Thomas Gunzig prend la pose dans la salle de fitness de Fort Jaco, à Uccle, où il entretient sa condition physique. © SAMUEL SZEPETIUK

Thomas Gunzig : « Nous avons besoin d’une violence codifiée »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

A quel sport vouent-ils une véritable passion ? Pourquoi ? Depuis quand ? Et avec quel impact sur leur vie, privée comme professionnelle ? Cette semaine : l’écrivain Thomas Gunzig explique comment le karaté l’a révélé alors qu’il était un enfant en manque de confiance. Et pourquoi la boxe est un exutoire à la violence de la société actuelle.

Ecrivain ou scénariste, au cinéma avec Jaco Van Dormael ou en bande dessinée, Thomas Gunzig déploie un imaginaire extraordinaire. Chroniqueur dans les médias, dont la RTBF, il use d’un punch remarquable pour croquer les personnalités politiques. L’auteur, qui sortira en mai une BD de Blake & Mortimer et, en septembre, son nouveau roman Feel Good avant de réécrire un scénario pour un film avec son ami Jaco, est devenu un homme, un vrai, grâce aux sports : le karaté quand il était enfant et la boxe, depuis trois ans. Quand il en parle, il se révèle tel qu’en lui-même, à la fois facétieux et sans tabous. Cette recherche, comme celle de la création, est une quête existentielle.

Comment le karaté est entré dans sa vie

 » Je viens d’une famille tout à fait formidable, mais purement « intello », où le sport a toujours été inexistant ou, pire, déconsidéré, confie Thomas Gunzig. Nous ne regardions jamais le football, jamais le tennis, jamais les Jeux olympiques et nous ne connaissions pas les noms des sportifs. Il était sous- entendu qu’il s’agissait de gens idiots et que faire du sport était une perte de temps. Moi, j’étais petit, maigrichon, dyslexique, mauvais à l’école, en manque de confiance total. J’étais dès lors une proie facile dans la cour de récréation. La victime parfaite. Je pense que je ne comprenais simplement pas que j’avais un corps.  »

J’étais petit, maigrichon, dyslexique, mauvais à l’école, en manque de confiance total.

Le déclic survient de façon très simple.  » Un jour, j’ai vu un Bruce Lee à la télévision : Opération dragon. Le scénario était très naïf, mais les combats époustouflants. Je me suis dit : « Ça doit être génial ! » J’avais 10 ou 11 ans. Mais il m’a fallu du temps avant de franchir le pas : je pensais que les gens capables de faire ça devaient être des tueurs.  » A 13 ans, le petit Thomas se décide à pousser la porte d’un club de karaté, près de chez lui. Seul.  » J’étais gêné. Le professeur, un colosse avec sa ceinture rouge et blanche de huitième dan, m’a accueilli super gentiment et m’a proposé de faire un essai. En un instant, tous mes a priori sont tombés. J’ai adoré : j’ai compris que j’avais un corps et qu’il avait plein de potentialités même si, au début, ça fait un peu mal.  »

Eduqué dans un milieu très ouvert, l’enfant découvre une autorité martiale qui fait contrepoids. Un virage.  » J’ai pris du plaisir à l’entraînement, j’ai découvert les changements rapides de mon corps, j’ai grandi, j’ai pris de l’assurance, j’ai eu plus de copains… Cela m’a métamorphosé.  » Le karaté accompagne en outre un désir de création artistique. Et lui donne le courage de le mener à bien.  » Les sports de combat requièrent de la détermination. Il ne faut pas avoir peur de se faire mal. Si vous n’avez pas envie d’aller à l’entraînement, il faut se forcer. L’écriture, c’est la même chose.  »

Mon inspiration - Bruce Lee
Mon inspiration – Bruce Lee « Un jour, j’ai vu un de ses films à la télévision : Opération dragon. Le scénario était très naïf, mais les combats époustouflants. Je me suis dit : « ça doit être génial ». J’avais 10 ou 11 ans. »© ARCHIVES DU 7E ART/BELGAIMAGE

Pourquoi il y a un lien avec la littérature

Le karaté et la boxe évoquent, au fond de lui, un rapport diffus à la violence.  » Ce peut être très positif, pour peu qu’on la canalise. C’est une énergie créatrice puissante. Beaucoup de mauvais sentiments sont utiles pour sortir ce que l’on a au fond de soi : la jalousie, l’envie ou la peur. C’est formidable, pour autant que ce soit travaillé, bien sûr. Il y a de merveilleux écrivains qui sont des personnes pleines de rancoeur ou de fureur et qui écrivent pour magnifier ces sentiments.  »

