A quelques exceptions près, la carte mondiale de l’obésité correspond à celle de la prospérité. © getty images

Obésité, cancers, maladies chroniques… « Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies »

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Les activités humaines engendrent de plus en plus de maladies et de morts. Pour l’épidémiologiste Jean-David Zeitoun, il faut pousser les industries pathogènes à se reconvertir.

Etrange paradoxe: la société produit de plus en plus de maladies dont elle ne veut pas, tout en faisant toujours davantage d’efforts pour essayer de les traiter. L’industrie fossile, la chimie et la transformation alimentaire sont des secteurs en croissance, tout comme progressent aussi les dépenses générées par les maladies chroniques (cancers, maladies cardio- vasculaires, diabète, hypertension…) causées par ces activités pathogènes.

«Des industriels exposent les citoyens à des risques pour produire plus, et moins cher, tandis que les leaders politiques ne protègent pas efficacement leurs populations», dénonce l’épidémiologiste clinique Jean-David Zeitoun dans son nouvel essai, Le Suicide de l’espèce. Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies (1). Une nouvelle forme de discours décliniste? «Je n’annonce pas la fin de la civilisation, réplique le Dr Zeitoun. Je cherche simplement une explication à une anomalie de masse. La société mondiale envoie une image absurde, qui n’est pas un produit du hasard mais le résultat du désordre, d’un dérapage du libéralisme. Il n’y a pas de fatalité au suicide de l’espèce. Sortir d’une logique de croissance effrénée productrice de maladies aurait un coût, mais il serait compensé par une baisse substantielle des dépenses en soins de santé

«Je n’annonce pas la fin de la civilisation. Je cherche une explication à une anomalie de masse.

Jean-David Zeitoun

Un plaidoyer pour la décroissance? «Le concept de la décroissance est scientifiquement complexe et socialement inflammatoire. Néanmoins, pour améliorer la santé de la population, il faudrait, au minimum, une réduction de l’activité des industries polluantes et de la consommation d’aliments ultratransformés, qui augmentent les risques de maladies chroniques. Les politiques sanitaires actuelles sont inefficaces car elles se contentent surtout de convaincre les citoyens de changer leurs comportements, alors que nos gouvernants devraient prioritairement s’attaquer aux conditions de production qui favorisent les maladies. Miser essentiellement sur l’éducation du public et l’effort individuel pour améliorer la santé humaine est une stratégie vaine. Nous n’avons pas toutes les clés de notre santé.»

Des lois ont permis de réduire les émissions de certains polluants. Mais les Etats doivent aller plus loin.
Des lois ont permis de réduire les émissions de certains polluants. Mais les Etats doivent aller plus loin. © getty images

La santé humaine fragilisée

La santé et l’espérance de vie ne s’améliorent-elles pas avec les progrès de la médecine et de la pharmacie? «Les données récentes sont contrastées, constate Jean-David Zeitoun. Dans plusieurs pays riches, on observe une hausse des maladies cardiovasculaires et de certains cancers, voire une baisse de l’espérance de vie, indépendamment de l’impact de la pandémie de Covid-19.» L’auteur cite deux cas parmi d’autres: le Royaume-Uni a vu remonter les courbes de mortalité infantile et celles des femmes âgées. En France, la mortalité des bébés de moins d’1 an augmente depuis 2012, en raison, semble-t-il, de l’état de santé des mamans.

«En Occident, la santé humaine ne s’améliore plus de façon nette, résume le médecin. On ne peut prédire son évolution. Après une période de guerre ou d’épidémie, on constate habituellement un retour aux niveaux d’avant la crise. Cette fois, cela ne se vérifie pas. La régression n’est pas accidentelle. Elle a pour origine la croissance sans contrôle de l’économie pathogène.»

La santé humaine a commencé à s’améliorer dans les pays occidentaux vers le milieu du XVIIIe siècle. Les pays défavorisés ont suivi le mouvement deux cents ans plus tard. Grâce à la désinfection, à l’eau potable, aux vaccinations… la plupart des humains ne meurent plus avant l’âge de 5 ans, comme c’était encore le cas avant la Seconde Guerre mondiale, mais après 65 ans. La mortalité a baissé et l’espérance de vie a augmenté de manière constante. Premiers humains à avoir bénéficié de ce progrès, les Occidentaux ont gagné en moyenne environ trois mois de durée de vie par an pendant deux siècles et demi. L’espérance de vie stagnait autour de 25-30 ans depuis la transition néolithique, il y a quelque 12 000 ans. Sexes confondus, elle dépasse à présent 80 ans dans une trentaine de pays, dont les deux tiers sont européens. En Belgique, elle est de près de 82 ans, tandis que l’espérance de vie en bonne santé (sans incapacité) s’y élève à 64 ans pour les femmes et 63,6 ans pour les hommes.

Le fléau de l’obésité

Aux Etats-Unis, l’espérance de vie est tombée à 76 ans. Elle a atteint un sommet en 2014, puis a diminué trois années de suite, avant de stagner, puis de rebaisser avec la pandémie. Les chercheurs soulignent l’ampleur des décès par overdose aux opioïdes et la hausse de la mortalité de milieu de vie due au fléau de l’obésité.

