Depuis trois ans et demi, le prédateur est de retour dans nos régions. © ROGER HERMAN

Sur les traces du loup en Wallonie

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Persécuté en Europe pendant des siècles, le loup reprend peu à peu ses droits en tant qu’espèce protégée. Y compris en Wallonie, où le retour attendu des premières meutes nécessite un plan d’action. Le Vif/L’Express a suivi ses traces, avec le Réseau loup wallon.

Bistouris, cotons-tiges, pochettes hermétiques… Il ne manque que des rubans de scène de crime. Sur la dépouille de la biquette, Jean-Louis Moyen, agent du Département de la nature et des forêts (DNF) et membre du Réseau loup, prélève des éventuelles traces d’ADN. Au niveau du cou, où elle a été mordue. Au-dessus d’une patte arrière, où les blessures sont encore plus importantes. L’attaque a eu lieu en pleine nuit. Nous sommes à Marche-en-Famenne, dans le petit village d’On, il fait un temps de chien et ça devait précisément en être un, celui qui a tué cette petite chèvre domestique, la plus vulnérable des trois. Si prompts à révéler la présence d’un intrus, les deux imposants bouviers bernois longeant la prairie n’ont peut-être même pas aboyé cette nuit-là. Du moins, personne ne les a entendus. Où et comment l’intrus a-t-il pu franchir la clôture sans y laisser quelques poils ? Mystère. Seule certitude : ce n’est pas le modus operandi d’un loup, dont la présence n’a par ailleurs jamais été détectée dans la commune. Les morsures sont trop petites, les cervicales et la cage thoracique sont intactes. Les prélèvements n’iront probablement pas jusqu’au stade de l’analyse, au laboratoire de l’ULiège.

Le domaine vital d’un loup sédentarisé reste vaste : quelque 25 000 hectares au total.

Dès le premier contact avec le propriétaire de la chèvre, les agents du DNF en étaient déjà presque certains, eux aussi. Mais le Réseau loup wallon (1), qui compte une trentaine de membres, ne néglige aucune piste quand il s’agit d’objectiver le retour de ce grand prédateur dans nos régions. Coordonné par le Département de l’étude du milieu naturel et agricole (Demna) de l’administration wallonne, celui-ci récolte, depuis mars 2017, tous les indices susceptibles d’attester la présence d’un loup : attaques sur des proies sauvages ou domestiques, empreintes, excréments, témoignages visuels… Persécuté pendant deux siècles en Europe de l’Ouest, jusqu’à sa quasi-disparition dans les années 1930, le loup fait partie des espèces strictement protégées depuis la convention de Berne, signée en 1979 et entrée en vigueur trois ans plus tard. Un statut qui lui permet de reconquérir peu à peu des territoires où, après y avoir été tant craint, il suscite désormais la fascination des amoureux de la nature.

A Marche-en-Famenne, des membres du Département de la nature et des forêts prélèvent des traces éventuelles d'ADN sur une biquette attaquée en pleine nuit.
A Marche-en-Famenne, des membres du Département de la nature et des forêts prélèvent des traces éventuelles d’ADN sur une biquette attaquée en pleine nuit.© VALENTIN BIANCHI/HANS LUCAS

Une rencontre avec Akela

Depuis fin 2016, cinq loups différents ont été identifiés avec certitude en Wallonie par le Réseau loup. Parole d’ADN. Si la plupart n’étaient que de passage, l’un d’entre eux s’est installé depuis plus d’un an dans les Hautes-Fagnes, comme le montrent les indices récurrents laissés sur son territoire. Il s’agit d’un mâle baptisé Akela, en référence au chef de meute dans Le Livre de la jungle. Le 13 février 2019, l’ancien journaliste Roger Herman a croisé sa route, alors qu’il photographiait une harde de biches.  » C’était un matin resplendissant, raconte ce baroudeur de 80 ans, secrétaire général de l’association Les Amis de la Fagne. Il y avait encore de la neige et le soleil commençait à poindre. Plutôt que de se diriger vers un fourré habituel, les biches sont curieusement venues dans ma direction, en regardant souvent derrière elles, avant de disparaître dans un petit bois. C’est là que j’ai aperçu une silhouette brunâtre dans un fossé, plus grande que celle d’un renard. J’ai vite compris que c’était le loup. Ma seule crainte était de ne pas avoir le temps de le photographier. Mais j’étais à contre-jour par rapport à lui et il ne pouvait pas sentir ma présence. En flairant la piste des biches, il est venu jusqu’à 30 mètres de moi. L’espace d’un instant, j’ai eu l’impression qu’on se regardait dans les yeux. Sans être apeuré, il a finalement repris sa piste en me contournant. Pour moi, c’est un peu comme si j’avais accompli la quête de la photo exceptionnelle.  »

Même en connaissant parfaitement la région, une telle rencontre demeure rarissime. D’abord parce que le domaine vital d’un loup sédentarisé reste vaste : quelque 25 000 hectares au total, dont un noyau davantage défendu d’environ 10 000 hectares. Ensuite parce que les siècles de persécution ont laissé des traces.  » La nature a peu à peu sélectionné les individus les plus susceptibles de fuir l’être humain « , commente Alain Licoppe, coordinateur du Réseau loup wallon. Cette crainte tend toutefois à disparaître, comme le relève sa collègue Violaine Fichefet, attachée qualifiée au Demna :  » Depuis qu’ils ne sont plus chassés, certains manifestent de la curiosité pour l’homme, sans venir à sa rencontre pour autant.  »

Une centaine de meutes sont recensées en France et en Allemagne. Chez nous, il est illusoire d’espérer croiser la route de plusieurs loups, puisqu’aucun couple n’y est installé à l’heure actuelle. Comme Akela, les quatre autres mâles identifiés en Wallonie étaient tous des dispersants, c’est-à-dire des jeunes contraints de quitter leur meute d’origine pour se trouver un nouveau territoire.  » A partir d’un an et demi, ils en sont éjectés parce qu’ils prennent trop de place et qu’il n’y a pas nécessairement assez de ressources pour tout le monde « , explique Alain Licoppe. Et comme les mâles dispersent autant que les femelles, il est tout aussi probable qu’une femelle arrive bientôt en Wallonie, point de croisement de la lignée italo-alpine, qui traverse la France, et de la lignée d’Europe centrale, en provenance de Pologne.

