Mathilde se prépare minutieusement pour réaliser la 4e césarienne de sa journée. © Gaëlle Henkens

Qui parle encore aux éleveurs ?

Catherine Joie

Les vétérinaires ruraux sont légitimement exténués, mais ils encaissent sans trop broncher. Parce qu’en face, les éleveurs bovins – leurs clients et parfois leurs amis – sont dans une galère plus grande encore. Les vétos les comprennent et essaient, quand c’est possible, de les conseiller. Le risque est que cette relation ambivalente se détériore, par excès de pression sur les épaules de chacun.

Entendre sonner son téléphone, quand on est vétérinaire rural, revient à se mettre en mouvement – si seulement on s’était immobilisé. Quelle que soit l’heure : remonter en voiture, rouler, se garer devant une étable, saluer un éleveur, discuter en s’approchant d’une vache, puis généralement, lui ouvrir le ventre à la verticale, une fente de 30 centimètres, et en sortir un veau. Des césariennes sur Blanc bleu belge, Charles Joly en fait environ mille par an. Soit mille appels presque identiques :  » J’en ai une… Tu peux être là dans combien de temps ?  » Il y a ensuite toutes les autres sollicitations – médicaments, rendez-vous, urgences, conseils… Donc, ça sonne. C’est parfois pénible, mais c’est ainsi. C’est le job.

Question de facilité, Mathilde Draye a opté pour une oreillette. Elle répond à ses clients tout en recousant le flanc gauche d’une génisse ou d’une vache. Lorsqu’elle est première de garde, au front devant ses quatre collègues, elle complète son planning mental au fil des appels.  » OK, je serai là dans une heure.  » Il lui arrive de passer trois à quatre fois par jour dans certaines fermes, sur un total de 70 clients répartis autour de Houffalize (Mabompré). Une cliente :  » Après la famille proche, ce sont Mathilde et ses collègues qu’on voit le plus.  »

Plusieurs casquettes

Qui d’autre dialogue autant avec les familles de naisseurs- éleveurs, en viandeux ou en laitier, en Wallonie ? Enfiler un bodywarmer et des bottes doublées en néoprène, suer sous une cape de plastique à usage unique pour soigner ou faire naître ces animaux, on le sait : il n’y a forcément que les vétérinaires pour le faire. Mais avant ou après cela, écouter, discuter, se raconter la vie, échanger, comprendre, négocier, conseiller… Les vétérinaires portent aussi toutes ces casquettes.

Ils comprennent le quotidien des éleveurs, puisqu’ils s’y inscrivent. Ils font tellement de chapelles par jour qu’ils séparent facilement les fermes bien gérées des élevages où plus personne ne veut mettre les pieds. Ils suivent de près la recherche de stabilité financière des éleveurs, secouée par les questionnements d’une société en quête de solutions climatiques, de bien-être animal et d’alimentation bon marché. Un exemple parmi tant d’autres, extrait d’une rencontre avec une cliente de Mathilde Draye :  » Récemment, un petit veau avait franchement mauvaise mine. Médicalement, on avait fait ce qu’on pouvait. Soit on le laissait à l’étable, et ça n’allait pas s’améliorer, soit on le mettait dehors pour qu’il ait de l’herbe fraîche et que ça passe – éventuellement. Mais la prairie est à côté de la route et on connaît le risque : les passants vont le voir tout frêle et vont se dire qu’on s’occupe mal de nos bêtes, que c’est de la maltraitance. Comment leur expliquer qu’on le met dehors pour essayer de le sauver ?  »

A ce jeu d’équilibriste, entre santé, finances et éthique, Mathilde Draye, comme d’autres praticiens rencontrés, ne milite pas spécialement pour l’acharnement médical. C’est l’humain – par ailleurs le client – et la comptabilité de l’exploitation qui l’emportent, après une éventuelle discussion (et encore) sur les frais vétérinaires, les frais alimentaires et l’estimation du prix de vente du bovin (adulte, génisse ou taurillon). La logique qui prime aujourd’hui en Wallonie dans le milieu des naisseurs-éleveurs laisse peu de place aux expérimentations médicales. Pour reprendre le cas d’un veau : intervenir sur un jeune Blanc bleu belge (BBB), mâle ou femelle, peut valoir le coup, puisque un éleveur en tire aujourd’hui entre 750 à 850 euros. Intervenir sur un veau mâle Holstein (race laitière) ? Nettement moins, voire pas du tout : le prix de vente ne dépasse pas 50 euros. Quant aux veaux de race mixte, disons les croisements BBB et Holstein, c’est plus mitigé. Dès qu’il y a du muscle, soit de la viande, le prix devient plus intéressant. Ou reste dérisoire, question de point de vue.

