Sam Touzani © Debby Termonia

Sam Touzani : coeur battant

Le Vif

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Sam Touzani, homme-orchestre.

Humoriste, comédien, metteur en scène, animateur télé, deux fois champion d’Europe de breakdance, directeur de compagnies (théâtre et comédies musicales), Sam Touzani n’est plus un artiste : c’est un orchestre philarmonique, un opéra à lui tout seul !

Issu d’une famille molenbeekoise de cinq enfants, ce fils de réfugiés politiques marocains découvre le théâtre à 12 ans et « ressent » immédiatement qu’il sera artiste. C’est grâce à une bourse qu’il intègre l’Insas quelques années plus tard. Connu pour ses one-man-show, Sam Touzani est également réputé être citoyen engagé. Pourfendeur du fondamentalisme religieux (surtout musulman), il est le porte-drapeau d’une laïcité qu’il aimerait voir régner en Belgique, et partout ailleurs. Liberté, égalité, citoyenneté (et sexualité) sont ses muses à lui et c’est à l’envi qu’il les décline depuis quinze ans, dans presque toutes ses créations. Pour l’heure, rendez-vous chez lui, un samedi après-midi.

L’homme est impatient et reçoit dans son appartement où la chaleur de son accueil tranche un peu avec l’ascétisme des lieux. Sous quelques tableaux colorés (réalisés par ses amis artistes dont il vous vante les qualités), on prend place face à de petites statuettes ethniques disposées devant les oeuvres complètes de Camus, Zweig et Cioran. Enthousiaste et ultrasouriant, Sam Touzani confie, ému, s’être relevé au milieu de la nuit pour « mieux raconter » ses oeuvres d’art préférées.

Le silence du Cri

Deux cafés et une boîte de biscuits plus tard, nous pouvons commencer. Par le début. Le Cri, de Munch, qu’il a découvert enfant en chipant un livre dans la bibliothèque d’une de ses soeurs.  » Je suis le dernier garçon d’une famille nombreuse. Mes parents étaient analphabètes et ce sont mes soeurs qui m’ont initié à la lecture et, surtout, qui m’ont véritablement élevé. Oui, c’est grâce à elles que j’ai pu grandir et devenir un homme responsable, qui revendique un rapport de totale égalité avec les femmes. Enfant, je faisais tout comme mes soeurs : le ménage, le repassage, le nettoyage… Une vraie petite nana », rit-il.

« Plus tard, réattaque Sam Touzani, c’est encore grâce à mes soeurs que j’ai pu faire de la danse classique. En cachette de mes parents et de la famille, elles me conduisaient au cours, c’était le paradis. Donc, chez moi, « le féminin sacré », ça résonne ! Ma première émotion artistique, c’est ce tableau de Munch qui était représenté sur la couverture du Horla de Maupassant. Il m’a tout de suite fasciné tant il symbolisait mes angoisses existentielles d’enfant : la peur, le noir, le vide, le sang… Et le personnage, cette sorte de fantôme, c’était moi. Un « moi » effrayé qui avait envie de se boucher les oreilles face au cri des horreurs du monde. »

Notre hôte avale une gorgée de café et reprend un biscuit. « Je partais vite, en termes d’imaginaire… » Il lève les yeux au ciel et mime la scène. « C’est bien simple : tout m’effrayait ! Sensible, moi ? enchaîne-t-il, main sur le coeur. Tu rigoles ou quoi ? Je suis le plus grand sensible que tu puisses trouver. Les événements m’atteignent tellement que j’ai parfois des difficultés à vivre avec moi-même. Je passe d’ailleurs ma vie à mettre les choses « à distance » tant je me sens impliqué dans tout ce qui se passe. C’est sans doute pour ça que l’art et la culture sont si importants, ils me permettent de mettre les choses à distance… »

