© getty images

Comment baliser le droit moral des auteurs? (débat)

Ludivine Ponciau
Ludivine Ponciau Journaliste au Vif

Une concertation indispensable entre ayant droits et auteurs. Les vues d’Emmanuel Pierrat et de Benoît Mouchart.

Emmanuel Pierrat, avocat en droit intellectuel: : «Le droit moral est à géométrie très variable»

Avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, Emmanuel Pierrat est intervenu dans de nombreuses affaires liées à l’exploitation d’œuvres. Il met en évidence l’importance de la concertation entre les ayants droit et l’éditeur.

La sortie, annoncée puis suspendue, d’un nouvel album de Gaston Lagaffe pose la question des prérogatives des héritiers et des exploitants. Que dit le droit?

Il y a tout d’abord la question de l’héritage post- mortem d’une œuvre et de ce qu’on peut en faire ou pas. Beaucoup d’auteurs et d’artistes donnent des dispositions précises et indiquent exactement s’ils acceptent ou non des suites, des remakes, des réadaptations de leurs héros. La difficulté majeure à laquelle nous sommes confrontés, c’est l’entre-deux – et c’est un peu le cas de figure pour André Franquin –, lorsque ces personnes ont déclaré des choses dans la presse ou auprès de leurs proches mais dont les décisions ne sont pas nécessairement très claires ou prises en temps et en heure. La seule façon d’éviter le problème, c’est que l’auteur fasse connaître une fois pour toutes sa volonté dans son testament ou dans une grande interview testamentaire. En France comme en Belgique, beaucoup d’auteurs prévoyants le font. Non qu’ils ne fassent pas confiance à leurs enfants ou à leurs conjoints mais ils savent que ceux-ci ne sont pas nécessairement des créateurs, et qu’ils n’auront pas forcément envie de passer leur temps à décider à leur place après leur décès. La succession de Picasso, par exemple, s’est avérée très compliquée étant donné qu’il a eu des enfants issus de lits différents et qu’il n’a pas laissé de testament. A l’inverse, j’ai plaidé pour les héritiers de Victor Hugo dans une histoire de suite (NDLR: les héritiers contestaient le droit aux éditions Plon de publier une suite aux Misérables) pour laquelle les péripéties judiciaires ont été complexes mais il y avait des préfaces très claires de Victor Hugo dans lesquelles il disait «ni greffon, ni soudure» à mes œuvres.

La seule façon d’éviter le problème, c’est que l’auteur fasse connaître une fois pour toutes sa volonté dans son testament.

Il y a le droit moral lié à l’œuvre et puis, il y a le droit de l’exploiter…

En droit français comme en droit belge, le droit moral permet d’accepter ou de s’opposer à des déformations de son travail ou de son œuvre, aux suites, à l’exploitation des inédits et d’être crédité. La question se pose pour qu’un film puisse être colorisé, un tableau recadré, une musique remixée, etc. Ce droit n’est pas cessible à une maison d’édition et est transmis aux héritiers ou aux personnes désignées par l’auteur dans son testament. Le droit moral est aussi à distinguer du droit patrimonial qui permet d’exploiter l’œuvre et qui, dans le cas de Franquin, est cédé à l’éditeur. Au-delà des contrats de cession dans lesquels on autorise ou pas, se pose aussi la question de la qualité de la production lorsqu’il s’agit de suite. Si l’auteur, ou ses ayants droit, estime qu’elle est irrespectueuse, qu’elle déforme l’œuvre ou qu’elle rend les personnages ridicules, par exemple, le contrat ne l’emporte pas sur le droit moral.

Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle.
Emmanuel Pierrat, avocat spécialisé en droit de la propriété intellectuelle. © dr

Ce principe couvre-t-il aussi les adaptations audiovisuelles? Il y a eu un film sur Gaston. En quoi est-ce différent?