19 h 15, un éleveur au bout du fil, Benoît se presse de terminer son souper. Après sa journée de travail, il enchaîne sa garde de nuit.
19 h 15, un éleveur au bout du fil, Benoît se presse de terminer son souper. Après sa journée de travail, il enchaîne sa garde de nuit.© Gaëlle Henkens

La valeur de l’animal, jeune ou adulte, se ressent pleinement au momentum de la césarienne puisque celle-ci a la particularité de rebattre éventuellement toutes les cartes : la vie du veau, la vie de la vache, et la confiance de l’éleveur envers son vétérinaire.  » Pourtant, c’est un acte a priori assez simple. Tu ouvres la vache, le veau est forcément là, il n’y a pas de surprise. Bah quoi ? C’est vrai ! Il ne peut pas être ailleurs « , pointe Charles Joly, sans banaliser l’acte chirurgical pour autant, qui nécessite de la précision et de l’efficacité.  » Mais une fois que vous avez acquis la technique, sauf complication, vous savez faire une césarienne. Pourtant, c’est là-dessus que les éleveurs nous jugent au départ.  »

Si les césariennes sont ratées, on cesse de vous appeler. Si c’est au milieu de la nuit, on vous réveille. Si c’est la fin de l’hiver, on fait constamment le point :  » Combien en reste-t-il ? Cette semaine, combien de prévues ?  » S’il y en a beaucoup, on blague pour demander une réduction sur la facture vétérinaire. Si ça traîne, on blague à nouveau pour demander cette fois la gratuité.  » Parce qu’un veau qui se lève et tète avant la fin de l’opération, c’est une césarienne offerte « , entend-on souvent.

Le temps moyen de l’intervention : quarante-cinq minutes. Le prix moyen glané auprès de vétérinaires actifs au sud de Ciney : 110 euros brut, déplacement et matériel chirurgical compris. Soit 30 euros net, estime Charles Joly. Pareil pour Mathilde Draye, qui ne se plaint pas de sa situation financière, même si elle essuie comme la majorité de ses confrères et consoeurs des retards de paiement (six mois facile) et des factures à jamais impayées. Malgré cela, elle refuse d’envisager un tarif de nuit :  » C’est la faute de personne si la vache vêle le jour ou la nuit.  »

Apprendre à anticiper

Eh bien, oui et non. La césarienne, nombril de l’univers du Blanc bleu, est devenue un acte tellement technique et automatisé qu’elle peut, en fait, être anticipée. La gestion de cette anticipation est l’un des points de friction entre vétérinaires et éleveurs. Les premiers aimeraient que les seconds planifient les césariennes, comme en médecine humaine. Opérer à 18 heures plutôt qu’à 3 heures du matin, c’est un monde de différence pour le confort de vie – y compris celui des éleveurs. Certains s’adaptent, d’autres… gardent leurs habitudes.

 » Faire évoluer les pratiques, trouver des solutions aux problèmes, investiguer, aider les éleveurs à relever la tête… C’est pourtant ça notre métier « , insiste Benoît Evrard. Sous-entendu : bien plus que l’inévitable césarienne. Vétérinaire rural depuis vingt ans dans la région de Sprimont (Theux), il s’est spécialisé dans le soin de pieds de bovins. Plus à l’ouest, du côté de Philippeville (Villers-le- Gambon), Charles Joly a également opté pour le parage, mais aussi pour la reproduction bovine. Son entreprise ReproGen propose de la maintenance de reproduction, inséminations, prélèvements et congélation de sperme de taureaux, collecte et transferts d’embryons.

Benoît Evrard et Charles Joly partagent le même objectif : pousser une pratique vétérinaire préventive, plutôt que curative.  » Mais c’est compliqué, reconnaît Charles Joly. Pour parler d’un problème avec un éleveur, il faut le faire quand le problème est relativement proche. Le mois d’août est extrêmement calme, par exemple, ce serait l’occasion de donner des conseils sur les veaux. Sauf qu’à ce moment-là, il n’y en a pas à l’étable, ou à peine, donc l’éleveur me répond que tout va bien. Forcément ! Deux veaux, c’est facile à gérer. La difficulté, c’est quand il y en aura deux qui naissent chaque jour. Mais à ce moment-là, ils ne voudront pas de conseils, ils n’auront pas le temps pour cela, donc on n’y fera que de l’urgence.  » Sachant que tous les élevages wallons seront alors dans le même cas, tous les vétérinaires ruraux se (re)mettront à courir dans tous les sens, à la même période.

