

En 2014, Petra Moser, professeur d’économie à l’université de Stanford (USA) a montré de manière convaincante que la science américaine avait bénéficié d’une énorme bouffée d’oxygène lorsque les scientifiques juifs européens s’y étaient réfugiés avant la Seconde Guerre mondiale. Le nombre de brevets a explosé à partir des années 1940, en particulier chez des inventeurs américains qui collaboraient avec des scientifiques juifs immigrés.

Le projet Manhattan réunit également, aux côtés des scientifiques américains comme Robert Oppenheimer (d’ascendance juive), de nombreux physiciens d’origine européenne, réfugiés, parmi lesquels l’Italien Enrico Fermi (dont la femme était juive) et le Hongrois John Von Neumann. Einstein n’y participe pas, mais aurait, selon certaines sources, prévenu par courrier le président Roosevelt que les Allemands étaient occupés à développer une bombe atomique. Il faisait certainement allusion aux travaux du physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976). Même si ce dernier affirmera après le conflit qu’il a tenté de ralentir le développement de l’arme atomique allemande, son attitude est ambiguë. Lors d’une rencontre avec le Danois Nils Bohr en 1941, il affirme – selon certains – que l’Allemagne va selon lui gagner la guerre et qu’il collabore à la conception d’une bombe atomique. Cette information, transmise par Bohr aux Alliés, va booster plus encore le projet Manhattan. Ce qu’Heisenberg n’a pas pu faire, c’est son ancien étudiant Edward Teller qui va le réaliser. En tant que « réfugié » d’origine judéohongroise, Teller coopère en effet au projet. Plus tard, il développera pour les Américains la bombe à hydrogène.

Les scientifiques présents lors de la 5e conférence de physique Solvay en octobre 1927. A l'initiative du chimiste et industriel belge Ernest Solvay, ces colloques ont accueilli des sommités telles que Marie Curie, Paul Dirac, Albert Einstein, Paul Langevin, Max Planck et Erwin Schrodinger.
Les scientifiques présents lors de la 5e conférence de physique Solvay en octobre 1927. A l’initiative du chimiste et industriel belge Ernest Solvay, ces colloques ont accueilli des sommités telles que Marie Curie, Paul Dirac, Albert Einstein, Paul Langevin, Max Planck et Erwin Schrodinger.

TECHNOLOGIE INFORMATIQUE ET INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Teller et d’autres collaborateurs du projet Manhattan, comme Eugene Wigner, Leó Szilárd et John von Neumann, sont des Juifs qui ont fui Budapest. Cette ville fut durant le premier quart du XXe siècle un vrai creuset intellectuel. Von Neumann (1881-1963) dépasse ses concitoyens scientifiques par la diversité de ses intérêts. Etant donné ses origines juives, il s’exile à Princeton (New Jersey) où il restera à vie lié à l’Institute for Advanced Study. Celui-ci le nomme, comme Albert Einstein et Kurt Gödel, professeur et chercheur. Von Neumann effectue un travail de pionnier sur plusieurs terrains. Peter David Lax (Budapest, 1926) le décrit à juste titre comme la « lumière étincelante » du XXe siècle.

Le mathématicien d'origine autrichienne Kurt Gödel, photographié dans son bureau de l'Institute of Advanced Study (Princeton, New Jersey), l'un des plus prestigieux laboratoires de recherche au monde.
Le mathématicien d’origine autrichienne Kurt Gödel, photographié dans son bureau de l’Institute of Advanced Study (Princeton, New Jersey), l’un des plus prestigieux laboratoires de recherche au monde.

Von Neumann est à proprement parler un enfant prodige. Dès son jeune âge, il écrit sur les théories des ensembles, des mesures et des nombres réels. En 1932, il jette les bases mathématiques de la théorie quantique avec ses Mathematische Grundlagen der Quantenmechanik. S’il n’est pas très doué pour l’enseignement, il publie en tant que chercheur des études révolutionnaires. La théorie des jeux développée avec Oskar Morgenstern dans Theory of Games and Economic Behaviour (1944), consacrée à la prise de décisions sur la base à la fois du hasard et de la stratégie, lui vaut la célébrité.

Par ailleurs, Von Neumann est le créateur de l’actuelle architecture des ordinateurs, dans laquelle le processeur (CPU) occupe une place centrale. Le CPU communique avec la mémoire et envoie des données vers les périphériques. Son fonctionnement est fondé sur le principe d’Alan Turing, selon lequel les instructions sont récupérées et exécutées une à une. Le CPU utilise également la mémoire pour le stockage temporaire de données (le « cycle de Neumann »). Dans un ouvrage inachevé intitulé The Computer and the Brain, le savant décrit les ressemblances et les différences entre le fonctionnement du cerveau humain et celui de l’ordinateur. Cela mènera plus tard à l’emploi des réseaux de type neuronal dans le cadre de l’intelligence artificielle. Enfin, dans sa Theory of Selfreproducing automata, parue après sa mort, il décrit le concept et les possibilités de robots autonomes à même de se répliquer.

Alan Turing, mathématicien et cryptologue britannique, auteur de travaux qui fondent scientifiquement l'informatique.
Alan Turing, mathématicien et cryptologue britannique, auteur de travaux qui fondent scientifiquement l’informatique.