On rencontre le même problème en permanence. Beaucoup de contrats d’édition sont accompagnés d’une cession des droits pour l’adaptation audio- visuelle. Mais toutes ces productions ne sont généralement réalisées qu’après soumission du script ou du scénario aux détenteurs du droit moral, car celui-ci leur permet de s’opposer à une dénaturation ou une mauvaise adaptation. Comme il y a beaucoup d’argent en jeu, les producteurs sont très attentifs, lorsqu’ils achètent les droits auprès d’un éditeur, à ce que les auteurs ou les ayants droit soient bien informés et associés au projet. Quand ça se passe mal et que l’auteur ne cautionne pas le film tiré de son livre, on glisse dans le générique «adapté librement de…» ou on ne fait plus du tout mention de l’œuvre originale. Il arrive même qu’on change le titre du film. Le droit moral est à géométrie très variable. Vous pouvez accepter les films mais pas une bande dessinée. Prenons l’exemple de Victor Hugo. Lors du procès concernant la suite des Misérables pour lequel nous représentions l’héritier, un argument a été soulevé: pourquoi autoriser une comédie musicale et pas une suite? En réalité, Victor Hugo a dit: «Pas de musique sur mes vers» mais en revanche, de son vivant, il adorait l’opéra comique. Ses héritiers ont donc pensé que ça ne poserait pas de problème. Alors que pour une suite, il avait fermement dit non. Autre cas épineux: le film Le Bossu de Notre-Dame de Disney. Il est évidemment impossible de savoir si Victor Hugo était favorable aux dessins animés. L’héritier, lorsqu’il a eu connaissance du projet, a estimé que c’était très éloigné de l’œuvre et a demandé que le film ne s’appelle pas Notre-Dame de Paris et qu’il soit indiqué au générique «librement inspiré d’une œuvre de Victor Hugo».

L’exploitation d’une œuvre ou de personnages peut être interdite mais pas l’humour ou la parodie…

On est dans un autre registre. Les critères examinés par les tribunaux sont très détaillés. Il ne doit y avoir aucune intention de nuire, aucune confusion possible entre la parodie ou la caricature et l’œuvre de départ, etc. C’est au cas par cas. Sur Les Aventures de Tintin, par exemple, des parodies sont passées, d’autres pas. Ainsi, Tintin en Suisse a été interdit. Il présentait Hergé comme un collabo et Tintin s’enfuyant cacher de l’argent en Suisse. C’était vraiment nuisible à l’image de Hergé, quel que soit son passé politique. Cette BD avait clairement été écrite pour ricaner méchamment aux dépens de Hergé et de Tintin. En revanche, d’autres parodies pour lesquelles j’ai gagné en justice consistaient à faire des jeux de mots, reprendre des personnages. Ce n’était pas forcément de très bon goût mais ce n’était pas méchant. Surtout, la justice a estimé que la présentation des albums de mon client n’était pas de nature à entraîner une confusion dans l’esprit du public.

Que penser de la mise au ban de certains auteurs ou de certaines œuvres en raison des idées sexistes, racistes ou antisémites qu’elles véhiculent?

La question de la réédition d’œuvres pour lesquelles il y a une demande sociétale d’enlever des passages représente une réelle difficulté. Mais généralement, lorsque les gens sont de bonne volonté, on arrive à trouver des articulations en indiquant par exemple dans la préface que certains passages sont anti- sémites, qu’il y a des appels à la haine ou au crime. Selon moi, la mauvaise solution, c’est de tout réécrire. De ne pas faire le pari de l’intelligence des lecteurs et de la possibilité d’éditer.

Benoît Mouchart (Casterman): «C’est aux ayants droit de décider si l’œuvre s’achève ou survit»

Pour Benoît Mouchart, directeur éditorial BD chez Casterman, une maison d’édition ne peut passer outre les volontés d’un auteur, même en l’absence de testament.

Que vous inspire «l’affaire Gaston»?

Je ne souhaite pas m’exprimer sur l’aspect juridique de l’affaire. En revanche – et sans volonté aucune de juger ce qu’a choisi de faire un concurrent – il me semble qu’on a là une sorte de passage en force. J’ai été étonné par l’annonce de la sortie du nouvel album de Gaston alors que la personne dépositaire du droit moral n’était pas favorable au projet.

Comment s’exprime la volonté d’un auteur en ce qui concerne le devenir de son œuvre après sa mort?

