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Toute une génération va-t-elle prendre les armes chez nous ?

Pierre Jassogne
Pierre Jassogne Journaliste Le Vif/L’Express

A côté d’une recrudescence de la menace terroriste islamiste, la Belgique risque-t-elle de redécouvrir dans les prochaines années l’action directe, façon CCC, et son long cortège de violence ? Le scénario semble écrit, encore faut-il des acteurs pour l’interpréter.

Dans la nuit du 29 au 30 novembre 2015, deux actes de sabotage ont lieu simultanément en Belgique : le premier concerne l’incendie de quatre boitiers électroniques situés le réseau ferroviaire à grande vitesse, le long du viaduc d’Arbre, dans l’entité d’Ath. Toute la circulation de Thalys est restée paralysée ce lundi-là, un jour où différentes délégations internationales devaient se rendre de Bruxelles à Paris pour le début de la COP21. Le deuxième sabotage ne visait pas moins que la caserne militaire des forces spéciales de l’armée belge et du renseignement militaire à Heverlee dans le Brabant flamand, et cherchait à piéger cinq véhicules militaires avec des bombes incendiaires artisanales. Le système d’allumage ne semble s’être pas déclenché, mais le message ne peut être plus clair : vous occupez les rues de Bruxelles, mais vous ne serez jamais à l’abri d’un acte de sabotage… Deux événements simplement subversifs, sans aucun lien avec l’islamisme, et passés quasi inaperçus dans un pays, à l’instar de sa capitale, encore en état de lockdown, bouffé par la panique et le risque d’un attentat. Mais ces deux escarmouches donnent sans doute raison au journaliste du Soir Alain Lallemand, qui, dans son nouveau roman, Et dans la jungle, Dieu dansait (Editions Luce Wilquin, parution ce 22 janvier), voit se réveiller dans une Europe en état d’essoufflement général l’action directe, l’action armée, du genre Bande à Baader, qui, à coups de bombes artisanales, de mitraillages aveugles ou, qui sait, de voitures piégées, cherchera dans les prochaines années à polariser les sociétés et à provoquer une réaction brutale des Etats démocratiques, pour que ceux-ci révèlent leur vraie nature, forcément autoritaire. Après tout, depuis Napoléon, chaque génération a pris les armes, non ? Mais est-ce un scénario plausible à l’heure des guerres irrégulières ? « On a vu en France, en Grande-Bretagne, au Canada, des patrouilles de militaires être attaquées. En France comme en Belgique, on demande aux militaires de se rendre au bureau en civil pour éviter ce genre de choses », rappelle Jean-Yves Camus, politologue et spécialiste des nationalismes et extrémismes en Europe. Quant aux sabotages, l’expert français relativise : « cela reste des incidents beaucoup moins violents que dans les années 70/80. Généralement, ce sont des heurts très circonscrits, impliquant peu de personnes. On n’est pas du tout dans une résurgence de l’action directe avec des phénomènes de déstabilisation tels qu’on les a connus il y a trente ans. » Apparemment, le phénomène serait derrière nous : « Tous ces mouvements ont été démantelés et ils n’existent pas de nouvelles générations enclines à passer à la lutte armée, rappelle Jean-Yves Camus. « Quant au terrorisme d’extrême-droite, il existe depuis longtemps mais surtout dans des pays, comme les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, où tous les ans, les services de renseignement déjouent une série d’attentats qui n’ont ni la sophistication, ni l’appareil logistique des attentats islamistes, quoi qu’étant de potentiels attentats meurtriers. »

Pour Gérard Chaliand qui a vécu pendant plusieurs années dans les maquis d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine et publié de nombreux ouvrages sur le terrorisme et la guérilla, il n’y pour l’instant qu’une menace essentielle : « elle vient, qu’on le veuille ou non, d’une fraction des djihadistes qui ont le vent en poupe et qui se nourrissent de ce qui se passe entre la Syrie et l’Irak. C’est franchement là qu’il faut se préoccuper de l’avenir, tout le prouve : il suffit de voir ce qui s’est passé ces cinq dernières années, et comment cela s’est accéléré avec la montée de l’Etat islamique. » Quant à un retour de l’action directe, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, le Français estime, lui aussi, le scénario peu probable. « Il n’y a aucun courant qui porte ce retour. Certes, des jeunes d’Europe partent en Ukraine ou à Kobané. Mais c’est une quantité négligeable. On trouve quelques types de gauche, quelques types de droite. Cela ne fait pas brigade internationale. L’appel d’air, c’est pour l’Etat islamique. »