August a été repéré en... août 2018, deux ans après une première attaque d'un loup en Wallonie.
August a été repéré en… août 2018, deux ans après une première attaque d’un loup en Wallonie.© DR

Aventure en solitaire

Pour ces individus, ce brassage génétique forcé est le point de départ d’un voyage de plusieurs centaines de kilomètres, dans l’attente de découvrir un territoire propice à la chasse et de croiser la route d’un(e) partenaire. Cette aventure en solitaire peut prendre des années. Dès l’été 2018, la louve Naya, repérée dans le Limbourg, a rapidement été aperçue en compagnie d’un mâle baptisé August, au coeur d’un domaine militaire. En mai 2019, des clichés ont même confirmé qu’elle était enceinte. Mais les conclusions de l’enquête de l’agence Natuur en Bos sur sa disparition soudaine n’ont plus laissé de place au doute en septembre dernier : elle a très probablement été abattue par des braconniers. Une corde avec un appât a été trouvée dans son territoire. Si deux chasseurs armés y ont été interpellés, l’enquête n’a pas pu identifier les responsables avec certitude, malgré une prime d’un montant total de 30 000 euros proposée par des associations et un entrepreneur pour les retrouver.

Le retour des premières meutes durablement installées en Belgique n’est pas une vague probabilité. C’est une certitude. Singulièrement en Wallonie, où les surfaces boisées (environ 550 000 hectares) couvrent un tiers du territoire. Une vingtaine de sites seraient propices à l’installation d’une meute. Si cette reconquête ne s’annonce pas dangereuse pour l’homme, elle peut poser d’autres problèmes, notamment en cas d’attaques envers des troupeaux. En France, le statut protégé du loup est de plus en plus critiqué par des éleveurs, qui perdent parfois des dizaines d’animaux en une journée dans ces circonstances.  » Le loup est un animal hyperintelligent et opportuniste, souligne Violaine Fichefet. Il faut donc lui compliquer la tâche, avec des mesures de protection suffisamment dissuasives pour qu’il dépense plus d’énergie à attraper un mouton qu’un gibier. « 

L’âne, le chien ou la clôture

Depuis novembre 2017, le loup fait partie de la liste des espèces protégées dont les dommages causés peuvent être indemnisés par les pouvoirs publics en Wallonie. La mesure ne s’adresse qu’aux exploitants agricoles. Chez nous, la première attaque de loup contre un troupeau est survenue en 2016, à Samrée, dans la commune de La-Roche-en-Ardenne.  » A l’époque, les résultats de l’analyse ADN n’étaient pas suffisamment précis pour certifier qu’il s’agissait d’un loup, commente l’éleveur concerné, Stijn Vandyck. Cela ne s’est confirmé que deux ans plus tard, quand le Réseau loup a constaté que l’empreinte génétique était identique à celle du loup des Hautes-Fagnes. Mais comme l’attaque a eu lieu avant 2017, je n’ai pas pu être indemnisé.  » Au cours des semaines suivantes, c’est à un âne et un chien qu’est revenue la mission de dissuasion, d’autant qu’il n’est pas toujours possible d’installer de coûteuses clôtures électriques autour de prairies isolées. A cet égard, les éleveurs peuvent toutefois compter sur l’aide de la Wolf Fencing Team Belgium, un réseau de bénévoles créé en 2019 par le WWF, Natuurpunt et Natagora.

De son côté, la Wallonie finalise la préparation d’un  » plan loup  » dont les mesures seront présentées fin janvier ou début février par la ministre de la Nature et de la Forêt, Céline Tellier (Ecolo). Celui-ci vise à améliorer la cohabitation entre les éleveurs, les chasseurs et les futurs loups, en s’inspirant du modèle français.  » La ministre a reçu un état des lieux scientifique très complet de l’administration wallonne début décembre, indique son cabinet. Ce document fait le point sur les connaissances scientifiques sur le loup, son habitat, sa dispersion actuelle, la convenance de l’habitat wallon pour cette espèce, son niveau de protection… Les mesures qui y sont également proposées nécessitent une analyse budgétée avec un plan de mise en oeuvre à proposer par la ministre. Une fois les mesures politiques identifiées, elles seront soumises à consultation auprès du secteur afin de s’assurer de leur pertinence et de leur acceptation, notamment par les éleveurs. »

Craintif ou audacieux, discret ou joueur…  » Chaque loup a son propre caractère « , conclut Violaine Fichefet. Mais il n’est en aucun cas une menace pour l’être humain. Dans les mots ou les yeux de ceux qui l’ont croisé, le souvenir de cette rencontre fortuite n’évoque d’ailleurs ni la peur, ni même l’appréhension. Plutôt une forme de fierté, ou l’honneur d’avoir vécu un moment figé dans le temps, aussi furtif qu’inoubliable.

(1) Pour signaler tout indice de la présence éventuelle du loup (témoignage, photo, carcasse…), contactez le Réseau loup wallon, tél. : 081 62 64 20.

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