Tom Naegels
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Tom Naegels: « La Belgique n’a jamais voulu devenir un pays d’immigration »

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La Nouvelle Belgique. Une histoire de l’immigration en Belgique est sacré «livre le plus important de l’année en Flandre et aux Pays-Bas». Ce phénomène migratoire n’est en rien une anomalie, soutient son auteur, qui n’a toujours pas trouvé l’apaisement.

Il croyait pouvoir boucler le sujet en trois ans, il se prépare à lui en consacrer cinq de plus pour l’épuiser totalement. «J’étais sans doute un peu naïf de croire que je pouvais rédiger dans ce laps de temps une histoire globale de l’immigration belge de la Libération, en 1944, à nos jours», confesse Tom Naegels, 47 ans. Cet Anversois, germaniste de formation, écrivain et chroniqueur au Standaard, a donc posé sa plume une fois parvenu en 1978, année de l’élection du premier député Vlaams Blok. Il s’apprête à la reprendre pour mener à bon port cette histoire au travers d’une période houleuse dominée par la crise, la montée des peurs et des extrémismes, balayée par un vent mauvais qui souffle sur la présence de l’autre, de l’étranger.

Le regroupement familial, aujourd’hui souvent présenté comme un frein à l’intégration, était à une époque considéré comme essentiel à son succès.

La Nouvelle Belgique. Une histoire de l’immigration 1944-1978 (1), publié en néerlandais et en français, a émergé parmi quelque quatre cents ouvrages en lice pour cette première édition du «livre le plus important de l’année en Flandre et aux Pays-Bas», dans la catégorie non fictionnelle. Le jury belgo-néerlandais composé de journalistes, philosophes et historiens, a salué l’approche critique et empathique avec laquelle ce thème éminemment sensible est abordé à l’intention du grand public. Belgique, terre d’accueil? Tout est beaucoup plus nuancé et compliqué que cela…

Ce prix du plus important livre non fictionnel de l’année en Flandre et aux Pays-Bas, est-ce une façon de rendre hommage et justice aux immigrés venus chercher une nouvelle vie, si possible meilleure, sous nos latitudes?

C’est une manière de reconnaître l’importance du thème de l’immigration qui, avec le changement climatique, représente selon moi l’enjeu majeur auquel est confronté le continent européen depuis des décennies.

«La Belgique a toujours été une terre d’accueil», affirmait le roi Baudouin dans son discours de Noël en décembre 1966. «Vu l’exiguïté de son territoire et la densité de sa population, la Belgique n’est point une terre d’immigration», déclarait le gouvernement belge en place vingt ans plus tôt. Qui, des deux, avait raison?

Ces points de vue en apparence contradictoires constituent le fil rouge de cette histoire de l’immigration. La Belgique ne s’est jamais perçue comme un pays d’immigration, dans le chef des gouvernements comme dans les mentalités et la culture. C’est l’idée que l’immigration doit toujours rester une exception qui prédomine. Le discours du roi se plaçait sur le plan moral, relevait d’une vision idéale d’un pays au caractère hospitalier, tolérant, ouvert aux autres et non raciste. Les gouvernements, eux, tout comme l’ensemble des partis politiques, ont toujours considéré que notre pays n’avait pas les capacités, en matière d’emploi ou de logement, notamment, d’absorber une immigration trop importante et qu’il y avait dans le chef de la population un seuil de tolérance à ne pas franchir. Tous les partis en Flandre s’accordent pour dire qu’il faut réduire l’immigration mais aussi traiter correctement les immigrés présents chez nous et leur accorder plus ou moins les mêmes droits qu’aux Belges. L’ idée d’un retour des étrangers dans leur pays d’origine, agitée dans les années 1980, a été jugée toxique en raison de la percée du Vlaams Blok dans le paysage politique flamand.

Le droit de vote aux immigrés, pas question pour le Vlaams Blok. La percée du parti en Flandre a permis à la Belgique francophone de se profiler comme tolérante par opposition à une Flandre taxée de raciste.
Le droit de vote aux immigrés, pas question pour le Vlaams Blok. La percée du parti en Flandre a permis à la Belgique francophone de se profiler comme tolérante par opposition à une Flandre taxée de raciste. © belga image

L’immigration serait donc l’histoire d’un grand malentendu?