Beaucoup d’auteurs raffolent de ces disciplines.  » Il y a d’ailleurs un cours au Collège de France sur le lien entre littérature et sports de combat, relève Thomas Gunzig. Cela part de l’escrime, des romans de cape et d’épée classiques, jusqu’à la boxe avec des auteurs anglo-saxons comme Ernest Hemingway ou Jack London, au début du xxe siècle. La popularisation des arts martiaux japonais est plus tardive, dans les années 1970. Comme en littérature, il faut savoir se dépasser pour exister.  » Il faut du courage pour monter sur un ring et combattre, davantage encore face à des gens que l’on ne connaît pas. Il en faut autant pour écrire un livre avant de le déposer dans la pile des sept cents ouvrages de la rentrée littéraire. Nous sommes parfois l’objet de critiques méchantes qui s’apparentent à de la violence, surtout sur les réseaux sociaux. Je me suis déjà pris des claques monstrueuses.  » Le karaté sert à se forger une carapace dans l’adversité.

Le sport aide aussi à développer son caractère.  » Je pense qu’il m’a donné une assurance dans de nombreux moments de ma vie, souligne Thomas Gunzig. Pour faire une lecture publique, monter sur une scène ou, à la radio, présenter des billets face à des personnalités politiques qui peuvent être impressionnantes. Je n’aurais sans doute pas osé sans cela, parce qu’il y a une peur instinctive de la réaction de celui qu’on titille. Inconsciemment, le fait de se dire qu’on a les moyens de se défendre au cas où cela tourne mal accroît la capacité d’agir. Mon ami Jaco Van Dormael, quand il a sorti son film Mr. Nobody, a dû faire face à des pressions très fortes de la part de la production. Il a fait de la boxe et cela l’a aidé. Même si l’on reste dans des choses qui sont sublimées, vous savez que vous pouvez gérer les situations.  »

Mon modèle - Vasyl Lomachenko, dit The Matrix
Mon modèle – Vasyl Lomachenko, dit The Matrix  » Je regarde beaucoup de vidéos. Aujourd’hui, il y a ce type que l’on appelle Matrix, l’Ukrainien Vasyl Lomachenko. Avec lui, la boxe devient un art. « © LI MUZI XINHUA/BELGAIMAGE

Pourquoi la boxe, c’est le beau geste

Thomas Gunzig est ceinture marron de karaté. Il n’est jamais devenu ceinture noire.  » Je pense que j’en avais le niveau, mais les katas m’ennuyaient, confesse-t-il. Ce sont ces chorégraphies que l’on doit retenir par coeur et je ne les connaissais pas. Je préférais les combats.  » Il a arrêté…  » Mon professeur, qui était assez âgé, est décédé. Pendant quelques années, je n’ai pratiquement plus rien fait. J’ai été à deux doigts de voir du côté du MMA, ces combats en cage que l’on pratique notamment à Molenbeek, mais c’était loin de chez moi, j’ai des enfants et je n’avais pas trop le temps. Je fonctionne fort à la rencontre et, il y a trois ans, j’ai croisé à ma salle de sports un boxeur bulgare, Ves Trendafilov. C’est un excellent prof. Et il est devenu un copain.  »

Régulièrement, l’écrivain se rend à Vilvorde pour s’entraîner.  » Techniquement, c’est très différent du karaté. C’est même un handicap de l’avoir pratiqué auparavant. Je repars de zéro. Mais c’est un plaisir similaire d’apprentissage, de recherche du beau geste. Quand vous voyez des boxeurs de haut niveau faire du shadow boxing (NDLR : boxer dans le vide en imaginant un adversaire), c’est magnifique. J’aime quand il y a un souci d’élégance. Comme en littérature : j’aime le processus de recherche des personnages, de l’histoire, en essayant que ce soit beau et juste. Trouver son style ! On ne se rend pas compte à quel point ce peut être compliqué d’écrire une scène simple : quelqu’un qui entre dans sa voiture et qui roule sous la pluie… En boxe, c’est tout aussi compliqué de donner un uppercut ou un crochet du gauche, au bon moment, bien exécuté, précis, clair, avec les pieds bien positionnés…  »

