Joseph Junker

Sortie du nucléaire : la valse des indécis

Joseph Junker Ingénieur civil et cadre dans une société privée

Je me rappelle, comme si c’était hier, de la première fois que j’ai pris conscience de l’infaisabilité du calendrier de sortie du nucléaire.

Au cours du énième épisode, quiproquo et coup de théâtre du drame en XVII actes du nucléaire belge, le gouvernement belge en affaires de courant venait de décider de prolonger Tihange I et de fermer subséquemment Doel I et II, histoire de ne pas trop vexer le partenaire SP.A désireux d’éviter de se faire tailler des croupières par son concurrent GROEN!. Nous étions en 2013. Quelques semaines auparavant, une étude (1) commandée par le secrétaire d’état à l’énergie Melchior Wathelet à sa propre administration mentionnait on ne peut plus clairement dans ses conclusions les risques de sécurité d’approvisionnement qu’entraînerait une fermeture même partielle de ces centrales à court terme. Le gouvernement passa outre, et ce n’est que plus tard qu’on prit conscience des risques et de l’échappée belle qui fût la nôtre.

Me demandant à quel moment aurait lieu le prochain acte du psychodrame, je m’enquis donc de ce fameux calendrier de fermeture pour m’en rendre compte par moi-même. L’ayant trouvé, je ne pus m’empêcher de le copier et de l’envoyer à mes collègues ingénieurs. Aucun commentaire n’était nécessaire. Fermer 6000 MW en trois ans de 2022 à 2025 (50% de notre capacité) alors qu’en fermer 1000 MW s’avérait déjà presque insurmontable en 2013, compenser une telle puissance alors qu’aucune indication ne permettait de supposer que l’investissement dans de nouvelles centrales pourrait renouer à moyen terme avec la rentabilité, supposer que l’état allait engloutir des milliards dans de nouvelles centrales alors que la poussive reprise économique ne montrait toujours pas le bout de son nez, imaginer les entités fédérées parvenir à se mettre à table pour s’accorder sur le sujet avec les sous qu’il faut pour résoudre ce problème… les ingénieurs aiment la science-fiction, mais ils ne croient pas aux contes de fées.

Ne croyez pas que je sois en train de faire quelque plaidoyer conservateur en faveur d’un monde énergétique révolu. Le secteur de la production d’électricité vit une transformation passionnante. Depuis le début de ma carrière en 2007, que de chemin n’a-t’il pas parcouru ! J’ai eu l’occasion de travailler pour des entreprises de production d’électricité renouvelable, de cogénération, de production conventionnelle, participer à des projets d’économies d’énergie dans l’industrie et même pour l’industrie nucléaire. Pas une de ces entreprises qui ne soit profondément affectée dans son mode de fonctionnement par ces mutations, et pas une qui ne soit forcée de se tourner résolument vers l’avenir en faisant face au changement. Entre le modèle allemand et son passionnant changement, le modèle français, sa remarquable efficacité et stabilité, une libéralisation critiquable, mais qui a apporté une indéniable ouverture, les défis environnementaux colossaux à relever, que pourrait rêver de plus un jeune ingénieur, comme tous les jeunes un peu idéalistes et comme tous les ingénieurs aspirant à faire surgir par la technologie un monde nouveau ?

Mais lorsque David Clarinval déclare qu’il sera nécessaire de prolonger les centrales nucléaires après 2025, ce qu’il écrit n’est plus vraiment une opinion, c’est pratiquement de l’ordre du fait. Qui n’est d’ailleurs même pas contesté par des spécialistes du secteur parmi les plus ardents partisans d’une transition énergétique.

Il se passera beaucoup de choses en dix ans. Mais il y a encore plus de choses qui ne se passeront pas, surtout en Belgique. Au vu de la conjoncture actuelle du marché, l’investissement privé dans de nouvelles centrales ne sera pas rentable sans soutien public avant au mieux plusieurs années. Il faut dans le meilleur des cas 3 ans pour faire aboutir un projet de centrale TGV ou charbon neuve. Autant les énergies vertes font de remarquables progrès, autant elles ne seront pas capables de compenser complètement leur intermittence d’ici 2022, c’est-à-dire dans 6 ans. L’investissement public dans de nouvelles capacités est au point mort – probablement jusqu’à la fin de la législature – et le dernier appel d’offre en la matière s’est distingué tant pas son choix en dépit du bon sens pour la libre concurrence au dépens de la sécurité d’approvisionnement (2) que par l’échec retentissant sur lequel il a débouché. Quant à imaginer un mécanisme de capacité supporté par le marché, cela semble difficilement réalisable, mais aussi socialement difficilement défendable à l’heure où les prix à la consommation crèvent le plafond. A côté de cela, la plupart des pays nucléarisés prolongent leurs centrales non pas pour 10 ans, mais pour 20 ans, sans que cela ne pose de problèmes de sûreté nucléaire. Les pays ayant recours à l’énergie nucléaire produisent significativement moins de CO2 que les autres (la France près de 10 fois moins que la très verte Allemagne) et pour nettement moins d’argent. Dans un contexte où l’argent manque, où l’accord de Paris nous rappelle que le CO2 reste l’ennemi n°1, mais aussi où nous avons toutes les raisons de croire qu’il n’y aura pas d’autre choix à moyen terme, le plus vert des spécialistes doit bien admettre – hors de tout jugement de valeur sur ces choix – que la politique présente et passée porte déjà en germe la prochaine prolongation.

Il faudra bien un jour que la Belgique adopte une politique énergétique digne de ce nom et anticipant un minimum sur les évènements

Par exemple, en choisissant une vraie prolongation nucléaire (20 ans pour toutes les centrales) et un plan ambitieux (avec les moyens qui vont avec) pour « l’après », quelle que soit sa direction. La France fait le choix clair du nucléaire, dont elle occupe toujours le leadership en prolongeant ses centrales et en développant le (trop) coûteux EPR. Les USA ont développé le gaz de schiste et réussi à briser la courbe ascendante du pétrole. Lorsque l’Allemagne a fait le choix de la transition énergétique, elle avait encore 15 à 20 ans de nucléaire sous le coude, n’a pas hésité à mettre les moyens sur la table ni à construire des centrales de substitution, quitte à produire temporairement plus de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, elle est devenue un des leaders de ces énergies nouvelles. Trois choix qui tous présentent d’énormes désavantages. Trois choix qui sont tous trois hautement critiquables. Trois options sur lesquelles chacun – moi compris- peut et doit avoir un avis tranché. Mais des choix néanmoins, une direction et des pays qui avancent, pour le meilleur et pour le pire.

Mais que fait la Belgique ? Que font nos hommes politiques ? Comme d’habitude pour les sujets qui fâchent, prendre la décision la plus à court terme, la moins chère possible et surtout qui heurte un minimum d’électeurs. L’opposition s’oppose (être à la fois contre le nucléaire, le CO2, le charbon et le prix élevé de l’électricité, quel délice !), les verts fourbissent déjà leurs tirades offusquées et s’apprêtent à hurler au meurtre sur Tchernobyl en Hesbaye et Fukushima op den Schelde, le MR par la voix de son président Olivier Chastel tance Clarinval (pour une fois qu’un député connaît son dossier) et continue à ménager la chèvre et le chou en prolongeant le moins possible et jurant ses grands dieux que bien sûr, c’est la dernière fois. Et les régions ? Elles sont bien trop contentes que la patate chaude reste au fédéral sans moyens réels de la traiter (à quand d’ailleurs une re-fédéralisation homogène de ces compétences ?). Puis le sujet s’enterrera plus ou moins longtemps, tout le monde fera semblant de croire que l’atome va s’arrêter et on continuera à compter sur des hivers cléments. Après tout, dix ans, c’est deux législatures. Une éternité en politique.

Qui parmi nous d’ailleurs se rappelle encore des partis qui ont voté la (1ère) sortie du nucléaire ?

(1) Rapport sur les moyens de production d’électricité 2012-2017, FOD Economie juin 2012

(2) L’appel d’offre avait été en effet écrit de manière à exclure plus ou moins subtilement les acteurs dominants du marché au profit de la libéralisation du marché, et excluait les centrales existantes pourtant sur le point d’être fermées. Résultat des courses : non content de donner lieu à des propositions exotiques, l’appel d’offres fut recalé par l’Union Européenne

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