Il y a là un paradoxe intéressant qui explique, selon moi, la façon quelque peu atypique dont une majorité de Flamands envisage l’immigration, qui est perçue de manière négative, uniquement comme un problème ou une erreur du passé. Elle est vue comme l’histoire d’autres gens, parallèle à l’histoire «ordinaire» de la Belgique.

Retracer l’immigration, est-ce nécessairement raconter une triste histoire?

C’est en tout cas une histoire de frictions et de heurts qui n’a pas encore connu de happy end, à l’inverse de celle du mouvement ouvrier qui a débouché, à partir de la misère vécue au XIXe siècle, sur les conquêtes sociales comme la sécurité sociale et le système des pensions. L’immigration, à ce jour, ne connaît pas encore d’issue heureuse. Elle a débuté dans un contexte de grande misère, de grande pauvreté et de dures conditions de travail dans les mines, contexte qui, avec le temps, a acquis une dimension romantique. Mais cette immigration a aussi eu beaucoup d’effets positifs, parce qu’elle a signifié un meilleur bien-être matériel pour nombre d’immigrés. Les enfants de l’immigration vivent souvent mieux que leurs parents.

Les immigrés n’ont-ils jamais été autre chose que des bras appelés à combler les besoins du marché du travail?

C’est l’histoire de gens pauvres qui migrent vers des pays riches à la population vieillissante et déclinante, pays qui cherchent à satisfaire les besoins de leur marché du travail, à l’image de ce qui s’est produit au XIXe siècle avec l’exode rural vers les villes industrielles.

Les ouvriers étrangers morts sur les chantiers de la Coupe du monde au Qatar ne sont-ils pas aujourd’hui les immigrés italiens d’hier, victimes d’un travail dangereux dans les mines belges dans l’après-guerre?

Le parallèle serait sans doute exagéré. Les autorités belges n’ont jamais eu pour arrière-pensée que la mort de travailleurs étrangers ne serait pas si grave que cela. Elles n’ont pas fait preuve d’insensibilité extrême envers le sort de ces travailleurs effectivement soumis à des conditions pénibles et dangereuses.

Le canal du regroupement familial métamorphose le visage de l’immigration. Les Belges autochtones qui assistent alors à une croissance rapide de la présence étrangère la ressentent souvent comme une expérience traumatisante. Aurait-on pu l’éviter?

Oui, en ne permettant pas ce regroupement familial. Sauf que la Belgique en était fière, elle l’a financièrement encouragé par de multiples mesures, notamment pour des motifs humanitaires, par souci d’améliorer le bien-être du travailleur immigré en faisant venir sa famille auprès de lui. Sur ce plan, la Belgique a d’ailleurs été plus loin que d’autres pays européens. Ainsi, le regroupement familial, aujourd’hui souvent présenté comme un frein à l’intégration, était à une époque considéré comme essentiel à son succès. On aurait pu aussi imposer une dispersion territoriale des familles immigrées, une option qui a été envisagée lorsque certaines communes bruxelloises, comme Schaerbeek et son bourgmestre Roger Nols, ont réclamé un arrêt des inscriptions si le nombre d’étrangers installés sur leur territoire était à ce point élevé qu’il menaçait l’ordre public. Mais un tel mécanisme aurait été juridiquement incompatible avec la liberté de choisir son lieu de résidence.

Peut-on faire de l’histoire de l’immigration en Belgique une lecture communautaire? Que révèle-t-elle?

Une dynamique communautaire a clairement été à l’œuvre. A ce propos, l’absence, quasi miraculeuse à l’échelle de l’Europe d’aujourd’hui, d’un parti anti-immigrés qui ait un jour connu un réel succès en Belgique francophone m’intrigue beaucoup. Je n’ai toujours pas trouvé d’explications convaincantes à ce qui reste pour moi un mystère. Est-ce un pur hasard, est-ce lié à l’absence de politiques assez talentueux pour capitaliser sur le thème de l’immigration? On peut avancer comme hypothèse le fait qu’ économiquement parlant, la Wallonie performe moins bien et engendre ainsi moins de ressentiment de classes. L’ évolution rapide de la Région bruxelloise en un territoire à la diversité multiculturelle importante explique peut-être la perte de l’intérêt qu’il pouvait y avoir à y jouer la carte électorale de l’anti-immigration. Je privilégie l’idée que la percée du Vlaams Blok en Flandre a permis à la Belgique francophone de se profiler comme tolérante par opposition à une Flandre taxée de raciste. Alors que, comme l’a démontré une étude, l’attitude négative à l’égard du phénomène de l’immigration ne diffère guère en Wallonie et en Flandre. Il existe donc dans le sud du pays un potentiel pour l’irruption d’un parti à caractère raciste.