Thomas Gunzig passe des heures à regarder des combats sur YouTube.  » Des anciens, des classiques : Mike Tyson, Mohamed Ali, des Anglais et des Russes qui boxent aujourd’hui comme des dieux. Il y a ce type que l’on appelle Matrix, l’Ukrainien Vasyl Lomachenko, le maître de l’esquive. Avec lui, la boxe devient un art.  » Passionné, l’écrivain montre une vidéo sur son téléphone et l’accompagne d’onomatopées :  » Bam bam bam poum, hop il tourne, clak clak clak, il passe derrière à une vitesse fabuleuse hop hop ! Et son adversaire ne le touche pas… « . L’écrivain Gunzig est un personnage de BD à lui tout seul.  » Pour pratiquer la boxe, il faut bien connaître l’autre, son humeur, ses réflexes, l’état de son souffle. C’est très instinctif, il n’y a pas de temps pour la réflexion, il faut suivre cette zone du cerveau qui décode en un instant. Se laisser aller. C’est très gai de sortir d’un schéma très intello. Dans l’absolu, je suis moi-même quelqu’un qui réfléchit beaucoup trop, même quand je boxe. Dans l’écriture aussi, je dois trouver cet équilibre entre le réfléchi et l’instinctif.  »

Réussir aussi à ne pas s’avachir dans le canapé devant un bon film, avec un paquet de chips.  » Heureusement, j’ai cette peur de redevenir celui que j’étais étant tout petit, de disparaître, de ne plus avoir d’argent ou d’être ce petit auteur des années 2000 dont on n’a plus entendu parler. Cela motive. On ne peut pas écrire des petits livres paresseux, il faut aller arracher chaque roman loin au fond de soi. L’entraînement, c’est la même chose.  » Thomas Gunzig s’y adonne cinq fois par semaine pour la condition physique et une à deux fois pour la boxe. Un stakhanoviste.

Mon combat - Contre Luc Pire
Mon combat – Contre Luc Pire  » Mon combat avec l’éditeur à la Foire du livre de Bruxelles, en 2008, c’était une façon élégante de sortir d’un conflit idiot. Nous en gardons tous les deux un supersouvenir et on nous en parle encore aujourd’hui. Nous aurions fait ça devant les tribunaux, franchement, on se serait ennuyés. « © OLIVIER POLET/REPORTERS

Pourquoi tant de violence

Les oeuvres de l’écrivain bruxellois offrent un imaginaire très particulier, parfois trash ou cynique. Ce n’est finalement pas étonnant qu’il apprécie les sports de combat.  » J’aime tout ce qui relève de l’interdit, acquiesce-t-il. Nous sommes dans une société où la violence est omniprésente, sous différentes formes – économique, sociale… – et autorisée. Seule la violence physique est interdite. Dans ces sports, elle est autorisée et balisée. Ce n’est pas la violence sourde des réseaux sociaux. C’est clair, propre et très codifié. Tout au long de mon enfance, on m’a élevé en me disant qu’il ne faut pas taper et je pense que c’est une erreur. Parfois, il faut pouvoir le faire dans un contexte approprié. Frapper au visage, au début, c’est étrange… Mais c’est un exutoire !  »

Il y a onze ans, à l’occasion de la Foire du livre de Bruxelles, Thomas Gunzig avait d’ailleurs porté cette conviction sur la place publique, en défiant son ancien éditeur, Luc Pire, pour un combat afin de récupérer les droits d’un de ses livres.  » Je voulais simplement pouvoir en disposer afin de rassembler mes nouvelles dans un recueil. Luc Pire refusait. J’avais lu qu’il faisait du taekwondo. Pour éviter de recourir à des avocats, je lui ai proposé de régler notre différend lors d’un combat. Il m’a répondu : « D’accord, quel est ton âge, quel est ton poids ? » En proposant de le faire à la Foire du livre. Je voyais cela davantage undercover, dans un sous-sol, mais ce combat a finalement eu lieu.  »

En mars 2008, Thomas Gunzig a battu Luc Pire et récupéré ses droits.  » Sur abandon, se souvient-il. Cela aurait été plus beau de gagner par KO. Mais ce n’était pas du fake, contrairement à ce que certains ont pensé. J’avais d’ailleurs la lèvre ouverte. Le plus fou, c’est qu’il y avait eu des pressions inouïes pour que cela n’ait pas lieu, notamment de la part de la ministre de la Culture, Fadila Laanan. Il y a eu des vigiles qui voulaient nous choper.  » Un combat ancêtre de celui ayant opposé les rappeurs français Booba et Kaaris ?  » Ah non, ça, c’était moche. Ils se sont battus dans un aéroport en se lançant des flacons de parfum. Avec Luc Pire, c’était, au contraire, une façon élégante de sortir d’un conflit idiot. Cela nous a fait plaisir de le faire, on s’est entraînés comme des fous avant et, au fond, peu importe qui gagnait. Nous en gardons tous les deux un supersouvenir et on nous en parle encore aujourd’hui. Nous aurions fait ça devant les tribunaux, franchement, on se serait ennuyés.  » Un duel à l’ancienne. Pour sortir du cadre. Créer. Inventer. Et transcender la vie.

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