Charles prépare le matériel nécessaire pour réaliser une césarienne. Malgré la taille des troupeaux, la relation à l'animal reste primordiale.
Charles prépare le matériel nécessaire pour réaliser une césarienne. Malgré la taille des troupeaux, la relation à l’animal reste primordiale.© Gaëlle Henkens

Concours d’hématomes

Ce rythme de vie infernal, surtout en février et mars, la santé l’encaisse très rapidement. Benoît Evrard, 46 ans, jongle entre du yoga, de l’autohypnose et de l’ostéopathie pour atténuer les séquelles d’une fatigue accumulée depuis plusieurs années et d’un grave accident de voiture. Une nuit de garde, il s’est endormi au volant. Son extrême fatigue provenait d’un autre accident grave, survenu deux jours plus tôt : renversé et piétiné par un taureau. Mathilde Draye, 26 ans, s’est fait shootée par une vache de 600 kg en pleine césarienne. Elle raconte presque hilare qu’elle a évité de peu l’hémorragie, mais qu’elle a remporté un concours d’hématome avec un ami vétérinaire (le sien recouvrait toute sa cuisse, bingo). Elle a évidemment repris le boulot dans les 48 heures – en étant prudente, rassure-t-elle.  » Je ne pouvais pas forcer mes collègues à trop enchaîner les jours de boulot. J’avais mes gardes, je les ai faites, c’est comme ça.  »

Les vétérinaires ruraux n’ont donc pas l’occasion de se reposer pour se remettre complètement de leurs blessures. Ils sont coincés dans un engrenage, dont ils parlent peu ou avec légèreté, ce qui n’aide évidemment pas les personnes extérieures à se représenter leurs douleurs. En ont-ils seulement conscience ? C’est à se demander si le duo éleveur-véto n’a pas volontairement débranché le radar de la fatigue, pour ne plus la déceler, tout simplement. Il leur arrive d’en parler, comme cette soirée de garde (encore) où Mathilde Draye, en pleine migraine, confie à un éleveur qu’elle rêve de deux choses en cet instant précis. Un lit et un aspirine. Lui :  » On ne dirait pas, tu n’as pas mauvaise mine.  » Elle :  » Je parviens à masquer.  » Elle insiste :  » On masque.  » Il ajoute :  » On trinque.  »

 » Eleveur et vétérinaire sont effectivement dans le même bateau « , vous répondra Benoît Evrard.  » Et nous sommes les deux seuls à être au contact avec les animaux et les étables.  » Un client de Charles Joly, 30 ans, vous dira le contraire :  » Les vétos ont le choix, nous pas.  » Lever le pied, se déplacer librement, changer de job… Possible pour les uns, presque impensable pour les autres. Enfin, un vétérinaire qui opère en ce moment un tournant professionnel, après six ans de  » rurale  » en province de Namur, vous dira simplement qu’il s’est mis à annoncer la nouvelle, en commençant doucement par ses clients les plus proches, devenus des amis. Et ?  » C’est dur.  »

Qui parle encore aux éleveurs ?

La démarche journalistique

Cet article n’est pas l’aboutissement d’une enquête ; c’en est l’ouverture. Sur la base de cette première publication, la journaliste Catherine Joie vous propose d’entamer une conversation sur l’élevage en Wallonie, puis sur l’agroalimentaire en Belgique et ailleurs. Vétérinaires, éleveurs, agricultrices, productrices, consommateurs, militants… Quiconque souhaite contribuer à ce travail journalistique, et se situe à l’intersection entre agriculture, consommation, environnement, santé et économie, est cordialement invité à prendre contact (bonjour@catherinejoie.be ou réseaux sociaux).

Catherine Joie est journaliste indépendante, basée à Bruxelles mais originaire de Gembloux. Elle expérimente une approche plus collaborative du journalisme. Gaëlle Henkens, photojournaliste indépendante, est spécialisée en reportage de temps long. Elles forment un binôme depuis plusieurs années.

Leur travail sur les vétérinaires ruraux et l’élevage bovin est financé par le Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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