Tom Naegels ne pense pas que l'entrée du Vlaams Belang au gouvernement à l'issue des prochaines élections, en 2024, serait la fin du monde.
Tom Naegels ne pense pas que l’entrée du Vlaams Belang au gouvernement à l’issue des prochaines élections, en 2024, serait la fin du monde. © id/photo agency

La Flandre entretient-elle une sensibilité particulière à l’égard de l’immigration?

Elle témoigne d’une plus grande sensibilité à la question du multilinguisme. Le fait que le processus d’immigration ait débuté en Wallonie et qu’il ait percé plus tardivement à Bruxelles et en Flandre a joué un rôle important. Il faut replacer cet enjeu dans le contexte de l’émergence des tensions communautaires au cours des années 1960 qui ont débouché sur la notion de bloc linguistique, singulièrement en Flandre où l’on aspirait à vivre en communauté homogène en faisant disparaître l’usage du français, à l’école ou à la messe par exemple. Là-dessus vient se greffer l’arrivée d’autres communautés qui parlent également d’autres langues que le néerlandais et ces migrants, de surcroît, se mettent à parler plus vite le français que le néerlandais, ce qui est une nouvelle source de grande frustration. Certains nationalistes flamands attribuent alors aux migrants le rôle des francophones en refusant d’apprendre le néerlandais ou de s’adapter à la culture locale.

La probabilité est grande que le Vlaams Belang aura plus à gagner à gouverner avec la N-VA que l’inverse.

L’approche différente entre le nord et le sud du pays à l’égard de l’inburgering, ou processus d’intégration civique, en est-elle un indice?

Il est assez remarquable de constater que c’est la partie du pays où la question migratoire est politiquement la plus sensible, où le rejet de l’immigré se manifeste le plus puissamment si l’on mesure les résultats électoraux, qui mène la politique la plus énergique pour favoriser l’intégration des immigrés. Quant au succès que l’on peut attribuer à l’inbur- gering (NDLR: programme d’intégration civique, en partie obligatoire, en vigueur depuis 2003 à l’intention des primo-arrivants en Flandre ), il dépend de l’objectif qu’on lui fixe. Dispenser des cours d’intégration, c’est très bien mais ce serait une énorme illusion de croire que ces leçons pourront accélérer le processus de socialisation des nouveaux arrivants. L’ évaluation de l’inburgering a montré que le volet social et culturel de ce mécanisme d’intégration fournit peu de résultats probants, ce que je trouve logique d’ailleurs.

Est-ce la peur de l’immigration qui a engendré la naissance du Vlaams Blok /Belang? Sans immigrés, pas de parti xénophobe?

L’immigration est un facteur important du succès durable du Vlaams Blok mais elle n’est pas à l’origine de sa création. L’idée nationaliste cultivée par Karel Dillen (NDLR: le fondateur du parti, décédé en 2007) allait beaucoup plus loin que la question de l’indépendance de la Flandre. Dillen manifestait une vision identitaire, davantage dominée par un rejet viscéral des progressistes autochtones que par le rejet des francophones ou des migrants, tant il était convaincu que l’idéologie progressiste mine de l’intérieur la culture flamande et menace l’identité du peuple flamand. Ce ne sont donc pas les migrants mais leurs propres compatriotes, ces Flamands progressistes, que les fondateurs du parti tiennent pour responsables. A leurs yeux, la reconnaissance des droits des homosexuels, l’égalité des genres, la liberté sexuelle, mais aussi l’américanisation de la société sont antithétiques à la culture flamande. Ils sont guidés par l’obsession de la culture humaniste de l’après-guerre, par l’idée que tout change trop vite et que les traditions sont en danger. Le rejet actuel du wokisme, dans lequel investit beaucoup le Vlaams Belang, comme la N-VA d’ailleurs, est un héritage de cette méfiance envers ce qui est de gauche au sens large. Seulement, les dirigeants du Vlaams Blok constatent que faire campagne sur l’immigration est plus porteur électoralement que faire campagne sur le refus de l’ avortement ou la question des homosexuels. La peur et le profond pessimisme qui se mettent à régner sur le thème des migrants deviennent les symboles les plus visibles d’un malaise plus profond. C’est la perte générale de confiance envers les institutions et toute forme d’autorité qui, à mon sens, représente la principale motivation immédiate des électeurs du Vlaams Blok puis du Vlaams Belang.