Mais avec sa voix allegro vivace, Chaliand n’exclut pourtant pas une recrudescence de la violence. « Il va y avoir forcément un retour de la violence dans la mesure où les tensions vont être plus vives : on peut parfaitement imaginer, demain, à propos d’un incident imprévisible faisant deux ou trois morts. On ne sait pas qui aura tiré le premier, mais cela provoquera des émeutes qui peuvent se répandre d’un lieu à un autre, radicalisant la situation. Il y aura des émeutes dans les prochaines années. La peur va dominer ; les déchirements communautaires vont s’accentuer au quotidien – à partir d’un incident, avec quelques morts qui seront instrumentalisés par ceux qui souhaitent activement creuser un fossé social et religieux. » Aussi, s’il doit se passer quelque chose, ce sera en réponse, selon lui, à une crise menée par les pro-djihadistes qui ont intérêt à pousser l’ultra-droite à casser du musulman indistinctement. « C’est aussi simple que cela, c’est ce qu’on appelle une stratégie de la tension. C’est cela qui nous pend au nez, beaucoup plus que tout le reste. » Ceci dit, dans sa récente Histoire du terrorisme, Gérard Chaliand explique que le terrorisme islamiste n’aura, avec le recul, pas plus d’incidence sur l’histoire que les attentats anarchistes du XIXe siècle. « Si tant de gens voient dans tout ceci une catastrophe inédite, c’est parce que l’Occident ne veut plus mourir. Tout le monde a peur de tout dans notre société ! Aujourd’hui, on ne fait que patauger dans les caillots de l’Histoire et le reste, comme parler de guerre en France, ce n’est que de l’inflation verbale. »

Derrière cette inflation verbale, peu de chance de trouver une lutte finale, en somme : la vraie inquiétude serait aujourd’hui surtout politique. « Pour une série de raisons, le niveau politique n’a pas la mentalité nécessaire pour résoudre de pareilles problématiques : il travaille sans stratégie, au sens militaire, ce qui aboutit à des mesures inappropriées telles qu’on a vues avec la mise en place du niveau 4 à Bruxelles. Tout cela fragmente le corps social, qui est la dernière ligne de défense et l’enjeu de toute opération ennemie », analyse, de son côté, Joseph Henrotin, chargé de recherches au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (CAPRI). « Il y a moyen de préparer les populations, afin d’enlever l’effet de choc et de surprise de toute attaque, en donnant des informations en qualité et en quantité. Mais en Belgique, jusque dans les années 2000, on s’est dit qu’un attentat était impossible. Après, on s’est dit que c’était possible, mais pas plus qu’ailleurs. Du coup, sur les aspects de communication de crise, il y a un déficit clair, et c’est pour cela que tout ce qu’on voit est très inquiétant : le politique court bille en tête vers des approches ultra-sécuritaires qui ne résolvent absolument rien et qui menacent la capacité de résilience de toute la société. »

Alors que la Belgique, comme l’Europe, changent, semblant de plus en plus injuste, voire même de plus en plus sécuritaire, il n’est pas vain de se rappeler la réponse d’un colonel américain, Gary Wilson, quelques mois après les attentats de 11 septembre 2001. Ce dernier affirmait que la riposte devait être avant toute chose morale : « il faudrait miner les causes de la guérilla, et détruire la cohésion en démontrant l’intégrité et la compétence du gouvernement à représenter et servir le peuple ; prendre l’initiative politique de déraciner et punir de manière visible la corruption ; identifier visiblement le gouvernement central avec des réformes locales (tant politiques qu’économiques et sociales) en vue de lier le gouvernement aux espoirs et besoins du peuple, gagnant en cela son support et confirmant la légitimité du gouvernement… » (1) Comme quoi, certains combats valent toujours la peine d’être menés, même sans arme.

(1) « 4GW » : la guerre nouvelle est arrivée, Le Soir, 10 septembre 2002.

Le dossier « Aux armes, citoyens? », dans Le Vif/L’Express de ce jeudi. Avec:

– l’édito: « En route vers une révolte armée? »

– l’interview d’Alain Lallemand: « Il y a une rage qui va beaucoup plus loin que nos indignations polies »

Le réveil de la Force en Belgique

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