L’art, c’est donc essentiel ? « Pour moi, qui suis un passionné et un compulsif, l’art me sauve. Il m’empêche de sombrer en moi-même en faisant sortir ma colère, en faisant exploser ma rage. Même si avec le temps, « je me soigne », je reconnais qu’à chaque nouveau « trauma », que ce soit les attentats, une séparation amoureuse, un deuil ou un échec, c’est toujours ce tableau que je vois. Car si on le regarde bien, le personnage ne crie pas, il est bouche bée. Il a les yeux grands ouverts, il voit tout et refuse les atrocités. Mais il en reste tellement effrayé qu’il n’a plus la capacité d’émettre un cri. Personnellement, aujourd’hui, ma plus grosse angoisse serait de perdre la vie. Je ne suis sans doute pas original en disant cela mais je pense que si je crée, si je parle autant et que j’échange tout le temps, c’est pour exprimer mes pulsions de vie et ma peur de la mort. » Sam Touzani révèle alors avoir fait des années d’analyse pour en arriver là.

Vade retro, Satana

Second choix : La Tentation de saint Antoine, de Salvador Dali. « Ce tableau, je le connaissais par une carte postale qui me servait à retenir ma page dans mes lectures. J’avais 16 ans et grâce à Dali, je découvre l’onirique, le psychanalytique, la Bible et la nudité. Mais cette Tentation, c’est finalement le fameux « Vade retro, Satana » : un refus total de la luxure et des plaisirs. Comme Daech aujourd’hui. » Sam Touzani s’envole sur la situation du monde et repart dans ses combats. Même si l’homme et l’artiste sont difficilement dissociables de leurs engagements, nous lui rappelons gentiment que le sujet, aujourd’hui, c’est lui. Il sourit en baissant les yeux vers son tableau.

La Tentation de saint Antoine, de Salvador Dali.
La Tentation de saint Antoine, de Salvador Dali.© DR

« Jusqu’à mon adolescence, j’étais perclus d’angoisses, je faisais énormément de cauchemars. Et subitement, vers 16 ans, j’ai arrêté d’avoir peur. Par la suite, j’ai identifié ce jour comme celui où j’avais arrêté de croire en Dieu. » Pas de drame ou de crise existentielle à l’origine de la perte de sa foi mais plutôt une réflexion suscitée par le « marketing fort des chrétiens ».  » Oui, c’est grâce à ces histoires de trinité et de virginité de Marie que je me suis rendu compte que, là, c’était tout de même un peu gros à avaler », confie-t-il, l’oeil amusé. « Mais au-delà de la beauté du « pinceau », la thématique de ce tableau m’interpelle : « faire renoncer aux plaisirs » ! Suggérer, comme Dali le fait, qu’un petit bout de croix puisse vaincre ce cheval ultrapuissant qui tire avec lui tous les plaisirs, c’est n’importe quoi ! Moi, je n’y crois pas. On sent bien que le saint Antoine ne va pas tenir face à cette vitalité, à cette force, face à un désir que rien ne peut arrêter. C’est inéluctable, et ça, Dali l’avait bien compris. En réalité, il transgresse le fait religieux, il le désacralise sans toutefois aller jusqu’à la vulgarité. Je l’adore pour ça ! Quand on regarde attentivement les éléments du tableau, nous apercevons que le dernier éléphant porte sur son dos un phallus géant ! Ça fait écho à un de mes spectacles, Allah superstar, dans lequel je comparais les minarets à des sexes tendus vers le ciel, des sexes qui ne connaîtront jamais le plaisir. Je ne pense pas qu’il faille mesurer les plaisirs pour mieux les apprécier. Au contraire, c’est dans la démesure que le plaisir réside et vouloir le contrôler, c’est encore retomber dans un certain dolorisme, très judéo-chrétien. »

Sam Touzani combat les interdits et a le chic pour se faire quelques ennemis. C’est la mine discrète qu’il rappelle avoir rencontré quelques « mauvais frères » à la sortie de ses spectacles. « Je n’aime pas en parler, pour ne pas faire le lit de l’extrême droite ou des nationalistes. Mais c’est vrai, j’ai déjà trouvé vingt mecs qui m’attendaient pour me casser la gueule. Les menaces et les insultes, je ne les compte plus… Mais ce n’est rien en comparaison de ce que d’autres subissent tous les jours, comme mon amie Zineb El Rhazoui ». Journaliste à Charlie Hebdo, en congé lors des attentats, elle vit aujourd’hui sous très haute protection policière.

