© Anthony Dehez

Yves Warnant : «Reprendre une société, c’est hériter d’un ADN» (portrait)

Cinéma, chauffage, immobilier, technologie… Le Liégeois Yves Warnant a multiplié les expériences avant de se spécialiser dans l’entrepreneuriat par acquisition. Pour célébrer les fleurons wallons. Et la mémoire de son père.

L’histoire remonte à la fin des années 1970. Ingénieur chimiste devenu agriculteur en Hesbaye, Joseph Warnant rejoint la coopérative familiale La Hesbignonne, spécialisée dans le commerce de gros de céréales. D’abord comptable, il passe directeur général alors que son fils aîné, Yves, est encore enfant. «C’est dans son bureau que j’ai découvert l’informatique et que j’ai fait mes premiers pas de geek», se souvient ce dernier. A la ferme, je ramassais les ballots, les entassais et les entreposais dans le fenil où il faisait 50°C. La paille me collait à la peau à cause de la transpiration et me piquait… J’aimais cette ambiance de travail en famille.»

Après quelques années, un investisseur se présente pour racheter La Hesbignonne. Le paternel analyse les critères de l’offre et en conclut que le repreneur n’est pas suffisamment fiable. «Ça le tracassait beaucoup, je me souviens de la pile monstre de dossiers qu’il entassait à la maison. Il était persuadé que ça ne fonctionnerait pas.» Lors d’une grande réunion des coopérateurs, la majorité vote pourtant en faveur de la vente. Naturellement, l’investisseur et Joseph ne s’entendent pas et celui-ci se retrouve rapidement évincé. Quelques mois plus tard, le groupe tombe en faillite. «D’un coup, tout ce que les agriculteurs locaux avaient bâti ensemble durant des années était perdu.»

L’ancien directeur général tente de comprendre ce qui est arrivé, et de prouver qu’il n’a commis aucune faute – un tribunal le confirmera plusieurs mois plus tard. Las, cette affaire ne cessera de le poursuivre. Condamné à enchaîner des boulots qu’il n’apprécie guère, Joseph développe en moins d’un an un cancer du cerveau, qui lui sera fatal. Yves n’a que 22 ans lorsque son père décède et il se fait la promesse de ne jamais laisser ce genre de situation se reproduire. «Cette histoire tragique démontre l’importance d’une bonne gouvernance: c’est bien beau d’être entrepreneur, mais encore faut-il pouvoir disposer des outils pour convaincre les autres.»

Le rêve Google, la réalité chauffage

Une entreprise technologique, située à moins de cent kilomètres de Liège et dont il peut être actionnaire majoritaire: à peine nous a-t-il accueilli dans son bureau, idéalement implanté entre l’autoroute E40 et la campagne entourant le fort de Barchon, qu’Yves Warnant énonce les trois critères qui l’ont incité à se lancer. Son fonds Arvest Ventures, dont le nom rend hommage aux joyeux moments passés aux champs – «harvest» signifie «moissons», en français – , rachète des start-up et des PME à la tête desquelles il place des jeunes qu’il accompagne et forme au métier de CEO. «Quand on crée une structure, il faut une bonne dizaine d’années et beaucoup de risques pour qu’elle soit éventuellement élue “Gazelle” par Trends-Tendances. En revanche, lors d’une transmission d’entreprise, vous héritez de l’ADN d’un patron qui vous confie son bébé, qui a des clients et un flux de connaissances: en cinq ans, on peut déjà beaucoup avancer.»

Son mantra

«Sans action, le monde serait encore à l’état d’une simple idée.» (Georges Doriot, fondateur de l’Insead)

D’autant que le Momallois d’origine compte à chaque fois sur des moins de 35 ans pour mener la barque. «La plupart n’ont pas grand-chose à perdre: ils n’ont pas d’enfant à l’université ou d’autres obligations leur imposant de s’accrocher à un salaire mirobolant. Ils débordent d’énergie et sont, selon moi, plus à l’écoute et capables d’adapter leur vision qu’un patron d’une cinquantaine d’années.» Yves Warnant a découvert le métier d’entrepreneur par acquisition lors de son passage à l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), en 2009. A Fontainebleau, l’ingénieur civil est stimulé par les connaissances de ses camarades venus des quatre coins du monde, mais c’est auprès du professeur Timothy Bovard, spécialiste de la gestion de sociétés à peine rachetées, qu’il apprend le plus. «Il m’a permis d’approfondir la prise en charge de la communication, des problèmes de commande… Du quotidien. J’ai trouvé fabuleux d’avoir entre 30 et 35 ans, de racheter des entreprises, d’en devenir CEO et de les gérer. C’était exactement ce que je voulais faire en Belgique.»

© Anthony Dehez

A son retour, Yves fait un passage chez Immoweb, en tant que directeur des nouveaux business. Mais les trajets quotidiens vers Bruxelles le fatiguent. De plus, il vient d’être papa pour la troisième fois et la maison familiale doit être rénovée. Bien que ce soit pour embarquer vers l’inconnu, il démissionne. Pendant un an, il se concentre sur sa tribu et les travaux en journée, sur le networking le soir. «Il fallait que je connaisse l’écosystème liégeois, que je sache qui est qui, etc. J’ai apprécié cette période. J’aime rencontrer les gens, m’imprégner de leur personnalité… C’est comme ça que j’ai commencé à créer des liens entre ceux qui veulent développer un projet intelligent et ceux qui cherchent à revendre leur entreprise.»

Son plus gros risque

«Quitter mon emploi chez Immoweb pour me lancer dans l’entrepreunariat sans projet précis, avec la seule volonté de créer ou de reprendre une entreprise.»