(1) La Nouvelle Belgique. Une histoire de l’immigration 1944‑1978, par Tom Naegels, Racine, 2021, 415 p.
(1) La Nouvelle Belgique. Une histoire de l’immigration 1944‑1978, par Tom Naegels, Racine, 2021, 415 p. © National

Le Vlaams Belang serait aux portes du pouvoir, si l’on en croit les derniers sondages qui en font le premier parti de Flandre dans les intentions de vote. La perspective de le voir y accéder et de le «mouiller» aux affaires ne finirait-elle pas par devenir souhaitable?

L’idée derrière le cordon sanitaire (NDLR: accord politique scellé en 1989 entre partis démocratiques flamands pour empêcher toute participation au pouvoir de l’extrême droite) est que la démocratie ne doit pas tolérer que les antidémocrates utilisent les moyens de cette même démocratie pour parvenir au pouvoir. Derrière cette position domine implicitement la crainte qu’un Vlaams Blok qui accéderait au pouvoir ne s’en détournera jamais et que lui permettre de gouverner reviendrait à transformer la Belgique en dictature, par comparaison avec l’ascension d’Hitler au pouvoir par la voie des élections en 1933. Je ne partage pas cette crainte extrême, elle me paraît aujourd’hui exagérée. Si le Vlaams Belang devait gouverner à l’échelon fédéral ou flamand et qu’il devait perdre ensuite les élections, je ne le vois pas se lancer dans une forme de trumpisme visant à ne pas vouloir céder le pouvoir. La nouvelle génération à l’œuvre dans ce parti manifeste suffisamment de respect pour les règles du jeu démocratique, dans la victoire comme dans la défaite électorale. Dès lors, si l’on accepte ce raisonnement en rejetant cette perspective de l’avènement d’une dictature, il faut, par principe, permettre à un Vlaams Belang qui deviendrait le plus grand parti de Flandre à l’issue des prochaines élections, en 2024, de gouverner, conformément aux règles du jeu démocratique. Je ne pense pas non plus que ce serait la fin du monde.

Un Vlaams Belang au pouvoir, tempéré par un nationalisme inclusif en version N-VA comme partenaire au gouvernement?

Le nationalisme de la N-VA est naturellement plus inclusif, plus tolérant, que celui du Vlaams Belang, et dans la tête des gens qui ont fondé la N-VA, il existe de grandes différences entre leur nationalisme de droite et celui du Vlaams Belang. La N-VA, de façon crédible à mes yeux, a toujours considéré que le lieu d’origine de la personne ne joue aucun rôle, que tout le monde est le bienvenu, tout en exigeant que les nouveaux arrivants s’assimilent dans une très large mesure à la culture flamande. La N-VA a joué un temps ce rôle de rempart face au Vlaams Belang en attirant nombre de ses électeurs. Il y a eu un certain soulagement à trouver ainsi une alternative de droite beaucoup plus démocratique face à laquelle le Vlaams Belang allait se ratatiner. Mais ce pari n’a eu qu’un temps et, en ce moment, je dirais que la stratégie de Bart De Wever a fait davantage le succès du Vlaams Belang que le sien. A côté des principes, il y a donc aussi une dimension stratégique. Si ces deux grands partis gouvernent ensemble, la probabilité est forte que les différences entre eux deviennent moins nettes et que le Vlaams Belang aura plus à gagner à gouverner avec la N-VA que l’inverse.

Bio express

1975 Naissance, à Anvers. Etudie les langues germaniques à l’UAntwerp.

1993 Publie un livre de poésie. D’autres productions littéraires suivront.

1999 Débute comme journaliste au journal anversois De Nieuwe Gazet.

2003 Devient chroniqueur au journal De Standaard.

2011-2016 Médiateur au Standaard.

2022 Remporte le premier «Prix du livre le plus important de l’année en Flandre et aux Pays-Bas» pour La Nouvelle Belgique. Une histoire de l’immigration 1944-1978, sorti en 2021.

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