Le couple, cette histoire belge

Il découvre sa troisième oeuvre : Le Baiser, de Klimt.  » Après une rupture douloureuse, ce « baiser » me mettait hors de moi. Je disais : « Mais c’est cette beauté-là que je voulais ! C’était cet amour-là qu’on m’avait promis ! » J’étais fou de colère, je dégueulais mes mots, je hurlais mes larmes… C’était moche mais j’en avais besoin. C’est l’avantage des pleurs : contrairement aux rires, on peut pleurer éternellement. » Plus touchant qu’amusant, Sam Touzani « sketche » les cris, les larmes et le désespoir d’un homme abandonné. « Puis, pour m’en sortir, j’ai décidé d’écrire l’histoire d’un couple, que je ne pensais pas être le mien. Tu parles : C’est ici que le jour se lève, c’était moi ! (NDLR : entremêlant la danse et le théâtre, ce spectacle propose des instantanés de la vie de couple pour en révéler son extrême fragilité.) »

Le Baiser, de Klimt.
Le Baiser, de Klimt.© DR

Nous revenons au Baiser et sur ce que cette oeuvre évoque chez lui, hors la rupture. « Avec ce tableau, Klimt divinise l’amour, il le représente en 24 carats avec des poussières de diamant et nous fait « voyeurs » de cet amour idéal. Ce couple, agenouillé sur un tapis de fleurs, c’est l’Eden ou le Paradis, c’est l’amour idéalisé avant le péché originel. Si différents et libres à la base, ces êtres vont pourtant fusionner et se mélanger dans un amour pur et sacré. Evidemment, pour moi, qui étais toujours dans la fusion, ça me parle ! Même si la fusion c’est magnifique, je me rends compte maintenant que ce n’est pas vivable… Une relation inconditionnelle du type « c’est toi que je veux, tout le temps », c’est un enfer pour l’autre. Aujourd’hui, j’en ai fini avec ça, même si je m’autorise encore des moments de fusion. Je l’avoue, j’en ai besoin. Heureusement, à 47 ans, on est moins « chien fougueux » qu’avant. »

Mais pas moins torrent ! Le comédien ne s’arrête plus. « Finalement, je crois beaucoup à l’amour mais peu au couple. « Faire un couple », c’est avoir une vision belge de la vie : c’est faire des compromis. Et le risque des compromis, c’est la compromission. L’intelligence, c’est de trouver un juste milieu où les deux libertés individuelles restent ce qu’elles sont mais trouvent un point d’intersection pour se rejoindre. »

Un peu chamboulé après avoir raconté l’histoire d’amour de ses parents et la mort de son père, Sam Touzani se lève et file refaire du café. Est-ce parce qu’il venait d’une famille où la liberté n’était aussi aisée qu’il en reste aujourd’hui si épris ? « Tu sais, je n’avais pas conscience que j’étais marocain. L’identité ne m’avait pas questionné jusqu’au jour où une école (célèbre à Bruxelles) a refusé de nous inscrire, mes soeurs et moi. Pour eux, nous n’avions pas les mêmes valeurs. C’était une claque pour moi qui avais toujours été belge dans la rue et marocain à la maison. Je me suis alors posé beaucoup de questions et très vite, j’ai choisi d’être « universaliste »… C’est un peu ce que je dis dans mes spectacles : « A l’identité, je préfère la citoyenneté. » C’est ça qui compte. Certains diront « oui mais, là, c’est l’artiste qui parle », c’est faux : on est tout ce qu’on est et en tant qu’artiste, nous avons une responsabilité éthique énorme. »

Son amoureuse va arriver. Il est l’heure de nous quitter. Pour tout ce qui n’a pas été abordé ici, allez voir ses spectacles. Vous y retrouverez un Sam Touzani tout entier.

PAR MARINA LAURENT

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