A côté de Von Neumann, deux autres mathématiciens du XXe siècle ont introduit le facteur humain dans l’univers de l’informatique : Kurt Gödel, que nous avons déjà nommé, et le Britannique Alan Turing. Gödel est actif à Vienne. Depuis l’Anschluss du 12 mars 1938, l’Autriche fait partie de l’Allemagne nazie. Quand le nouveau régime supprime le titre de privatdozent (chargé de cours), Gödel est contraint de trouver un autre poste. L’université de Vienne rejette sa demande à cause de ses connexions avec les membres juifs du monde enseignant viennois. Il part alors pour le New Jersey, où il est engagé comme enseignant.

Sur le site secret du Bletchley Park, en Angleterre, les cryptographes s'attellent à déchiffrer les communiqués militaires top secret des nazis. C'est là que les codes de la fameuse machine allemande Enigma ont été cassés.
Sur le site secret du Bletchley Park, en Angleterre, les cryptographes s’attellent à déchiffrer les communiqués militaires top secret des nazis. C’est là que les codes de la fameuse machine allemande Enigma ont été cassés.

Gödel (1906-1978) est un pionnier dans le domaine de la logique formelle, qu’il pousse jusqu’à l’extrême. Alan Turing (1912-1954) conçoit dans ce cadre un modèle abstrait de machine pensante, appelé « machine de Turing ». Durant la Seconde Guerre mondiale, il travaille à la Government Code and Cypher School, un service de décryptage établi à Bletchley Park et chargé de déchiffrer les messages codés allemands. L’équipe dont fait partie Turing y parvient. En dépit de leurs immenses contributions à la science informatique, Gödel et Turing connaîtront tous deux une fin tragique.

Pour déchiffrer le code allemand Enigma, le personnel de Bletchley Park utilise déjà le calculateur électronique britannique existant, appelé Colossus (1943). Trois ans plus tard, l’armée américaine sort l’Eniac (Electronic Numerical Integrator and Computer), capable d’effectuer en trente secondes un calcul qu’une personne douée mettrait plus de vingt heures à résoudre.

Le développement du premier calculateur électronique ne débute toutefois pas chez von Neumann, Gödel ou Turing. Le premier calculateur électromécanique programmable voit en effet le jour en Allemagne. En 1941, l’Allemand Konrad Zuse (1910-1995) met la dernière main à son Z3. Il n’en est pas à son coup d’essai. En 1938, il a en effet construit une calculatrice entièrement mécanique, mais équipée d’une mémoire à logique binaire. Un an plus tard, il sort le Z2, un modèle d’essai doté d’une mémoire mécanique, d’un lecteur de carte et d’un processeur primitif. Zuse conçoit aussi le premier langage de programmation (Plankalkül). Les prototypes sont développés à ses propres frais. Plus tard, il reçoit le soutien financier du centre de recherche aérodynamique de l’armée allemande, où ses machines sont utilisées pour résoudre des problèmes mathématiques liés à la conception d’avions. On ne peut toutefois pas parler à son sujet de contribution militaire de grande ampleur. Nous ignorons si Zuse a jamais douté du régime, mais il est certain qu’il n’a jamais été membre du parti nazi. Plus tard, il se défendra en affirmant qu’en temps de guerre, les meilleurs scientifiques et ingénieurs doivent choisir entre faire leur travail et ne rien faire du tout. Après la guerre, Zuse fonde l’entreprise Zuse Computers et lance avec le Z4 le premier ordinateur commercialisé du monde, qui restera pendant longtemps l’unique modèle disponible sur le continent européen. Siemens reprendra l’entreprise dans les années 1960. Il faudra longtemps avant que Zuse ait droit à la reconnaissance qu’il méritait. En revanche, les noms d’émigrés comme Gödel Von Neumann et le Britannique Alan Turing, sont encore très célèbres aujourd’hui dans le monde de l’informatique.

Werner Von Braun (à g.) examine un missile Redstone, l'ancêtre du lanceur Mercury, dans l'immense laboratoire du siège de l'usine Redstone.
Werner Von Braun (à g.) examine un missile Redstone, l’ancêtre du lanceur Mercury, dans l’immense laboratoire du siège de l’usine Redstone.

OPÉRATION PAPERCLIP

L’implacable politique antijuive du régime nazi entraîne pour l’Allemagne une énorme perte de capital humain. Les scientifiques allemands qui ne se sont pas ouvertement distanciés du régime continueront à être montrés du doigt bien longtemps après la guerre. Les Etats-Unis, en revanche, accueillent à bras ouverts ces cerveaux en disgrâce. Résultat, l’Allemagne perd définitivement son rôle de leader dans les domaines de la physique (nucléaire), des mathématiques et de l’informatique au profit des Etats-Unis.

Le rôle de ces derniers n’est pourtant pas toujours très clair. Après la guerre, les Américains se donnent pour objectif d’importer chez eux le plus grand nombre possible d’innovations technologiques nées en Allemagne nazie. L’opération Paperclip – ainsi est-elle nommée – ramène en Amérique non seulement des archives et des prototypes, mais aussi des savants. Le plus connu est sans aucun doute Wernher von Braun, qui est accueilli outre-Atlantique avec la totalité de son équipe d’ingénieurs et de chercheurs. Leurs connaissances vont fournir un apport essentiel à la technologie spatiale et à la science aéronautique. En échange de leur expertise, les Américains « redorent » le blason de ces nazis, parmi lesquels le spécialiste des fusées Arthur Rudolph, auquel la CIA fournit un visa et du travail.

(1) André Versaille Editeur, 1999, rééd. 2008.

La fuite des cerveaux

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire