« Sans révolution, ce sera la chute de l’Empire romain »

Considéré comme un gourou de l’économie sur Internet, il avait prédit, dès 2004, avec une précision étonnante, la crise des subprimes. Ce fils d’un haut fonctionnaire belge socialiste (tendance chrétienne) a été trader dans une banque française, avant de s’installer aux Etats-Unis, en 1998, où il est devenu expert dans la validation des modèles financiers. Ayant quitté le monde bancaire, il vit aujourd’hui en Bretagne. Ami de Jacques Attali, il est également reçu à l’Elysée. Depuis quatre ans, son blog (1) fait mouche et connaît un succès retentissant : cet anthropologue parvient même à en vivre grâce aux contributions des internautes. Dans son dernier ouvrage (2), il prédit la fin du capitalisme, remettant en question des dogmes qui perdurent depuis plus d’un siècle. Forcément et nécessairement dérangeant.

Le Vif/L’Express : Rassurez-nous. Les Bourses vont remonter ? La croissance va repartir ?

Paul Jorion : Vous avez le mot pour rire ! Non, non, c’est plutôt mal barré… Même les prévisions du FMI sont mauvaises pour cette année et pour 2012. Et cela risque d’être encore revu à la baisse, car l’Europe et les Etats-Unis entrent en récession. Ils y sont déjà, en réalité. Tout cela aura des répercussions jusqu’en Chine qui a besoin de ces deux partenaires commerciaux pour ses exportations. Je ne vois vraiment pas d’issue immédiate. Ce qui se passe aujourd’hui était tellement prévisible depuis deux ans.

Jusqu’où peut aller la récession, selon vous ?

Nous sommes en bonne voie pour la dépression. Normalement, une récession dure six mois, puis l’économie remonte dans des proportions semblables à sa dégringolade. Le problème, ici, est qu’on a assisté à un tout petit sursaut, mais globalement, depuis 2009, on est resté dans le fond… Comme il n’y a pas eu de véritable rebond, on risque de retomber plus bas.

Ce mouvement vers le bas se renforce-t-il avec la dette croissante des Etats ?

Les dettes publiques existent depuis le milieu des années 1970. Le phénomène n’est pas nouveau. La différence, aujourd’hui, est que les Etats portent à bout de bras le secteur financier. Et ça les plombe. Avec la récession, les rentrées fiscales diminuent. Ils n’ont plus de marge de man£uvre.

Il faut donc durcir la discipline budgétaire, comme on s’y attelle en Europe ?

Il faudrait d’abord changer le système de mesure. Car mesurer la dette en fonction du PIB, soit le potentiel économique d’un pays, c’est un artefact. Historiquement, en 1944, les pays qui avaient connu une économie de guerre n’avaient plus les moyens d’évaluer leurs rentrées fiscales. Les Etats ont alors décidé de ne plus mesurer leurs dépenses par rapport à leurs rentrées, mais par rapport à leur PIB. C’était provisoire. Cela aurait dû durer cinq ans tout au plus. Mais on a maintenu le système, par habitude, sans même plus savoir aujourd’hui pourquoi on l’a imaginé. Désormais, l’Allemagne va l’inscrire – c’est la fameuse règle d’or – dans sa Constitution et obliger les autres membres de l’Eurogroupe à la suivre. C’est du délire ! On ne peut mesurer ses dépenses que par rapport à ses rentrées, comme les ménages le font.

Certains économistes prônent de faire tourner la machine à billets pour résorber la dette des Etats. Une bonne chose ?

Seuls les Etats-Unis peuvent se le permettre, parce que le dollar est toujours une monnaie de référence et de réserve. Il y a une demande sur les marchés internationaux. Mais actuellement, l’économie américaine ne représente plus que 25 % de l’économie mondiale, alors qu’elle en représentait 70 % après la guerre. Imprimer des dollars n’a donc plus vraiment de sens. Cela pourrait, à terme, se retourner contre les Etats-Unis.

Il n’y a pas d’issue au déclin américain ?

Avec un président comme Barack Obama, je ne vois pas comment les Etats-Unis peuvent s’en sortir. Il est incapable de prendre des mesures courageuses. C’est vrai que, maintenant, il doit faire face à une opposition très dure, majoritaire au Congrès. Ce n’était pas le cas au début de son mandat. Mais il était de toute façon le candidat de Wall Street : il a d’ailleurs nommé une équipe recrutée à Wall Street. Non, c’est un nouveau Roosevelt qu’il faut aux Américains. L’ancien président avait présenté son New Deal en 1933, dès son entrée en fonction.

Taxer les riches comme Obama veut le faire avec la loi Buffet, du nom du milliardaire qui a lui-même demandé à être davantage taxé, est-ce une bonne chose ?

Cela fera rentrer un peu d’argent, mais ce ne sera pas suffisant. Le vrai problème est celui de la concentration des richesses. En 2008, on a atteint le sommet de 1929 : un tiers des richesses appartenant à 1 % de la population mondiale ! On voit donc qu’il y a un rapport entre la concentration des richesses et les crises. Dans les années 1930, Roosevelt a normalisé les choses en taxant les riches jusqu’à 95 %. Ce n’est pas de cela qu’on parle aujourd’hui. Il ne suffit pas de taxer les revenus du capital, il faut taxer le capital lui-même. Mais les politiques n’osent pas. Que font-ils ? Ils écrivent une tribune libre dans le Wall Street Journal pour dire qu’il faut agir, comme l’ont fait Nicolas Sarkozy et Gordon Brown en 2008. Quand des chefs d’Etat en sont réduits à écrire des articles de journaux pour lutter contre la spéculation, c’est qu’ils ont perdu tout pouvoir…

L’Europe ne va pas bien, non plus. L’euro vit-il ses derniers jours ?

On peut encore le sauver, si on introduit une bonne dose de fédéralisme au sein de l’Union européenne. Mais les choses ont été faites à l’envers. Mon père, qui était haut fonctionnaire en Belgique et a été associé à la construction européenne, le disait souvent à l’époque : « On est en train de constituer uniquement l’Europe des marchands. » Il avait malheureusement raison. Le traité de Maastricht en a été la confirmation. On a toujours prétendu que le reste viendrait par après. Mais cela ne s’est jamais passé. Et, aujourd’hui, on est obligé de faire avancer le fédéralisme à marche forcée, en quelques semaines, alors qu’on a eu cinquante ans pour le faire.

Face à la crise, vous évoquez l’idée d’une Constitution de l’économie. C’est-à-dire ?

Parce que, dans le contexte actuel, un chef d’entreprise qui veut devenir vertueux perd automatiquement son business. Il faut donc imaginer un système qui ne pénalise pas les comportements vertueux, mais les encourage. Le meilleur moyen me semble être une Constitution mondiale qui édicterait des principes très généraux qui auraient des conséquences en cascade qui finissent par atteindre le particulier. Un peu comme les droits de l’Homme. Ce n’est pas nouveau. Saint-Just l’avait imaginé pendant la Révolution française.

N’est-ce pas illusoire dans le monde de 2011 ?

Il faut qu’il y ait un tournant. Sans révolution, ce sera la chute de l’Empire romain… Si ce tournant a lieu, on connaîtra un autre type de société, comme on est passé d’une société féodale à une société de type industriel. Souvenez-vous : qu’est-ce qui a permis à la France de véritablement sortir de l’Ancien régime ? C’est le code Napoléon, une Constitution qui a vu le jour après la Révolution et qui nous sert toujours de repère.

Dans votre dernier ouvrage, vous annoncez la fin du capitalisme. Le capitalisme n’a-t-il pas la capacité de se réinventer ?

Ce n’est plus vrai, car le néolibéralisme a tué le capitalisme. Auparavant, et depuis Bismarck, le système capitalisme était viable, car il maintenait un niveau de satisfaction suffisant au sein de la classe ouvrière, empêchant ainsi toute velléité révolutionnaire. Mais le courant ultralibéral a considéré que le système capitaliste était tellement parfait qu’il ne fallait même pas se concilier les prolétaires, c’est-à-dire aujourd’hui les salariés, qu’ils étaient acquis à la chose et qu’on pouvait supprimer l’Etat providence. Ce fut une grave erreur de calcul. Les ultralibéraux sont en train de précipiter la fin du capitalisme. Voyez le Tea-party aux Etats-Unis…

Quelle différence avec 1929 ? Les Etats étaient aussi endettés, le chômage élevé…

Aujourd’hui, la crise économique et financière vient s’ajouter à une crise écologique. Nos ressources énergétiques classiques sont épuisées. En 1929, le processus de colonisation n’était pas terminé : les grandes puissances pouvaient encore se servir en Afrique. Et puis, surtout, nous en sommes arrivés à un tel degré de complexité dans nos interactions que l’ homo economicus – cet être rationnel qui sait maximiser sa satisfaction en utilisant au mieux ses ressources et en anticipant les événements du monde qui l’entoure – ne sait plus gérer ces interactions. Il est dépassé. Il ne peut plus prévoir le résultat qu’il va obtenir ni la manière d’y arriver. La complexité des produits financiers est, à ce titre, édifiante…

Karl Marx avait donc raison ?

A l’époque, la pensée économique développée par Adam Smith, Richard Cantillon, François Quesnay ou David Ricardo pointait les faiblesses du système capitaliste et sa possible disparition à terme. Mais, pour Marx, la fin du capitalisme tenait davantage du programme que du constat. C’est ce qui a d’ailleurs poussé le lobby financier à trouver et à « sponsoriser » des économistes qui disaient le contraire, comme Léon Walras, Carl Menger ou W. Stanley Jevons. Cette dernière branche a culminé dans les années 1950 au sein de l’éclatante école de Chicago, dont les moyens alloués étaient considérables. En fait, Marx a tué la science économique en disant qu’il fallait faire la révolution. Pendant cent quarante ans, un seul discours idéologique a dominé : celui qui était produit par le monde financier et qui consistait à répéter que le système capitaliste est immortel. Aujourd’hui, même le Wall Street Journal reconnaît que Marx avait raison.

Quelle est l’alternative au capitalisme, alors que le communisme est déjà mort ?

Difficile à dire. Je suis anthropologue, je pose des constats. Je suis un facilitateur de réflexion. Je ne suis pas un politique. Je n’ai pas de programme. Cela dit, on peut avancer quelques pistes : un ordre monétaire international, une autre manière de redistribuer la richesse créée, une autre relation entre le travail, qui se raréfie, et le revenu… Encore faut-il imaginer comment agencer tous ces blocs. Je pense aussi qu’il faut revenir vers un monde moins complexe. Un exemple : les actions d’une société, qui témoignent de la bonne santé de celle-ci, doivent-elles être cotées en Bourse à l’échelle de la microseconde ? On sait que la santé d’une entreprise évolue à un rythme trimestriel. Pourquoi ne pas coter ces sociétés une fois par semaine, un peu comme on le fait pour les émissions d’obligations ? Permettre de le faire à la micro- seconde, c’est permettre aux parieurs de gagner de l’argent facile en mettant ces sociétés en danger. Vous savez, la spéculation était interdite en Europe, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il suffirait de ressusciter les textes législatifs d’alors…

Certains vous traitent de communiste parce que vous prédisez la fin du capitalisme. Qu’en pensez-vous ?

A ma connaissance, une seule personne a eu cette réaction, c’est le journaliste français Eric Le Boucher ( NDLR : du magazine Enjeux-Les Echos). Je ne pense pas être le seul à avoir un intérêt pour la pensée de Marx… Mais, pour tout vous dire, j’ai davantage d’ennuis avec les marxistes eux-mêmes qui considèrent que mes critiques à propos de certains points du marxisme, concernant par exemple la formation des prix, sont sacrilèges. Mais on a affaire là à une école doctrinaire. La pensée marxiste a d’ailleurs peu évolué, parce que les marxistes l’ont le plus souvent figée.

Votre blog fait toujours partie du top des blogs économiques. Vous en vivez toujours ?

Oui, oui. Les contributions des internautes tournent toujours autour de 2 000 euros par mois. Pour le reste, les livres que j’écris font partie d’un genre dont les ventes ne sont pas celles des best-sellers. Et je ne suis pas salarié. Aucune université n’a voulu de moi depuis mon retour des Etats-Unis. Je pense que mes propos dérangent le monde académique, mais les choses peuvent évoluer !

(1) www.pauljorion.com (2) Le Capitalisme à l’agonie, Ed Fayard.

ENTRETIEN : THIERRY DENOËL

Paul Jorion EN 6 DATES 22 juillet 1946 Naît à Ixelles. 1973 Licencié en anthropologie à l’ULB, il étudie la vie sur l’île de Houat, au large du Morbihan. 1989 Participe aux travaux du laboratoire d’intelligence artificielle de British Telecom. De 1998 à 2007 Travaille dans le milieu bancaire américain. 2007 Trouve enfin un éditeur français (La Découverte) pour son livre Vers la fin du capitalisme américain qui annonce la crise des subprimes. 2011 Publie Le Capital à l’agonie chez Fayard.

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