Aujourd’hui, plus d’un milliard de personnes dans le monde sont obèses, dont 340 millions d’adolescents et 39 millions d’enfants (données ONU 2022). La carte mondiale de l’obésité correspond à peu près à celle de la prospérité. Exceptions à cette tendance lourde: une dizaine de petites îles du Pacifique, nations pauvres qui comptent 40% à 50% d’obèses, un record mondial. Inversement, le Japon et la Corée du Sud sont des pays riches où le taux d’obésité est inférieur à 5%.

Cette maladie n’est en baisse dans aucun pays. Chez les enfants, sa croissance est deux fois plus rapide que chez les adultes: elle a été multipliée par huit en deux générations. Dans la plupart des pays du Golfe, en Turquie, au Mexique, en Australie et au Canada, plus d’un tiers de la population est obèse. En cause, selon Jean-David Zeitoun: la mondialisation des aliments ultratransformés, qui dans certains pays constituent plus des deux tiers de l’alimentation.

Ces céréales, soupes instantanées, repas surgelés, charcuteries, sodas, steaks végétaux sont relativement bon marché et pratiques, mais la plupart sont riches en sel, en graisses, en sucre et contiennent des additifs artificiels. «Ces produits bénéficient d’un cadre légal et économique favorable, déplore le médecin français. Or, les industriels de l’agroalimentaire ne peuvent plus affirmer qu’ils ne savent rien de leur caractère pervers. Il faut des changements légaux et économiques pour que les consommateurs orientent leurs achats vers des aliments moins transformés. L’offre conditionne les comportements humains. Un pot de pâte à tartiner ou une brioche industrielle devrait coûter trois fois plus cher et un aliment naturel trois fois moins cher.»

Jean-David Zeitoun
Jean-David Zeitoun © National

Pendant des décennies, le gras a été dénoncé par les scientifiques et les médecins comme le principal méchant du jeu alimentaire. Jean-David Zeitoun estime que les effets négatifs des sucres sont bien pires: «Le fructose ajouté est un aliment dont l’organisme n’a pas besoin. Il suscite une addiction et est capté par le foie. A long terme, il provoque une résistance à l’insuline, mécanisme critique du diabète, et altère le cerveau. Les industriels écrèment le lait, se servent de son gras pour faire des fromages transformés et ajoutent du sucre au lait, ce qui le rend pathogène. Un aliment naturel se retrouve ainsi transformé en deux mauvais produits.»

Maladies: «la faute aux pouvoirs publics»

Pourquoi ne parvient-on pas à limiter la liberté d’action des secteurs industriels qui produisent des maladies? «La faute incombe aux Etats, répond l’auteur. Leurs politiques de régulation sont trop laxistes. Laisser le marché faire sa vie sans tenir compte de ses retombées négatives est une erreur de vision. L’attachement inconditionnel des décideurs politiques à la croissance les rend rétifs à de réelles pressions sur les entreprises dont l’activité provoque des maladies.»

Certaines mesures sanitaires publiques ne se sont-elles pas révélées efficaces, notamment contre le tabagisme, l’alco-olisme, le plomb, l’amiante, la pollution de l’air? «De fait, des risques ont été atténués, voire éliminés grâce à la régulation et à la taxation, convient Jean-David Zeitoun. Les Etats devraient s’inspirer de ces réussites pour aller plus loin. Prenez la contamination au plomb: elle a baissé dans la plupart des pays grâce à des interventions légales au cours du XXe siècle. De même, un arsenal de lois et de règles est à l’origine d’une réduction des émissions de certains polluants. Une surveillance de la qualité de l’air permet de réagir si nécessaire. Les interdictions de fumer dans les lieux publics, la limitation des points de vente de cigarettes et l’augmentation des accises diminuent le tabagisme, principale cause évitable de décès dans le monde. C’est un exploit car la nicotine est addictive.»

Pour le scientifique, littéralement et légalement, produire des risques mortels de masse en le sachant mais sans le dire est un crime. «Les crimes industriels sont attaquables et valent bien une révolte. Il y a du sens à se révolter contre le suicide de l’espèce par elle-même.» Quelle forme pourrait prendre cette révolte? «Elle passe par les urnes. Elisons des représentants aux solutions réalistes. La démocratie, c’est bon pour la santé. Les statistiques montrent que les pays démocratiques ont une population en meilleure santé que les dictatures.»

En 2019, une étude publiée dans The Lancet reprenait les données sanitaires de 170 pays entre 1980 et 2016. Conclusion des auteurs: les pays qui ont adopté pendant cette période la démocratie enregistrent une baisse des maladies cardiovasculaires, des cancers et des cas de cirrhose. «Quand les élections sont libres et justes, les leaders politiques sont plus incités à prioriser les dépenses de santé, commente l’épidémiologiste. Ils sont plus ouverts aux critiques et propositions des groupes sociaux. Les autocrates, eux, n’ont pas ces préoccupations et sont beaucoup plus sensibles au lobby militaire et aux intérêts du business.»

(1) Le Suicide de l’espèce. Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies, par Jean-David Zeitoun, Denoël, 243 p.

Jean-David Zeitoun participera à un débat animé par Le Vif le 1er avril, de 15 à 16 heures, à la Foire du livre de Bruxelles, sur la scène «Place de l’Europe».

80%

environ des espaces d’achat des supermarchés sont occupés par des aliments ultratransformés.

9 millions

des décès par an dans le monde sont causés par la pollution, soit 16% du total.

2,5 milliards

de personnes dans le monde sont en surpoids, dont plus d’un milliard sont obèses.

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