Le tout récent businessman fait également connaissance, en 2010, avec Stéphane Dauvister et lui confie d’emblée ses ambitions technologiques. Il rêve «Google», «Netflix» ou «Internet», son interlocuteur lui répond…. «chauffage». La petite déconvenue digérée, Yves Warnant repense aux trois critères qu’il s’est fixés. Dauvister SA est installé à Francorchamps, soit à moins de cent kilomètres de Liège, évolue dans le domaine technologique et cherche un actionnaire majoritaire. «Ça répondait à tout, il fallait que j’y aille. Et puis, c’était un métier avec du sens: Stéphane développait déjà la société dans le créneau du photovoltaïque, alors que tout le monde trouvait encore ça étrange.» Après deux premières années prometteuses qui font passer la structure de quarante à soixante employés, le marché des panneaux solaires s’effondre brutalement. Dans l’urgence, le duo liégeois réduit ses effectifs, renforce le segment «chauffage» et attend que l’orage passe. «On s’est bien relevés, mais ce fut très chaud. Quand vous avez vécu un épisode pareil, que des dizaines de familles dépendent de vous, vous envisagez de chercher à revendre.» Le 9 janvier 2015, Luminus décroche la timbale et devient actionnaire majoritaire. Pendant cinq ans, Yves Warnant accompagne le fournisseur d’énergie et voit la boîte compter près de deux cents salariés, pour devenir l’un des premiers chauffagistes du sud du pays. Puis il cède ses parts. Entre 2013 et 2017, le chiffre d’affaires a grimpé de 9 à 22 millions d’euros. «Cette aventure m’a convaincu que je maîtrisais les bases pour reprendre des entreprises en Wallonie, tout en racontant de belles histoires autour de métiers à valeur ajoutée et ancrés localement.» Arvest Ventures voit le jour en 2019.

Sa plus grosse claque

«Chez le chauffagiste Dauvister, quand le marché du photovoltaïque s’est effondré alors que quasi l’intégralité de mon salaire servait à rembourser les banques. On a dû remercier trente personnes.»

Avoir un impact

«Aujourd’hui, je veux être constamment en mesure d’assurer que telle entreprise, que j’estime vitale pour la Wallonie, puisse rester ici. Souvent, il s’agit de sociétés hyperpointues, dont l’expertise est reconnue par leurs clients mais pas forcément par le grand public. Le défi est de leur offrir davantage de visibilité, pour attirer les talents et faire grandir la structure.» Le serial entrepreneur rachète sa première boîte en 2019, après en avoir visité le siège et s’être assuré du professionnalisme de Luc Barré, fabricant d’équipements de pointe pour les secteurs biotech et bio-pharmaceutique. A l’époque, ce dernier consacre encore une partie non négligeable de sa journée à recevoir sa vingtaine de partenaires pour régler des problèmes ponctuels. Avec son collaborateur Javier Martinez, Yves Warnant lui apporte davantage d’autonomie, prend en charge la gestion des finances, de l’informatique et même du marketing. «Luc est soulagé, on lui offre une meilleure qualité de vie. Trois ans plus tard, il est d’ailleurs encore avec nous et il envisage de continuer. C’est normal: on ne touche pas aux fondamentaux que sont la réputation et la qualité.» Depuis cette première acquisition, de nombreuses autres ont suivi.

Quand il a du temps pour lui, le quadra gratte (parfois) sa guitare et se rend (souvent) au cinéma, notamment celui connecté à l’univers de la science-fiction, «un reliquat de mes années geek». Il est vrai qu’il a toujours aimé la création audiovisuelle. A la sortie de ses secondaires, avant même d’envisager de devenir ingénieur civil, il se lance dans des études d’ingénieur du son à l’IAD. A Louvain-la-Neuve, il participe aux enregistrements tant d’un groupe rock comme dEUS que d’un orchestre philharmonique, mais consacre entièrement sa dernière année au 7e art et fréquente assidûment les salles obscures. Son école lui propose alors d’être preneur de son pour un film d’étudiants internationaux en Afrique du Sud. Sorti en 2000 et remarqué à Cannes, le court métrage The Unique Oneness of Christian Savage raconte l’histoire d’un enfant sauvage qui évolue au milieu des animaux. «Plus tard, j’ai travaillé sur d’autres films comme Savaldor Allende de Patricio Guzmán et Métamorphose d’une gare de Thierry Michel, quand on a suivi Santiago Calatrava et les diverses étapes de l’évolution de Liège-Guillemins. J’adorais ce métier, mais j’ai immédiatement compris qu’il ne serait pas conciliable avec ma vie de famille. Aussi, je me rendais compte qu’au cinéma, le son n’était pas si important que l’histoire, le réalisateur ou les acteurs. J’avais peut-être envie de créer, d’avoir un impact.» D’avoir les outils pour convaincre les chefs d’entreprise. De rendre hommage à son père.

Dates clés

1991 «Sortie de Toto le héros de Jaco Van Dormael, un film qui m’a particulièrement marqué.»

1996 «J’entre à l’IAD, où je découvre comment fonctionnent Internet et Netscape.»

1998 «Je rencontre Valérie, qui est aujourd’hui non seulement mon épouse mais aussi mon associée.»

2009 «Toute ma famille me rejoint à Fontainebleau pendant mon MBA. Nous sommes partis avec deux enfants et revenus avec trois. « 

2019 «Je crée Arvest Ventures. Depuis mes débuts d’entrepreneur, en 2011, j’ai repris quinze entreprises.»

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