Chez Casterman, on compte trois cas emblématiques. On a l’œuvre de Hergé, où l’auteur a exprimé à de nombreuses reprises le souhait que Tintin ne lui survive pas sous forme de bande dessinée, volonté qui a été respectée par les ayants droit Fanny (NDLR: Vlamynck, seconde épouse de l’auteur) et par son mari Nick Rodwell. Il n’a jamais été question de revenir sur cette décision, bien qu’il n’y ait pas d’écrit testamentaire. A partir du moment où le droit moral est transmis aux ayants droit, c’est à eux de décider. Si vous héritez d’un château et que vous décidez d’en raser une aile, vous pouvez le faire. Si vous préférez restaurer la toiture et rénover, vous le pouvez également. A contrario, si on prend l’exemple de Jacques Martin, auteur des séries Alix et Lefranc, on constate qu’à de nombreuses reprises, il a exprimé dans des interviews qu’il n’était pas opposé à la poursuite de l’œuvre. C’est aussi le cas de Hugo Pratt, qui a clairement déclaré à la télévision qu’il voulait que Corto lui survive. On a donc les deux cas de figure: l’œuvre qui s’achève avec la mort de l’auteur parce qu’il l’a décidé et celle qui se poursuit pour les mêmes raisons.

Contrôler les parodies qui circulent sur Internet est compliqué, mais on est parvenus à faire fermer des sites.

Aujourd’hui, les auteurs ont-ils davantage tendance à exprimer leur volonté contractuellement, pour éviter de futurs problèmes d’interprétation?

A la rentrée, nous allons publier le tome 10 des Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, de Tardi. Nous avons eu une discussion avec lui la semaine qui a suivi l’annonce de la reprise de Gaston. Il m’a clairement fait savoir que ce dixième album serait le dernier de la série, qu’il n’y en aurait plus après. Mais j’ignore encore si cette décision sera contractualisée et quelle serait la valeur de ce contrat dans la mesure où ses droits seront transmis plus tard à ses héritiers. Pour reprendre l’exemple du château dont vous héritez, même si vos parents vous ont dit de ne pas toucher à la déco, ça reste à vous d’en décider. Ceci dit, en toute honnêteté, si demain Fanny Vlamynck et Nick Rodwell nous appellent en disant qu’ils souhaitent faire un nouvel album de Tintin, il y aura trois personnes en moi: le passionné de bande dessinée un peu radical qui dirait que l’œuvre est achevée et qu’il n’y a aucune raison de la poursuivre, l’enfant qui aurait bien aimé lire une histoire inédite de Tintin et celui qui travaille dans une entreprise et qui se dit que ce serait formidable pour financer d’autres projets. Ce serait un véritable cas de conscience.

Benoît Mouchart, directeur éditorial BD chez Casterman. © dr

Sexisme, racisme, antisémitisme: Tintin, publié chez Casterman, a été plusieurs fois pris dans la tourmente. Comment une maison d’édition gère-t-elle le droit moral d’un tel auteur?

Le rôle de l’éditeur est de permettre que l’œuvre soit diffusée et comprise, donc il faut contextualiser, expliquer pourquoi et comment cette œuvre a été réalisée. Mais notre rôle est évidemment de défendre nos auteurs.

Pourquoi ne pas préfacer les albums?

On en a beaucoup discuté mais, à ce moment-là, ce n’était pas le souhait de l’ayant droit. On est en train de préparer une édition colorisée de la première version des Cigares du Pharaon, qui sortira à la rentrée, et on a prévu une préface expliquant la genèse de l’album. Comme quoi, en discutant, parfois les choses peuvent évoluer.

Casterman édite aussi Martine, dont les couvertures font l’objet de parodies sur les réseaux sociaux. Celles-ci déplaisent fortement aux héritiers de Marcel Marlier. Comment défendez-vous leurs intérêts?

On attaque. Casterman édite des dérivés, Martine au Louvre et Martine à Versailles mais ça reste les dessins de Marcel Marlier. Le texte a été changé avec l’autorisation des ayants droit et les personnages ont été incrustés dans des photos des lieux. Il est vrai que contrôler ce qui circule sur Internet est plus compliqué. Mais on est quand même parvenus à faire fermer des sites.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire